J’étais intrigué par deux questions. D’une part, pourquoi s’intéresse-t-on en France d’une manière si intense à la lutte contre ces organisations ? L’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, avec des niveaux supérieurs de pratiques, ne s’inquiètent pas autant que l’Hexagone. En sciences sociales, on appelle cela une « panique morale »(1). D’autre part, concernant les frontières du consentement, pourquoi décide-t-on que quelqu’un n’est pas en pleine possession de ses moyens et lui dénie-t-on la capacité de vouloir ce qu’il est en train de réaliser ? Je me posais déjà la question sur des sujets comme la pornographie et la prostitution, sans les étudier, mais les sectes me sont apparues comme l’illustration typique de ce questionnement.
Les années 1970, c’est la naissance de la lutte contre les sectes, avec des politiques publiques extrêmement fortes à l’endroit de ces groupes. Des associations de proches se créent alors pour attirer l’attention sur ce sujet. Et à la suite de leur travail, la définition du terme va changer. Jusqu’alors, une secte est un groupe schismatique qui s’écarte d’une religion sur un point de doctrine. Au XVIe siècle, par exemple, les catholiques ont considéré les protestants comme une secte. C’est ce que j’appelle une définition « théologique ». Mais, au cours de la décennie 1970, une nouvelle définition est importée des Etats-Unis par les associations de proches. Le champ religieux ne leur convenait pas. Ce qu’elles voulaient dénoncer, c’était que ces groupes leur enlevaient leurs enfants. La secte devient dès lors le lieu de la manipulation mentale. Cette définition « psychologique » s’est véritablement imposée au début des années 1980, le terme continuant à évoluer. Depuis une dizaine d’années, les rapports de la Miviludes [mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires] qualifient de sectaires non plus des groupes avec des allures de communautés, mais aussi des individus auxquels on reproche de produire des « dérives sectaires ». Nous sommes très loin de la notion de « scission » ou de « schisme religieux ».
L’intensité de la lutte menée contre elles n’a pas d’égal ailleurs dans le monde. Des moyens importants sont investis, avec une mission interministérielle qui possède des cellules de vigilance dans chaque département et organise de la formation pour les enseignants, les magistrats, les éducateurs, les soignants… Cela n’existe qu’en France. Jusqu’à présent, les chercheurs s’accordaient à dire que notre conception de la laïcité expliquait cette différence, la France n’aimant pas ses minorités religieuses. Pourtant, lorsqu’on étudie la liste des sectes, on voit que certains groupes se qualifient de religieux et d’autres, non. On y trouve ainsi une communauté agrarienne dans le sud du pays, un groupe commercial de vente pyramidale, des groupes paramilitaires, des thérapeutes alternatifs… L’explication par la laïcité ne tient pas. J’ai donc cherché au niveau de l’Etat ce qui avait bien pu produire une telle situation.
Il y a, bien sûr, des circonstances contingentes. Au milieu des années 1990, le massacre de l’Ordre du temple solaire s’est produit au lendemain de la remise d’un rapport parlementaire sur la question des sectes. Ce texte n’avait pas de lien avec l’actualité. Il émanait d’une cinquantaine de députés socialistes – alors dans une opposition très contrainte – qui s’ennuyaient et avaient décidé de se pencher sur cette question. Quand l’affaire a éclaté, elle a rencontré cette offre d’expertise qui venait d’élaborer des recommandations. Très rapidement, des mesures ont été prises, en particulier la création d’une structure interministérielle. Mais cela ne suffit pas à expliquer que les politiques publiques se soient ensuite largement déployées sur cette question. Il existait déjà un terrain favorable en raison de la conception française de l’Etat. Ce que l’on considère comme sectes, ce sont des groupes qui transgressent des normes très fortes : par exemple, dans la santé, le refus de transfusion au risque de la mort ; dans l’éducation, la déscolarisation ; dans la vie communautaire, la promotion d’une autorité alternative à l’Etat… Les sectes transgressent les normes de bonnes pratiques de soi – comme les a nommées Foucault – défendues par l’Etat. Il faut donc penser la question des sectes par rapport à ce qui est autorisé ou non dans une société donnée.
Ce n’est pas à moi de le dire. Le nombre de personnes concernées n’est peut-être pas si important qu’on l’entend parfois. Dans les années 1970, lorsque Moon avait des adeptes en France, la police n’avait pas listé plus de 350 personnes concernées, avec un turn-over très fort. Mais il existe un phénomène d’amplification qui sert tout le monde : les associations, qui peuvent ainsi justifier leur rôle, et les sectes, qui peuvent se prévaloir d’une implantation. De même, l’existence d’un secteur associatif et de dispositifs de lutte, dont c’est le métier de travailler sur les sectes, entretient la présence du sujet dans l’actualité. Aujourd’hui, il est inimaginable de supprimer le dispositif existant. Cela provoquerait une véritable levée de boucliers. En 2007, par exemple, Nicolas Sarkozy avait envoyé un ballon d’essai via sa conseillère Emmanuelle Mignon. Celle-ci avait lâché en off à un journaliste que les sectes étaient un non-problème… C’était sans doute trop tôt, car l’affaire a fait la une des médias pendant quarante-huit heures. Les associations et les administrations concernées se sont mobilisées pour organiser une bronca. Résultat, la mission interministérielle, dont les moyens diminuaient régulièrement, s’est vue confirmée publiquement dans son rôle et ses moyens ont été stabilisés. Quand on instaure un dispositif de surveillance, il est fort probable qu’il perdure longtemps, et même qu’il se développe. Imaginez qu’un autre massacre survienne… Aucun politique ne voudrait en assumer la responsabilité.
La Miviludes a été largement sollicitée par les programmes de déradicalisation initiés ces dernières années. Dans leur documentation et leur discours, ces programmes reprennent des schèmes concernant la manipulation mentale. Les associations de lutte contre les sectes ont également transmis leurs savoir-faire en la matière. On retrouve les mêmes descriptions de jeunes gens apparemment normaux qui changent brusquement de comportement pour tomber sous l’emprise d’un leader. Quand je lisais les articles sur les attaquants du Bataclan, je ne pouvais m’empêcher de penser aux descriptions des moonistes dans les années 1970-1980. Mais reprendre ce schème de l’emprise évite de se poser la question de la véritable motivation des ces personnes. On se prive de comprendre les processus en se contentant d’une explication assez frustre. Le deuxième parallèle que je dresse, c’est comment, en quelques semaines, un événement peut changer radicalement une position politique. En 2010, François Hollande était absolument opposé à la déchéance de nationalité envisagée par Nicolas Sarkozy, alors président. Après les attentats de 2015, la déflagration a été telle qu’elle l’a amené à se prononcer en faveur de cette mesure. Après l’annonce, il n’était plus possible à François Hollande de reculer malgré les critiques. Et il s’en est fallu de peu que cette mesure ne soit adoptée. Enfin, le troisième parallèle réside dans le fait que les dispositifs créés pour l’occasion développent une vie propre, qu’ils s’installent et se développent. Une fois qu’un véhicule législatif est voté, il est assez facile de l’investir et de l’amender au fil du temps.
Propos recueillis par Sandra Mignot
Sociologue au CNRS (université de Strasbourg, laboratoire SAGE), Etienne Ollion enseigne dans différentes universités françaises et étrangères. Il publie Raison d’Etat, histoire de la lutte contre les sectes en France (éd. La Découverte, à paraître le 8 juin).
(1) Ce concept d’origine nord-américaine (« moral panic ») désigne une réaction disproportionnée de certains groupes face à des pratiques souvent minoritaires, jugées « déviantes » ou dangereuses pour la société.