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Le casse-tête des « incasables »

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Aide sociale à l’enfance, protection judiciaire de la jeunesse, Education nationale et psychiatrie infanto-juvénile remplissent leur mission auprès de la majorité de leur public. Mais certains enfants et adolescents les mettent en difficulté. Plutôt que de rejeter la faute sur les intéressés, vite qualifiés d’« incasables », des professionnels s’interrogent sur leur part de responsabilité dans ces échecs de prise en charge. Et sur les moyens d’y remédier.

Le diagnostic n’est pas nouveau : pour se construire dans de bonnes conditions, les enfants et adolescents doivent se voir proposer des modes d’accompagnement sécurisants et cohérents. L’aide sociale à l’enfance (ASE) et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ont acté la nécessité de veiller à cette sécurisation des parcours. Mais « au-delà de l’injonction à l’“organisation réussie de la continuité” » – comme le formule une note d’orientation de la direction de la PJJ(1) –, « on observe de fortes tensions entre la visée et ses déclinaisons concrètes », analyse Pierrine Robin, maître de conférences en sciences de l’éducation et spécialiste des trajectoires des jeunes en protection de l’enfance(2).

« Nous bouger comme des pions, c’est dégueulasse de faire ça ! », déclare une toute nouvelle majeure, retraçant avec précision son itinéraire erratique à l’ASE et dans le champ psychiatrique(3). Une situation singulière ? Bien sûr, mais loin d’être unique. C’est là « un discours assez lucide sur la réalité des prises en charge », atteste Sophia Boudine, psychologue à l’ASE du XIXe arrondissement de Paris. Des situations complexes, voire « extraordinaires », de mineurs qui ont vécu de multiples déplacements dans les structures de l’ASE et de la PJJ, le sociologue David Grand en a analysé une vingtaine(4). Il dénonce une kyrielle de ruptures, qui s’accompagnent d’une déscolarisation massive des jeunes, et montrent que « les mineurs ne sont pas tant acteurs qu’objets des institutions ». Pour le chercheur, cette forte discontinuité s’apparente à de la maltraitance.

Certaines structures de la protection de l’enfance vont exclure des adolescents car ils passent à l’acte en leur sein, alors que le passage à l’acte est spécifiquement leur symptôme, pointe Sandra Fischer, psychologue clinicienne et intervenante en supervision d’équipes du champ social et médico-social. « On est là avec des jeunes qui souffrent d’expériences d’attachement très “insécures”, qui sont intolérants à la frustration et qui ont un effort considérable à faire pour réguler et contrôler leurs émotions. On sait que c’est un problème pour eux et que la manifestation de ce problème est le passage à l’acte – renverser la table, avoir une altercation très virulente avec un autre jeune ou un éducateur, casser une porte, voire frapper un professionnel. Face à ce genre de comportement, il y a malheureusement des établissements qui disent : « On n’en veut plus. » Du coup, on rompt le contrat avec ces jeunes-là. » Et on les voit errer de service d’hébergement en service d’hébergement : à chaque fois, ils se font exclure pour les motifs mêmes qui avaient conduit à leur admission.

Des professionnels de la relation mal reliés

Patrick Alecian, pédopsychiatre, coordonnateur clinique de la maison de l’adolescent du Val-de-Marne, invite à « se demander par quoi les professionnels – et les parents – sont rattrapés, quand ils sont en difficulté de relation avec un enfant ou un adolescent, pour en arriver à dire : “Là, ça suffit, tu dégages.” »(5). Cette attitude ne traduirait pas une simple « répétition des agirs » en miroir avec les « histoires psychiques invraisemblables et catastrophiques de ces enfants et de ces adolescents ». Du côté des institutions, des professionnels et des adultes, le spécialiste épingle quelque chose qui les conduit à se séparer violemment des intéressés. « Comme si un certain idéal, qui avait poussé à devenir professionnel, conduisait forcément à des déceptions du fait même de l’idéalisation. Il y a alors une blessure si profonde de l’idéalisation de l’éducateur » que ce dernier va « cliver et expulser, projeter le mauvais objet à l’extérieur ». On « vire » le jeune et, souvent, on ne veut même plus travailler avec lui. Les institutions tendent à se retirer d’une situation quand elles ont passé le relais et c’est aux autres, en particulier à la psychiatrie, de prendre la suite. Avant, peut-être, des dispositifs plus contraints : la plupart des jeunes suivis par la PJJ l’ont été, précédemment, par l’ASE.

Manque de temps pour échanger, différences de logiques faisant obstacle à la communication : les professionnels de la relation d’aide semblent bien mal reliés entre eux. Immergée pendant deux ans et demi dans l’équipe soignante en pédopsychiatrie d’un hôpital de jour de Paris, Amélie Turlais, chercheure en sciences de l’éducation, a étudié de près le fonctionnement du couple soins-protection de l’enfance. Le service hospitalier concerné accueille, en dehors du temps scolaire, des enfants de 4 à 14 ans qui cumulent les difficultés (sociales, psychologiques, familiales) et ont tous du mal à être élèves (troubles du langage et des apprentissages, problèmes d’adaptation scolaire, rejet de l’enfant par l’école). L’un des objectifs de l’intervention est justement d’éviter que ces jeunes soient exclus du système scolaire classique. Pour y parvenir, soignants et services de protection de l’enfance ont besoin de travailler conjointement, mais ils sont loin d’avoir toujours la même approche pour comprendre la situation et les besoins de l’enfant et de sa famille. Qui plus est, le rôle que les équipes soignantes donnent aux services éducatifs est souvent limité : elles attendent surtout qu’ils concrétisent leurs préconisations et se révèlent peu enclines à transmettre des informations pouvant permettre aux acteurs de la protection de l’enfance de mieux déterminer les mesures à mettre en place.

Principe de réalité

Le partage du savoir acquis par les soignants lors d’une relation privilégiée avec l’enfant n’est pas forcément « compris comme permettant une meilleure prise en charge globale [de ce dernier], mais comme pouvant compromettre le bien-fondé de la prise en charge thérapeutique », explique Amélie Turlais. Plus généralement, les soignants et les équipes éducatives ne s’accordent pas sur la qualité de la réponse de chacun aux demandes et aux attentes des autres. « Chaque acteur ne reconnaît pas nécessairement l’intervention de l’autre comme profitable à l’enfant », résume la chercheure. Par exemple, les intervenants psys vont insister sur l’importance de séparer des enfants de leur mère, mais en les confiant à un lieu d’accueil proche de l’hôpital pour ne pas interrompre les soins.

Le service d’action éducative en milieu ouvert (AEMO), qui doit organiser le placement, semble adhérer à ce discours, mais il est confronté au principe de réalité : les places en foyer, surtout pour des enfants qui présentent des troubles du comportement, sont très difficiles à trouver. Or, ce point de vue n’est pas reconnu comme un argument par les soignants, constate Amélie Turlais.

Essayer de faire s’entendre les deux discours, telle est la mission de l’équipe mobile de pédopsychiatrie du Pôle Paris Centre-Est, qui travaille en partenariat avec l’ASE sur la totalité du territoire parisien(6). Créée en 2012 – et encore très mal connue –, cette unité pluridisciplinaire comprend deux pédopsychiatres, une psychologue, une éducatrice spécialisée et une infirmière – toutes à temps partiel. « Nous nous situons à l’interface des deux institutions, la psychiatrie et l’ASE, et nous répondons aux demandes de chacune d’elles », explique Anne Bolze, psychiatre responsable de l’équipe. En ce qui concerne les appels en provenance de la psychiatrie, il s’agit surtout de problèmes de sorties ou d’entrées à l’hôpital. Par exemple, l’hôpital peut juger que le séjour d’un jeune n’est médicalement plus justifié, mais n’arrive pas à faire sortir l’intéressé, car l’ASE estime qu’il n’a pas non plus sa place dans un foyer. « L’ASE est très préoccupée par la question de savoir où l’enfant va dormir, alors que pour l’hôpital – qui l’a parfois gardé un an –, le temps est circonscrit par le besoin de soins », commente la pédopsychiatre.

Intervention d’un tiers

Symétriquement, quand, étant intervenue à la demande d’un foyer, l’équipe mobile obtient enfin un lit en pédopsychiatrie – ce qui à Paris est une denrée rare –, il arrive à l’hôpital de l’appeler : « Oui, le jeune est bien hospitalisé depuis ce matin, mais si personne ne vient signer les papiers, il sortira en fin de journée. » Pour éviter ce genre d’impasse, « nous nous efforçons d’anticiper et d’être le plus tôt possible dans les situations », déclare Anne Bolze. Du côté de l’ASE, les demandes sont majoritairement d’aide à la réflexion. On « patauge » avec ce jeune, ou bien on pense qu’il n’y a plus pour lui que l’hospitalisation, car cet adolescent est dans une conduite d’échappement et de mise en danger – ce qui, la plupart du temps, signifie que l’adolescent ne veut justement pas être hospitalisé, traduit la spécialiste.

Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de repositionner les choses un peu différemment et de réfléchir avec les services éducatifs pour qu’il y ait le moins de ruptures possible. L’objectif est que les professionnels de l’ASE « nous sollicitent avant d’exclure un jeune », poursuit Armelle Galin, psychologue de l’équipe mobile. « Les jeunes sont dans les agirs, les équipes éducatives ont tendance à réagir. Nous, nous intervenons comme tiers, nous allons essayer de faire en sorte qu’on puisse penser un projet pour et avec ces adolescents, qui sont souvent déscolarisés et sans liens avec leurs pairs, parce qu’ils passent à l’acte, très vite aussi, dans leurs relations aux autres. Et on se rend compte que soutenir les professionnels, cela a des effets sur le jeune, cela apporte d’autres représentations sur lui. Soigner le jeune, c’est aussi prendre soin de ceux qui sont autour de lui », ajoute-t-elle.

L’unité de pédopsychiatrie propose aussi son aide aux référents de l’ASE pour accompagner les jeunes dans le suivi d’une prise en charge thérapeutique. « Si le référent estime que le jeune a besoin de soins, il faut absolument qu’il soutienne cette demande, qu’il revoie l’adolescent qui ne se présente plus au CMP [centre médico-psychologique], qu’il en discute avec lui », souligne Anne Bolze. Cela constitue une surcharge de travail pour les éducateurs. C’est pourquoi l’équipe de pédopsychiatrie peut être amenée à se substituer à eux. « C’est compliqué, toutefois, de se retrouver porteur de la demande pour le jeune, mais c’est une pente vers laquelle on glisse, car ces adolescents font et vivent des ruptures qui empêchent de les investir dans la durée. Aussi nous est-il arrivé d’épauler des jeunes pendant deux à trois ans, parce que nous étions pour eux le seul fil conducteur. »

Interventions de binômes mixtes

Les adolescents confiés à la PJJ d’Ile-de-France ont aussi un fil conducteur auquel ils peuvent s’arrimer. C’est l’Equipe des transitions adolescentes et de prévention des exclusions (ETAPE) qui le leur tend. Opérationnel depuis septembre 2016, ce dispositif a été coconstruit par le département de psychiatrie de l’Institut mutualiste Montsouris (Paris), l’agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France et la PJJ d’Ile-de-France – Outremer. Il succède au dispositif expert régional pour adolescents difficiles (Derpad), qui avait été créé il y a vingt ans à l’initiative de Philippe Jeammet, professeur de psychiatrie(7). Composée d’éducateurs de la PJJ, de psychologues et de psychiatres, ETAPE intervient en binômes mixtes – un éducateur et un psy –, qui répondent à l’appel du référent d’un jeune qui se sent débordé. « Ce référent est toujours présent avec nous quand on rencontre l’adolescent, nous nous situons “avec” et non “à la place de” », précise Patrick Larose, directeur éducatif d’ETAPE. « Le travail interinstitutionnel – santé-éducatif – et le regard d’un tiers sont essentiels pour que nos interventions restent opérantes et bien traitantes », estime Jean-Christophe Maccotta, directeur médical du dispositif.

Le principe est d’accompagner, « en renfort et en possibilité d’espace de pensée », les équipes épuisées par des situations qui leur échappent, et de faire un travail de réflexion avec les adolescents sur leur trajectoire pour leur permettre de se la réapproprier, explique le psychiatre : « Reprendre l’histoire avec ce que le sujet en perçoit, les bons moments notamment, afin qu’elle prenne corps et chair – ce que les autres intervenants n’ont pas le temps de faire. » Le temps, c’est justement le luxe d’ETAPE. A la différence des référents PJJ dont l’intervention s’arrête au terme d’un mandat, celle du dispositif peut aller au-delà. « Nous ne sommes pas mandatés par un magistrat – ni aucune autre instance – et nous n’avons pas de date butoir de fin d’accompagnement », note Patrick Larose. De fait, la mission d’ETAPE est précisément d’insérer de la continuité dans le parcours des jeunes, et il convient de rester présent à leurs côtés lors des moments décisifs de transition, notamment celui du passage à la majorité. Jusque-là entourés de 36 éducateurs, les majeurs se retrouvent d’un coup quasi seuls. Pas trop proche d’eux, mais pas très loin non plus, ETAPE pourra, par exemple, contribuer à faire le tuilage entre deux structures d’hébergement ou s’assurer du suivi d’une obligation de soins lors d’une sortie de détention. « Jusqu’à la construction de sa vie d’adulte, on propose au jeune une enveloppe souple, qui pourra lui donner une représentation de la continuité des différentes institutions éducatives et soignantes », déclare Jean-Christophe Maccotta.

Le besoin de sécurité

Quels sont les besoins fondamentaux d’un enfant pour grandir et se développer ? L’expérience et l’exploration du monde ; un cadre, des règles et des limites ; l’estime et la valorisation de soi ; et le besoin d’identité, ont répondu les 15 spécialistes de différents champs disciplinaires réunis autour de Marie-Paule Martin-Blachais dans le cadre de la démarche de consensus qui a travaillé sur ce sujet(1). Mais si ces besoins universels doivent être satisfaits pour permettre à un enfant de se construire dans toutes ses potentialités, leur accomplissement est conditionné à un autre besoin particulier, dit « méta-besoin » : celui de sécurité. « Tout enfant a besoin pour grandir, “s’individuer” et s’ouvrir au monde, d’une base de sécurité interne suffisante pour explorer et acquérir des habiletés […] favorables à son autonomie et à sa socialisation », soulignent les experts dans leur rapport. C’est à l’aune de la réponse à ce besoin de sécurité physique et affective que doivent être évalués tous les contextes de vie de l’enfant – dans sa famille, dans son accompagnement au décours d’une mesure de protection, comme dans les lieux de suppléance de prise en charge.

Se réparer d’abord soi-même

On n’est pas dans la relation d’aide par hasard. « Les professionnels eux-mêmes sont avec des styles d’attachement de type “insécure”, sinon ils n’auraient pas fait ce métier, souligne Sandra Fischer, psychologue clinicienne, formatrice et intervenante en supervision d’équipes. C’est intéressant, parce que cela nous permet d’avoir une sensibilité particulière et de comprendre ce qui se passe pour les jeunes qu’on accompagne. Cela confère inévitablement un niveau d’empathie important. Mais pour réparer les autres, il faut d’abord se réparer soi-même. Si moi, en tant que professionnelle, j’ai des expériences trop “insécures” que je n’arrive pas à dépasser, au pire je ne ferai pas de mal, mais je n’aiderai pas. On ne peut pas emmener les autres là où nous ne sommes pas nous-mêmes allés. En revanche, à partir du moment où nous sommes suffisamment clairs avec notre façon d’être au monde et d’être en lien, cela veut dire que nous avons appris des choses, des techniques. Du coup, on va pouvoir les apprendre aux jeunes, on en est les meilleurs témoins. » Dans ses formations en systémie pour des professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse – psychologues, éducateurs, assistants de service social –, c’est ce discours que tient Sandra Fischer : « Assumons d’où nous venons, ce que nous faisons, et nous conduirons ces gamins et ces familles au maximum de là où ils pourront aller. Dans le temps qui nous est imparti, bien sûr. »

Notes

(1) Note d’orientation du 30 septembre 2014 sur l’« organisation réussie de la continuité des parcours des jeunes confiés ».

(2) Voir « Le parcours de vie, un concept polysémique ? », par Pierrine Robin, dans Les cahiers dynamiques n° 67, 2016.

(3) Lors du 4e colloque d’éthique organisé les 30 et 31 mars à Paris par le dispositif ETAPE, l’Institut mutualiste Montsouris, la direction interrégionale de la PJJ Ile-de-France-Outremer, l’agence régionale de santé Ile-de-France et la faculté de médecine Paris-Descartes. Renseignements : infos@etape.info.

(4) Dans une étude sur « L’ordre éducatif recomposé », réalisée sous la direction de Catherine Lenzi et de Bernard Pény pour la mission de recherche « Droit et Justice ». Voir ASH n° 2950 du 4-03-16, p. 20.

(5) Voir « L’infanticide symbolique contemporain », par Patrick Alecian, dans VST n° 133, 1er trimestre 2017.

(6) Courriel : equipe-mobile75i01@hopitaux – st-maurice.fr.

(7) Voir ASH n° 2127 du 9-07-99.

(1) « Les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance », rapport remis par Marie-Paule Martin-Blachais à Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, février 2017. Disponible sur le site de la Documentation française. Voir ASH n° 3000 du 03-03-17, p. 7.

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