« A travers un bâtiment, un aménagement, un espace, on pose un cadre à la vie de ses occupants, mais aussi un support à leurs relations. On permet ou on interdit, on favorise ou on suggère des échanges, des rencontres, des parcours, des détours… On invite à cheminer, à s’approprier un espace, à en faire un chez-soi… On propose des repères, un environnement, un cadre pour la mise en place du projet de vie de chacun(1).”
Ce propos trouve tout son sens dans le cas d’établissements du secteur social et médico-social, dans la mesure où la vocation de ceux-ci est, notamment, de créer les conditions favorables à l’émergence de relations humaines équilibrées, alors que ces personnes sont elles-mêmes marquées par des histoires de vie jalonnées de parcours personnels très différents. Ils ont aussi à rendre opérant et pertinent l’accueil d’un projet d’établissement adapté, dans toutes ses composantes. Il s’agit, à travers la conception du bâti, de distinguer les temps personnels et privés de ceux consacrés aux rencontres, afin d’offrir un meilleur cadre à l’accueil de ses habitants.
L’organisation de l’espace et de ses ingrédients peut également contribuer à favoriser une “ré-inscription sociale” pour l’usager du lieu. L’exercice de conception architecturale d’un ESSMS (établissement et service social et médico-social) est cependant plus difficile qu’il n’y paraît, dans la mesure où celui-ci ne saurait être qu’une juxtaposition d’espaces selon une approche purement métrique et fonctionnelle. A titre d’exemple, le “domicile” qu’assure un foyer, quel qu’il soit, présente pour difficulté qu’il doit tenter de répondre à travers une réponse collective à ce qui relève de l’espace individuel ou de la famille (la “maison”) et de la nécessaire dialectisation du privé et du collectif.
Si la dimension spatiale de notre domicile nous est parfaitement familière, il apparaît que nous l’évacuons souvent de la réflexion qui guide l’acte de conception d’un établissement qui ne nous est pas destiné. Cette dimension influe pourtant sur les modes de l’“être” et du “vivre avec les autres”. A l’avoir ignorée ou omise pour d’autres raisons plus “pragmatiques”, nous pouvons en mesurer aujourd’hui les effets et les conséquences dans les rapports sociaux urbains ou périurbains, par exemple.
La configuration spatiale d’un établissement n’est pas anodine pour ses “habitants”. Dans leur matérialité même, les formes, les perspectives et l’agencement des lieux de vie produisent des effets dans le réel comme dans l’imaginaire et portent une dimension symbolique qu’il convient de ne pas sous-estimer.
Qu’est-ce qu’habiter ? Comment produire une architecture au service du projet de vie qui ait un sens et qui soit susceptible de fonder la relation ? Comment éviter d’inscrire les projets architecturaux dans un processus de retrait de la vie sociale, par exemple par une mauvaise forme de terrain ? Comment, plus généralement, favoriser les échanges et les relations au sein de l’institution autant que sur l’extérieur ? En quoi les “murs” peuvent-ils interagir sur le fait d’“être bien” ? En quoi peuvent-ils être un vecteur d’investissement des équipes, un outil de management, une clé d’entrée pour débattre des pratiques ou pour la mise en place de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) ?
Le dialogue et la concertation avec l’ensemble des utilisateurs constituent sans doute une nécessité. La responsabilité des décideurs et des gestionnaires est grande. Dès lors qu’il leur revient de devoir réaliser un futur “bâti” destiné à des personnes en difficulté sociale, psychique ou physique, il leur appartient de créer les conditions de réalisation d’une pensée collective.
Malheureusement, la question du lien intime entre la vie d’une structure et les lieux où cette vie se déroule semble, aujourd’hui, souvent reléguée en arrière-plan face à la complexité du maillage réglementaire et à la multiplicité des intervenants dans l’acte de construire. Le décret du 28 février 1973 relatif à la réforme des marchés publics d’ingénierie et d’architecture impose aux maîtres d’ouvrage publics de préciser le programme de toute opération d’investissement avant d’engager le projet. Cette disposition, accompagnée de l’obligation d’organiser des concours d’architecture, a progressivement fait émerger une mission de conseil dénommée “programmation architecturale” – étymologie : “écrire avant”. Or, cette démarche n’a eu que très peu d’échos dans le secteur associatif. Elle offre pourtant l’intérêt de proposer une méthode éprouvée, avec l’objectif de garantir la qualité et la cohérence des constructions.
A travers l’espace, on “pose un cadre au relationnel”. Un couloir trop long à parcourir pour un résident d’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) peut induire un repli de celui-ci dans sa chambre. Cette disposition le place en situation d’attente du passage du personnel qui, de fait, par la conception des lieux, progressera selon la numérotation des chambres et la “marche en avant” du chariot. L’espace offre alors involontairement à son occupant “un long temps pour cogiter”, effet secondaire de la conception, qui va bien au-delà de la définition métrique de la commande.
Plus qu’un simple local équipé, la chambre constitue l’espace d’intimité, la partie privée du domicile du résident, le support d’expression de son identité. Le prolongement de l’espace sur l’extérieur, la qualité et la diversité des vues et des orientations, les variantes de plans de chambres et les possibilités de diversifier les aménagements intérieurs sont autant de composantes qui contribuent à la qualité de vie de l’habitant. De son côté, sans information, le concepteur aura tendance à dupliquer les plans de chambres, de lieux de vie, d’unités… L’acte que fait l’architecte en dressant son plan n’est pas anodin. Celui que fait le maître d’ouvrage en engageant l’opération pèse lourdement sur la vie des futurs occupants.
Souvent, cet acte crucial et fondateur qu’est le “projet d’architecture” continue à s’élaborer dans un dialogue trop fermé. C’est pourtant au stade du plan – et, en amont, à celui de la commande – que l’on pose, par anticipation, l’organisation et la vie des résidents ou des usagers de l’espace, en “coulant dans le béton” le cadre de leur quotidien et le paysage architectural intérieur et extérieur, pour des générations. Ce n’est pas “gratuit”, l’espace. C’est un milieu où s’inscrit la mise en place du projet et de l’action des équipes éducatives et de soins… La proposition d’“habiter” se doit d’offrir des “possibles”, des “territoires à investir”, sans imposer ; et réunir tous les ingrédients qui favorisent la stimulation, le mouvement et la personnalisation des locaux. Un établissement doit aussi offrir à ses habitants des territoires différenciés et gradués dans l’échelle des rencontres, des chemins de traverse, des espaces intersticiels…
On ne peut passer sous silence qu’“un changement d’espace est associé à une proposition de changement de la pensée”. C’est avant tout un espace d’existence que l’architecte se doit d’élaborer et proposer au verdict de l’usage. L’expérience tend à prouver que les projets architecturaux réussis et pérennes se fondent sur la qualité du dialogue entre le maître d’ouvrage, l’architecte, les utilisateurs et les usagers, en amont du projet, lors des études de programmation (“écrire avant”) et durant chacune des phases importantes de la conception. A l’inverse, bien des échecs sont le résultat de l’absence de méthode, d’un passage trop rapide au langage graphique. Un plan finalisé reste toujours difficile à amender. Faire des modifications de fond au stade du chantier est quasi impossible. Par ailleurs, le langage du plan est abscons pour beaucoup d’utilisateurs. Or, c’est à ce stade qu’il faut se projeter dans le fonctionnement à venir.
Le programmiste, “prescripteur de lieux à vivre”, sollicité en amont du projet architectural pour assister l’établissement ou le gestionnaire, est très en amont dans le processus de construction. Il est le premier “technicien de l’espace” à rencontrer les équipes et à pouvoir interroger la commande. Il interroge leurs pratiques, la vie de la structure, dans l’objectif d’esquisser la commande spatiale. Il définit les besoins à partir des nombreux “ingrédients” émis par les utilisateurs et les usagers. Son métier consiste à échafauder les éléments de prescription du projet de construction ou de réhabilitation, mais aussi à vérifier sa cohérence, sa faisabilité architecturale et financière.
Cette posture de consultant, par sa neutralité, avec cette particularité qu’elle est assurée par des professionnels d’un autre secteur, s’avère être un outil pertinent et moteur pour remettre en question les pratiques, faire émerger de nouvelles organisations et donner une nouvelle dynamique à l’établissement comme à des regroupements. »
(1) François Bernard, ancien directeur général de l’ADSEA 83, et Olivier Le Loët – Congrès de l’Unapei – 2012.