En ce jour de mars, Adrijana et Amir Hamza fêtent leurs 17 ans dans la toute récente unité pour mineurs non accompagnés de la maison d’enfants à caractère social (MECS) Cantoloup-Lavallée, à Saint-Clar (Gers)(1). Née en Serbie, la jeune femme a été admise il y a seulement quelques heures, après s’être enfuie à la suite de maltraitances dans le cadre d’un mariage forcé. De son côté, le jeune homme est arrivé il y a deux semaines avec quatre autres Afghans, après avoir transité par le centre d’accueil et d’orientation pour mineurs isolés étrangers (CAOMI) d’Auch, l’une des structures créées temporairement par l’Etat pour répartir les jeunes de la « jungle » de Calais (Pas-de-Calais). Ce soir, ils partageront un gâteau en écoutant de la musique avec les dix autres jeunes originaires d’Afghanistan, du Bangladesh, de Guinée, du Kosovo, du Mali et du Pakistan. L’équipe éducative leur offrira un cadeau. Mais pour Amir Hamza, ce jour est de mauvais augure. « Birthday, bad day », murmure-t-il. « Il a peur de devoir quitter l’unité et est très inquiet pour sa mère, qui a du diabète », décrypte Brigitte Botella, monitrice-éducatrice dans l’unité. « 17 ans, c’est la dernière année pour que nous puissions faire quelque chose pour eux », confirme Isabelle Delmas, cadre socio-éducatif en charge du service d’accueil et d’orientation (SAO) et de l’unité Altaïr créée en janvier dernier.
Les premiers mineurs isolés étrangers – appelés désormais « mineurs non accompagnés » (MNA) –, des Africains, sont arrivés en 2011 dans ce village du Gers et s’y sont bien intégrés. Puis leur nombre a augmenté progressivement jusqu’à la fin de l’été 2016, où leur présence a commencé à devenir problématique car ils occupaient la plupart des places d’accueil d’urgence, bloquant le dispositif départemental d’accueil des mineurs en danger(2). « Nous étions envahis ! Il n’y avait quasiment que des MNA au SAO, et plus de place pour les cas sociaux ordinaires », se remémore Brigitte Botella qui, à l’époque, travaillait déjà dans le service.
Fin octobre dernier, lors de la réunion mensuelle entre l’aide sociale à l’enfance (ASE) et les cadres des services participant à la protection de l’enfance, Jean-Charles Lecocq, directeur du centre Cantoloup-Lavallée, propose donc la création d’une unité dédiée aux MNA en investissant des locaux inutilisés depuis 2012 après la transformation d’un hébergement collectif de la MECS en hébergement par des familles d’accueil. « J’ai proposé de créer des places supplémentaires de manière temporaire afin de passer ce moment de crise et d’envisager que les jeunes accueillis au CAOMI puissent, à sa fermeture, être accueillis par le département », explique-t-il. « Cette proposition était un acte citoyen qui a été salué par nos élus », commente Laurence Poinsignon, directrice « enfance-famille » au conseil départemental du Gers. En novembre, alors que la MECS accueillait 20 MNA, dont 9 au sein du SAO, soit la totalité des places d’urgence, l’ASE a accepté une augmentation temporaire de 15 places, portant la capacité de la MECS à 85 places (dont 67 en internat éducatif) et la création de l’unité Altaïr. « Nous avons installé cette unité pour faire face à la mission d’urgence républicaine en lien avec le démantèlement du camp de Calais et parce que nous voulions accueillir décemment les jeunes issus des CAOMI, ne pouvant nous résoudre à les laisser à l’hôtel, ou pire, poursuit-elle. Mais le dispositif est né de la préoccupation de maintenir opérationnelles les capacités d’admission au titre de l’urgence de protection de l’enfance dans son ensemble. »
La MECS s’est alors donné deux mois pour créer cette unité spécialisée, qui a finalement ouvert le 16 janvier. Le plus difficile a été de réunir dans l’urgence une équipe de neuf personnes : cinq éducateurs, deux veilleurs de nuit, une maîtresse de maison et un(e) chef de service. « Nous avons fait appel à des volontaires en interne et voulions aussi mixer avec des recrutements extérieurs, ce qui a pu se faire sans difficulté, décrit Isabelle Delmas. Le plus compliqué a été de remplacer les gens qui avaient muté en interne car nous venions de passer une période difficile au SAO et n’avions pas forcément bonne presse pour des recrutements de jeunes professionnels… » Le service logistique a aussi été renforcé par l’apport d’un chauffeur supplémentaire et les responsabilités des cadres ont été redistribuées pour permettre à Isabelle Delmas de prendre en charge la nouvelle unité et le SAO.
« Pendant que nous recrutions, nous avons travaillé sur un projet opérationnel avec les services de l’ASE, en nous appuyant sur les textes de référence et le contexte », raconte Jean-Charles Lecocq. En décembre 2016, les deux missions de la nouvelle unité ont été précisées dans un document de travail : d’une part, l’accueil immédiat, l’hébergement temporaire et la participation à l’évaluation de la situation des mineurs dont la présence est identifiée pour la première fois sur le territoire national ; d’autre part, l’accueil préparé, l’hébergement et l’accompagnement socio-éducatif des mineurs affectés au département du Gers par la cellule nationale de répartition. « Nous avons défini les tâches en partenariat resserré sur les deux types de missions, et prévu précisément les tâches de chacun, ainsi que leur délai de réalisation[3], ajoute le directeur. Très vite, nous nous sommes aperçus que nous avions les moyens d’offrir une prise en charge globale avec de l’hébergement, une évaluation très rapide par le médecin et l’infirmière en lien avec le centre hospitalier d’Auch, la capacité en interne de comprendre la situation des jeunes, la possibilité de leur offrir l’école sur place avec des enseignants de l’Education nationale, renforcée par des animateurs français langue étrangère et un dispositif d’insertion. »
Début janvier, l’équipe en cours de constitution s’est réunie pendant trois jours afin d’élaborer le projet de l’unité et de commencer à se former sur les questions d’accompagnement juridique et d’interculturalité, avec l’organisme toulousain Cofrimi (Conseil et formation sur les relations interculturelles et les migrations). « La dynamique d’équipe s’est mise en place rapidement car nous nous connaissions déjà presque tous et étions tous volontaires », témoigne Marie-Thérèse Pinel, agente éducative de nuit pendant neuf ans à la MECS, embauchée comme éducatrice spécialisée après une validation des acquis de l’expérience.
L’ouverture s’est faite ensuite en plusieurs étapes. D’abord, quatre jeunes originaires d’Afrique et du Pakistan accueillis au sein du SAO ont basculé sur la nouvelle unité. Puis les a rejoints un jeune hébergé en famille d’accueil. « Cela a permis de roder le fonctionnement », souligne la chef de service. Pendant ce temps, les adolescents étrangers dont l’accompagnement avait déjà débuté sont restés dans leurs unités respectives : deux dans le groupe des ados, cinq dans celui des grands ados, trois au SAO, un en hébergement familial et quatre, récemment devenus majeurs, dans une colocation pour jeunes adultes au sein de l’établissement ou au PAS (passage en appartement semi-autonome). Au total, 27 MNA sont donc accueillis à la MECS, dont 12 au sein de l’unité nouvelle. « Ce dispositif n’est pas un lieu de concentration des MNA, mais permet leur recueil et leur prise en charge tout de suite après leur orientation par les services du ministère de la Justice, en vue de construire un projet d’accompagnement », souligne la représentante du conseil départemental.
La première épreuve vécue par la nouvelle équipe a été l’arrivée en bloc de cinq Afghans non francophones venus de Calais via le CAOMI d’Auch. « Quand les jeunes arrivent un par un, c’est transparent car ils se fondent dans le fonctionnement existant, relate Cédric Maréchaux, professeur des écoles en disponibilité, recruté après avoir fait office d’éducateur au CAOMI d’Auch. En revanche, quand les cinq Afghans sont arrivés, cela a bouleversé les habitudes et mis en difficulté les jeunes présents et les adultes. » Avant de continuer : « Le groupe a fait bloc dans l’opposition, en nous cherchant sur les points sensibles : la religion, la place de la femme… » Pas facile de savoir comment réagir dans l’urgence sur des sujets aussi délicats, au sein d’une équipe fraîchement formée où chacun peut porter un point de vue différent. « Face à ces problèmes identitaires – la viande hallal, la prière, parler une autre langue à table, bien qu’au SAO la règle était de parler français –, les autres jeunes nous ont demandé pourquoi nous faisions des efforts que nous n’avions pas fait pour eux, rapporte Isabelle Delmas. Au sein de l’équipe, nous avons rapidement été obligés de nous mettre d’accord sur des éléments essentiels de la prise en charge. Nous avons discuté entre nous pour savoir comment respecter la laïcité tout en respectant leurs coutumes. » La question de servir ou non de la viande hallal a été longue et compliquée à traiter. « Finalement, nous avons trouvé un fonctionnement commun en discutant beaucoup, avec parfois des clashs, et nous avons tranché : des repas sans viande pour ces cinq-là et, pour les autres, de la viande mais sans porc », résume Cédric Maréchaux. « Depuis qu’ils ont compris que ce n’était pas un refus de respecter leur religion mais des contraintes institutionnelles, leur attitude s’est assouplie, complète la chef de service. Ils se sont apaisés au fur et à mesure. »
Le jour de notre visite, les jeunes Afghans mangeaient du poisson, tandis que les autres consommaient du poulet, préparés par la cuisine centrale et réchauffés par Christine Ricard. « Lorsqu’ils sont arrivés il y a un mois, ils étaient très distants et méfiants avec nous, se souvient cette ancienne employée de l’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), épanouie dans ses nouvelles responsabilités de maîtresse de maison. Nous leur avons expliqué que ce n’était pas possible de leur apporter exactement ce qu’ils demandaient et ils ont fini par nous faire confiance. » Cette amélioration se manifeste aussi physiquement. « Depuis quelque temps, ils viennent nous faire la bise quand ils se lèvent le matin ou pour nous remercier d’avoir fait quelque chose pour eux. Abdoul Karim, 16 ans, a beaucoup demandé après moi quand je suis partie en vacances. Quand je suis revenue, c’était l’effusion ! Je suis un peu comme leur maman… », avoue en souriant cette mère de quatre grands enfants. « Avec le temps, on s’aperçoit que ces jeunes sont déracinés, qu’ils ont des carences et un grand besoin d’affection maternelle », renchérit Brigitte Botella, qui les appelle « les enfants » pour qu’ils viennent à table.
« Ces jeunes ont grandi trop vite et sont dans une étape de régression, analyse pour sa part Isabelle Delmas. Ils se comportent comme des petits qui sollicitent beaucoup l’adulte, se plaignent souvent à l’infirmière… » Maux de tête et cauchemars viennent se dire régulièrement dans son bureau, parfois avec l’aide d’interprètes du Cofrimi joignables par téléphone. « La création d’Altaïr permet qu’ils soient moins noyés dans les unités de vie avec des jeunes qui n’ont pas les mêmes questionnements, ni les mêmes ressources, estime Carole Crouzillac, la psychologue de la MECS. La création du service permet d’être plus attentif à leurs besoins. En s’intéressant au corps qui souffre, on peut entendre les traumas, les syndromes post-traumatiques, les souffrances psychiques… »
Depuis 2014, la psychologue anime des groupes de parole pour ces mineurs étrangers. A présent, deux groupes se réunissent une fois par semaine pendant trois quarts d’heure. Pour des questions linguistiques, l’un de ces groupes est composé d’Africains francophones et l’autre d’Afghans, de Pakistanais ou de Kosovars non francophones. En outre, certains sont suivis individuellement – « ceux qui ont le plus de mal à retrouver une place dont ils ont été délogés par la migration », précise Carole Crouzillac. Après l’arrivée du groupe d’Afghans, l’équipe pluridisciplinaire a aussi décidé de proposer des rencontres individualisées. « Cela a eu des effets cliniques très pacifiants, affirme la psychologue, en permettant aux individualités de se révéler et aux jeunes qui prenaient sur eux la souffrance de certains autres de s’en décharger. »
Au sein de la MECS, les MNA bénéficient d’une scolarisation : 18 d’entre eux suivent vingt-quatre heures de cours par semaine à l’école interne. « Mon premier objectif est de les préparer à passer le DELF [diplôme d’études de langue française], car c’est un moyen de prouver qu’ils ont envie de s’intégrer, indique Laurent Gissot, l’un des trois professeurs des écoles spécialisés mis à disposition par l’Education nationale. On travaille aussi les compétences en mathématiques car ces jeunes doivent pouvoir signer des contrats d’apprentissage et rester en France à leur majorité. » Un challenge difficile à relever, tant les niveaux sont disparates entre les francophones et les allophones, entre ceux qui ont été scolarisés dans leur pays et ceux qui ne l’ont jamais été. « Quand nous le pouvons, nous les envoyons dans le monde ordinaire, en collège, lycée, lycée professionnel ou centre de formation en alternance, pour qu’ils ne restent pas en vase clos », poursuit l’enseignant. Ainsi, Bangaly Alamako, Guinéen de 15 ans arrivé il y a trois semaines en France et à la MECS depuis deux semaines, qui avait obtenu le BEPC dans son pays avant la mort de son père, va entrer en classe de troisième au collège de Lectoure (Gers). Les jeunes pratiquent aussi du sport dans le cadre scolaire et lors de journées sportives, le mercredi. « Le lundi, je les emmène souvent en randonnée ou à des cours de judo à l’extérieur, ajoute Luc Lopez, l’éducateur sportif de la MECS. Le sport est un prétexte pour les sortir, leur faire rencontrer d’autres jeunes. Ils sont plus motivés et travailleurs que le public classique de la MECS. Ils sont à fond dans l’activité et s’engagent vraiment. Quand nous sommes sûrs qu’ils restent, nous leur proposons de les inscrire dans des activités extérieures (foot, boxe, judo ou basket). »
L’insertion professionnelle s’est aussi imposée pour les jeunes de l’unité. « Au départ, on m’a dit que je n’interviendrais pas dans cette unité car la mission confiée par l’ASE visait la sécurité et l’éducation, pas l’insertion, se rappelle Evelyne Poudevigne, chargée d’insertion professionnelle à la MECS. Mais les jeunes ont été en demande, notamment ceux passés par le SAO pour qui j’avais déjà commencé un accompagnement. » Plusieurs jeunes ont donc démarré des stages pour trouver leur voie ou un futur apprentissage, malgré un bassin d’emploi rural et assez limité : au sein de la maison de retraite voisine, dans une association de réinsertion réparant du matériel électro-ménager, dans une brasserie tenue par un ancien éducateur, en boulangerie ou en maçonnerie. « Le problème pour ces jeunes est que, pour suivre la voie de l’apprentissage, il faut une carte de circulation. Or, à Altaïr, les Afghans n’ont pas de papiers d’identité. C’est pourquoi nous sommes en difficulté pour les accompagner, regrette la chargée d’insertion. Nous touchons là les limites de nos missions : nous accompagnons, nous soutenons, nous mettons tout en œuvre, mais à 18 ans, s’ils n’ont pas réussi à avoir des papiers, c’est un coup d’arrêt phénoménal, une catastrophe ! » Une perspective démoralisante pour l’équipe. « Si ces jeunes veulent s’installer en France, il faut qu’ils aient un minimum de reconnaissance juridique et administrative. Mais la partie administrative est la plus problématique de la prise en charge », admet Jean-Charles Lecocq, le directeur. Pour Amir Hamza, il reste un an pour conjurer sa crainte du « birthday, bad day ». La MECS gersoise et l’ASE, quant à elles, ont donné entre deux et trois ans de vie à cette unité qu’ils espèrent temporaire, avec un renouvellement de six mois en six mois, avant que les éducateurs réintègrent leur service d’origine.
(1) Centre Cantoloup-Lavallée : 38, avenue du Général-de-Gaulle – 32380 Saint-Clar – Tél. 05 62 66 40 13. Cet établissement public social et médico-social regroupe une MECS, un EHPAD et un FAM.
(2) Le département du Gers ne dispose pas de foyer départemental de l’enfance et délègue la mission d’accueil d’urgence au titre de la protection de l’enfance aux MECS.
(3) Production et transmission dans les quarante-huit heures des rapports médical, psychologique et éducatif au cadre de l’ASE qui mène l’entretien d’évaluation et envoie le dossier dans les cinq jours au parquet.