Si Jacques n’était sûr que d’une seule chose, c’est qu’il n’a rien vu venir. Ni le divorce, ni la prison, ni la faillite. Et encore moins la résidence, ce foyer d’accueil pour sans-abri au nord de Namur (Belgique) auprès duquel, un jour, il sollicite un hébergement. « Je ne suis pas comme eux, songe Jacques lors de son premier repas, en observant les hommes attablés au réfectoire. J’ai envie d’être seul. Je n’ai pas besoin des autres. Et je n’ai rien à leur apporter. Je suis devenu un homme seul et cela me convient. » Peu à peu, pourtant, ce « sans rien de 68 ans » se lie avec ses voisins de dortoir : l’Espagnol Ramon, partagé entre deux amours (sa mère et la bouteille), Filleul, dépressif chronique, et surtout Momo, enfant de l’Assistance et produit de l’institution. Rebaptisé « Carpaccio » – « à cause de sa carrure de rollmops et de son air à s’être fait manger tout cru » –, Jacques trouve progressivement sa place et une utilité. Fluide et imagée, la plume de la romancière belge Eva Kavian ne s’appesantit pas sur la misère et la déchéance. Elle s’accroche à ses personnages, à leurs trajectoires, et donne de l’épaisseur à ces semblables « tombés dans un trou du tissu social ». Les travailleurs sociaux apparaissent à la marge, comme si leur rôle importait peu. « Bien gentils, bien sympas », ils « ne connaissent rien », observe Momo : « Avec leur petit conjoint, leur petite famille, leur enfance criblée de joies, leur petit salaire et leur collection de DVD à côté de la réserve de chips, ils ne savent pas ce que c’est la misère humaine […]. Ils apprennent la pauvreté et la déchéance dans les bouquins alors que lui, Momo, il est né dedans. » Dépassés, peut-être. Mais pas inutiles.
Je n’ai rien vu venir
Eva Kavian – Ed. Plumes du Coq/Weyrich – 13 €