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« Aux assises, la vérité se construit sur une méthode simple mais quasi scientifique »

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Le fonctionnement d’une cour d’assises reste entouré d’une certaine aura de mystère et de solennité. La vérité doit, certes, en émerger, mais comment ? Passionnée par le sujet, l’ethnologue Christiane Besnier a enquêté plusieurs années afin de répondre à cette question. Elle livre, dans un ouvrage, le fruit de ce travail de longue haleine.
Qu’est-ce qui vous a motivée à observer l’univers judiciaire, en particulier celui des assises ?

Ce qui m’intéresse, c’est l’oralité des débats, au sens large de « ce qui se dit », mais aussi la gestuelle, les rituels, les émotions. En effet, aucun écrit ne retrace ce qui se déroule dans une salle d’audience française. Dans d’autres pays, comme en Italie ou en Suisse, il existe une retranscription accessible au public, et quand on demande à consulter un jugement, on peut lire tout ce qui s’est dit, quasiment revivre l’audience. En France, les débats sont enregistrés depuis peu, mais pour une utilisation strictement judiciaire. Donc, pour un ethnologue, c’est un terrain très riche et presque aussi « exotique » que d’accéder à une tribu lointaine.

Vous parlez, dans votre ouvrage, d’une « construction de la vérité »…

Il y a dans le grand public l’idée préconçue qu’un jugement est un peu arbitraire. J’ai voulu voir comment un jury produisait ce jugement. Je me suis rendu compte qu’il y avait des récurrences dans la manière dont les jurys d’assises recherchent la vérité. Selon moi, il y a une construction qui fait appel à la méthode expérimentale : c’est-à-dire qu’il y a une observation, la formulation d’hypothèses et leur vérification, puis l’interprétation de ces hypothèses. L’observation concerne le dossier mais aussi l’écoute des témoins convoqués. Le président ainsi que les autres acteurs – avocats, procureur, voire jurés – formulent ensuite des hypothèses qui sont soumises au débat contradictoire. Puis l’hypothèse est validée ou abandonnée ; elle peut éventuellement être laissée de côté puis reprise ultérieurement, ou susciter de nouveaux questionnements. Par exemple, le président de la cour demande sa version des faits à l’accusé, puis il vérifie progressivement au fil des témoignages, en abandonnant parfois son hypothèse de départ, et il chemine au fur et à mesure… Selon moi, c’est ainsi que se construit la vérité judiciaire sur une méthode simple mais quasi scientifique.

A partir de cette recherche de la vérité examinée dans les prétoires, vous avez élaboré un modèle mathématique …

J’ai en effet conçu une courbe de Gauss, c’est-à-dire une représentation graphique de la conviction en train de se forger. Imaginons que l’on demande à chaque juré, au fil des débats, comment il répond aux questions relatives aux faits et à la responsabilité de l’accusé, en affectant sa réponse d’un indice de confiance, et que l’on superpose les données obtenues à différents moments, on observera la conviction en train de se forger à travers un nuage de points, dont les plus resserrés représentent les quasi-certitudes et les plus éloignés, les doutes. Bien sûr, ces courbes évolueront tout au long de l’audience, et encore en cours de délibéré. Mais normalement, le nuage de points se resserrera au fil de la conviction qui se forge, avec les observations qui se multiplient, laissant de moins en moins de place au doute.

Quelle pourrait en être l’utilisation ?

C’est un modèle de compréhension, car la réalité est très complexe, elle est foisonnante. J’essaie d’apporter une lecture qui, nécessairement, simplifie mais permet de gagner en intelligibilité. L’intime conviction, au final, ce n’est pas n’importe quoi. Elle se construit graduellement, et c’est ce qui fait que le jugement n’est pas arbitraire. Cela montre aussi que la construction est collective. Le débat va progressivement se concentrer sur les points de doute, ces points les plus éloignés du centre du nuage.

Dans ce modèle, l’erreur aussi est incluse…

Plus on dispose d’éléments, plus cela permet de soulever des hypothèses, de les interroger, de les vérifier. Le problème se pose lorsqu’il y a peu de preuves, comme dans les affaires de mœurs. D’ailleurs, l’erreur judiciaire survient quand il y a trop peu de faits à examiner ou que l’« expérimentateur », c’est-à-dire le juge, formule des hypothèses sans être à l’écoute du débat contradictoire ou en ayant des réponses préconçues. Les présidents de cour d’assises et les jurés doivent être dans une posture d’écoute et d’ouverture maximale. Ici intervient l’éthique individuelle du juge, voire sa personnalité. Le président est essentiel dans un procès aux assises, c’est lui qui mène les débats, qui peut les pousser vers de l’imprévu, bien qu’il connaisse déjà le dossier. Etre un « bon » juge, pour moi, c’est accepter l’inattendu. Mais à partir du moment où les acteurs sont intellectuellement honnêtes, qu’ils tentent de comprendre, alors la vérité peut apparaître, avec évidemment une part d’erreur, car il y a toujours des données manquantes… comme en sciences.

Le temps du procès permet-il déjà d’entamer la réinsertion de celui qui sera condamné ?

En fréquentant les magistrats, j’ai compris que les juges professionnels ont ce souci permanent, même si cela ne se voit pas lors d’une audience. Les entretiens que j’ai réalisés auprès de nombreux acteurs de la justice pour compléter mes observations ont montré qu’ils se projettent d’emblée dans l’après. Ils veulent savoir si la personne qui est dans le box pourra tirer profit d’une peine, s’en approprier le sens et entrevoir une réinsertion possible. Ils font parler l’accusé sur les faits mais aussi sur sa personnalité, son parcours. Lequel a aussi la possibilité de cheminer, de se livrer, de participer à cette œuvre collective de vérité. Avouer simplement ne suffit pas. C’est plutôt l’effort de compréhension de son acte qui va permettre de penser qu’une réinsertion ultérieure est possible. Ce n’est pas toujours facile. Certains peuvent rester mutiques. C’est aussi le travail du juge d’amener l’accusé à se livrer. Lorsque c’est réussi, cela lui permet de sortir de l’image du monstre avec laquelle il arrive à l’audience – les faits jugés aux assises sont généralement très violents – et de se reconstruire un visage humain afin de réintégrer la société des hommes. A la fin, il est vu différemment. J’ai d’ailleurs pu accéder récemment à une correspondance assez fournie entre des accusés et le président de la cour d’assises où ils avaient été jugés. Ces écrits disent l’impact de l’audience sur eux. Certains reviennent sur la motivation orale que le juge a pu délivrer à l’issue du jugement. Ils se livrent aussi sur ce qu’ils n’ont pas pu ou su dire lors de l’audience. Le juge devient presque un confident. C’est lié à sa capacité à mettre en confiance la personne. Et lorsque ce dialogue est réussi, c’est la société qui en tire profit. Bien sûr, les parties civiles sont également très présentes. Si vous parvenez à ce que des faits soient expliqués d’un côté et que, de l’autre, la sanction soit acceptée, la famille, les justiciables comprennent. A la sortie des salles d’audience, j’ai pu voir des familles d’accusés et de victimes se rapprocher, les unes venant s’excuser auprès des autres. Une audience, ce n’est pas seulement pour fixer une peine.

Ce fonctionnement dit-il quelque chose de notre société ?

C’est une lecture de la cour d’assises telle qu’elle se pratique depuis le début des années 2000, mais qui risque d’être profondément modifiée par différentes tendances. Il y a, d’une part, la volonté globale de réduire le temps passé sur chaque procès, car la justice manque cruellement de moyens humains. Or c’est la temporalité qui donne la qualité d’audience que nous pouvons avoir actuellement aux assises. C’est aussi elle qui permet la construction de l’intime conviction. Si on la réduit, on aura moins de temps de parole pour les témoins et pour l’accusé, moins de temps pour la relation à l’autre. D’autre part, le judiciaire va être confronté à la multiplication des procédures liées aux faits de terrorisme qui, désormais, doivent toutes être traitées aux assises. On constate ainsi une inflation pour des faits parfois relativement simples. Donc tout dépend de ce que l’on veut défendre : une justice plus rapide ou une justice plus humaine. Nous sommes à un tournant que d’autres pays ont déjà pris : appliquer le droit et strictement le droit. Ce qui est inquiétant, c’est que lorsqu’on en parlait il y a trois ou quatre ans, on observait une levée de boucliers de la part des magistrats. Aujourd’hui, je vois que les positions sont en train d’évoluer, car les professionnels sont tous soumis à cette pression du chiffre. Or cette cour d’assises, c’est quand même la mémoire de notre humanité. Une belle image de l’état de droit.

Propos recueillis par Sandra Mignot

Repères

Ethnologue, Christiane Besnier est membre du Centre d’histoire et d’anthropologie du droit (CHAD), à l’université Paris-Nanterre, et chercheuse associée au Centre d’anthropologie culturelle de Paris-Descartes (Canthel). Elle publie La fabrique de la vérité (éd. La Découverte, à paraître le 24 mai).

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