« Peser dans le débat public en refusant les caricatures » et permettre d’« identifier les domaines où il est urgent d’agir ». Tels sont les objectifs de l’Observatoire des inégalités, qui a rendu publique, le 30 mai, la nouvelle édition de son Rapport sur les inégalités en France(1), deux ans après un premier état des lieux, publié en juin 2015. Dressé grâce à une multitude de données actualisées, à des analyses et des éclairages statistiques, le tableau « ne pousse pas à l’optimisme », écrivent en introduction Anne Brunner et Louis Maurin, qui ont coordonné l’ouvrage. « Au-delà des situations les plus critiques d’exclusion de l’emploi ou de pauvreté, les inégalités s’accroissent dans de nombreux domaines, en particulier en ce qui concerne les revenus ».
Entre le refus de certains de considérer le creusement des écarts et les analyses tronquées – « le modèle d’un Etat social à la française, s’il n’a rien de “providence”, n’est pas à l’agonie » –, ils appellent à clarifier le débat et définissent l’enjeu qui s’impose à la nouvelle majorité présidentielle. Pour réduire le décalage entre les discours sur la réduction des inégalités et les actes, soulignent-ils, « il n’existe que deux solutions », distinctes sur le plan idéologique. Soit assumer une société de « juste compétition » qui promeut « le règne de l’égalité des chances », où il « ne suffirait plus aux pouvoirs publics que de vérifier que les conditions de la concurrence “pure et parfaite” (comme disent les économistes) soient effectivement réunies et les privilèges abolis ». Soit « mettre en œuvre de véritables politiques de lutte contre les inégalités, en cohérence avec notre devise républicaine, l’égalité tout court, pour une société plus équitable, mais dont le fonctionnement serait fondé sur d’autres valeurs que la seule compétition. Cela impose de réfléchir aux transformations de fond à apporter à notre modèle pour l’améliorer, de l’école au monde professionnel, en passant par la fiscalité, la santé, le logement, etc. »
En comparaison avec le début des années 1970, les inégalités de revenus ont baissé. Mais « depuis une vingtaine d’années, changement de cap : les inégalités repartent à la hausse », sous l’effet de l’augmentation des niveaux de vie des plus riches et, depuis une dizaine d’années, de la diminution de ceux des plus pauvres, explique l’observatoire. « Le jugement que l’on peut porter sur les inégalités de revenus dépend de l’échelle de temps et de l’instrument de mesure que l’on utilise », précise-t-il. Certes, selon l’outil le plus souvent utilisé – le rapport « interdécile » (entre le niveau de vie minimal des 10 % les plus riches et le niveau de vie maximal des 10 % les plus pauvres) –, la diminution des écarts a été continue jusqu’aux années 1980, avant de remonter légèrement et, à partir des années 1990, de stagner – avec néanmoins un léger pic en 2011. Mais d’après l’indice de Gini, qui tient compte de l’ensemble des revenus, des plus faibles aux plus élevés, les inégalités ont diminué jusqu’en 1990 avant de remonter en dents de scie – dont la dernière, de 2014 à 2015, correspond à une légère progression.
Par ailleurs, le rapport montre que, depuis près de 15 ans, le niveau de vie moyen des 10 % les plus pauvres (à ne pas confondre avec le rapport « interdécile ») oscille mais diminue inexorablement : entre 2003 et 2014, il a baissé d’une trentaine d’euros par mois, compte tenu de la hausse des prix. L’évolution du niveau de vie moyen des 10 % les plus aisés est en revanche marquée par une progression quasi ininterrompue entre 2003 et 2011, malgré la récession de 2008-2009. « Au cours de cette période, le niveau de vie moyen mensuel des 10 % les plus riches a augmenté de 686 €. Entre 2011 et 2013, il a diminué très nettement, sous l’effet notamment des hausses d’impôts : moins 430 € en deux ans. Pourtant, sur l’ensemble de la période, le gain reste quand même de 272 € mensuels. » Et, en 2014, « le niveau de vie des plus pauvres est reparti à la baisse et celui des plus riches à la hausse », note le rapport, qui précise que l’observatoire « est le seul à publier des séries recalculées qui tiennent compte des changements de méthode de l’INSEE ».
Le modèle social français amortissant les chocs, « il ne s’agit pas d’un effondrement des niveaux de vie en bas de l’échelle, mais d’un affaiblissement des plus pauvres », analysent les auteurs. Une inversion de tendance qui constitue « un changement structurel majeur ». En 2013, le dixième des ménages les plus riches a absorbé plus du quart (27,3 %) des revenus, presque dix fois plus que le dixième des plus pauvres (2,9 %), annonce encore le rapport, qui mesure également les écarts selon l’âge, le pays d’origine, le sexe et les catégories socio-professionnelles.
Autre donnée : la France a enregistré 1 million de pauvres de plus en dix ans (entre 2004 et 2014), ce qui porte leur nombre à 5 millions en tenant compte du seuil de pauvreté à 50 % du niveau de vie médian, à 8,8 millions selon le seuil à 60 %. Dans le premier cas, le taux de pauvreté est de 8,1 %. Dans le second, il est de 14,1 %. L’observatoire relève que, « depuis 2012, le taux et le nombre de pauvres stagnent, selon l’INSEE. Paradoxalement, cette stagnation résulte principalement de l’extension de la crise aux couches moyennes, qui ont vu leur niveau de vie baisser », puisque le seuil de pauvreté est calculé en fonction du niveau de vie médian, qui a diminué en 2012. « La reprise de l’activité économique est tout juste perceptible depuis la fin 2015, mais la situation des catégories les moins favorisées est très loin de s’améliorer », ajoute le rapport. Entre juin 2015 et juin 2016, le nombre d’allocataires du revenu de solidarité active (RSA) a diminué de 1,2 %, soit 24 000 personnes de moins. Mais « il est beaucoup trop tôt pour savoir si cette tendance est durable et comment elle pourrait se répercuter globalement sur le nombre de pauvres ». Alors que la pauvreté avait fortement baissé des années 1970 jusqu’au milieu des années 1990, « davantage que l’augmentation du nombre de pauvres, même si elle est loin d’être négligeable, c’est surtout le changement d’orientation qui est marquant ». Selon l’observatoire, « il faudrait plusieurs années de reprise de l’activité et de baisse du chômage pour retrouver le niveau de pauvreté du début des années 2000 ».
La misère persiste en France, soulignent les auteurs : 2,3 millions de personnes vivent avec « au mieux 672 € par mois pour une personne seule, ce qui correspond au seuil à 40 % du niveau de vie médian (le niveau de la grande pauvreté) selon l’INSEE (données 2014) ». Plus de 4 millions de ménages « doivent se contenter de minima sociaux » et près de 900 000 personnes sont privées de domicile personnel, selon la Fondation Abbé-Pierre. Autre donnée alarmante : 1,2 million d’enfants de moins de 18 ans, soit un peu moins d’un sur dix, sont pauvres en France. Le taux de pauvreté de l’ensemble des moins de 18 ans est passé de 8 % en 2003 à 9 % en 2012.
Le rapport décortique les inégalités dans la scolarité, marquées dès le collège, et les clivages profonds dans les situations d’emploi. « Selon nos estimations, un peu moins de 8 millions de personnes seraient concernées par le mal-emploi si on additionne les chômeurs, les précaires et les découragés du travail, calcule l’observatoire. Cet ensemble représente environ un quart des actifs. » Selon les données 2015 de l’INSEE, 13 % des emplois relèvent d’un statut précaire (intérim, contrat à durée déterminée, en apprentissage, contrat aidé), ce qui représente 3,4 millions de personnes. Chez les 15-24 ans, le taux d’emploi précaire est passé de 17,2 % en 1982 à 51,6 % en 2014.
Outre l’emploi, l’éducation et le logement, « l’ensemble de nos données montre comment les rapports entre groupes sociaux, désormais jugés obsolètes, structurent toujours les modes de vie », souligne le document. Cette invisibilité des inégalités sociales dans le débat public « par rapport à d’autres déterminants (comme l’âge, le genre ou le territoire) et sa faible prise en compte dans les politiques publiques – au-delà de celles spécialement destinées aux plus pauvres – a des conséquences ravageuses. Elle nourrit le ressentiment croissant de toute une partie des milieux populaires qui sont mis à l’écart du progrès. »
(1) Rapport sur les inégalités en France, juin 2017, 176 pages – Sous la direction d’Anne Brunner et de Louis Maurin – Edition de l’Observatoire des inégalités, avec le soutien d’Alternatives économiques, de la Macif, du bureau d’études Compas, de la Fondation Abbé-Pierre, de la fondation Un monde par tous et d’un grand nombre de chercheurs – en vente sur