Ilias a le regard rivé sur la tablette posée sur la table. Soutenu par les encouragements de Delphine Bruyas, éducatrice spécialisée, il réussit avec brio à désigner quelles images représentent une action (courir, jouer…) ou un mot (arbre, crayon…). Depuis septembre 2016, ce petit garçon de 10 ans passe, deux fois par semaine, une dizaine de minutes sur l’application PreSchool. « Ilias souffre d’une déficience intellectuelle forte, il a du mal à bien articuler. J’axe donc les exercices sur la communication et l’accès au langage », commente Delphine Bruyas. A l’institut médico-éducatif (IME) de l’Adapei à Saint-Etienne (Loire), une vingtaine d’enfants travaillent ainsi chaque semaine sur les outils numériques. Le dispositif, très complet avec 1 300 activités et 15 000 fiches de travail, est aussi étroitement lié aux programmes de l’Education nationale. Les mêmes axes de travail sont ainsi revus et approfondis.
L’entreprise sociale LearnEnjoy a créé en 2012 trois applications : Basics, Progress et PreSchool, fusionnées en une seule appli, PreSchool, en août 2016. Celle-ci propose des activités de niveau maternelle afin d’accéder aux apprentissages premiers, comme la communication et l’autonomie, les tracés, la reconnaissance des quantités, des lettres… Grâce au soutien de la Fegapei (regroupée depuis dans Nexem avec le Syneas), syndicat patronal du secteur, et de l’assureur AG2R La Mondiale, le dispositif a été expérimenté dans 31 établissements médico-sociaux de neuf régions, de 2013 à 2016. L’outil a été testé par 542 personnes, dont 490 enfants et adolescents et 52 adultes rencontrant principalement des troubles du spectre autistique (TSA). En parallèle, 366 professionnels ont été formés et 279 familles impliquées dans la démarche. Un dispositif d’envergure. « Nous avons soutenu le projet mené par LearnEnjoy parce que les connaissances des professionnels sur l’autisme étaient encore insuffisantes et que peu d’entre eux étaient sensibilisés aux méthodes éducatives », justifie Sabine Poirier, chargée de projet à la mission « innovation sociale et prospective » de Nexem. In fine, l’expérimentation a touché un public beaucoup plus large que prévu : en plus des autistes, le programme a été utilisé par des personnes souffrant de déficiences intellectuelles, d’un polyhandicap ou de trisomie. « Quel que soit leur handicap, tous les jeunes participent à des ateliers et des temps communs. Nous sommes contre le clivage entre les groupes, précise Sophie Rodriguez, directrice du complexe des IME de Saint-Etienne et de la Vallée du Gier. Nous nous sommes donc vite rendu compte que ces activités étaient aussi pertinentes pour d’autres troubles. » Forte de ce bilan positif, LearnEnjoy a lancé en août 2016 une nouvelle application afin de compléter PreSchool : School, qui correspond aux niveaux CP, CE1 et CE2, et qui permet d’accéder à des apprentissages fondamentaux comme la lecture, l’écriture, le calcul. Le dispositif a aussi été déployé sur tout le territoire français : plus de 150 établissements (scolaires, médico-sociaux…) utilisent aujourd’hui ces deux applications.
De l’avis général, ces outils semblent avoir prouvé leur efficacité. Tout d’abord, ils engendrent des progrès visibles chez les personnes avec handicap cognitif. « Celles-ci ont tout de suite été réceptives. L’utilisation de la tablette est très intuitive et permet d’aborder les apprentissages différemment, de manière souvent plus adaptée à leur façon de penser », explique Sylvie Bourgé, responsable adjointe du « dispositif 0-6 ans » du pôle nantais de l’Adapei 44. Se concentrer est alors plus facile. « Nous sommes parvenus à capter l’attention de bénéficiaires qui, avant, n’arrivaient pas à rester en place plus de deux minutes. Là, ils passent près d’un quart d’heure sur la tablette ! », s’étonne Sophie Rodriguez. C’est ainsi que certaines compétences cachées ont pu être révélées. « Chez des personnes non verbales, nous avons découvert des talents en mathématiques, des qualités associatives, des fonctions cognitives qui n’étaient jusqu’alors jamais exprimées sur les outils éducatifs classiques. Certains ont même commencé à prononcer des mots », s’enthousiasme Yvan Revellin, directeur d’une maison d’accueil spécialisée (MAS) dans l’autisme gérée par la fondation OVE. Des progrès très gratifiants, que ce soit pour le professionnel, l’enfant ou ses parents, qui bénéficient régulièrement de tablettes prêtées par l’organisme. « Ma fille n’aurait jamais réussi à faire un puzzle manuellement, mais sur tablette elle y parvient sans problème, confie Claire Geze, maman d’une autiste de 19 ans. On peut varier nos activités et partager quelque chose ensemble. » Les jeunes apprécient aussi de pouvoir rapporter leur tablette à la maison, comme le ferait un enfant sans handicap.
Cette méthode a permis aux établissements d’améliorer leurs pratiques professionnelles en se recentrant sur des actions éducatives à plus forte valeur ajoutée, comme celles qui répondent aux orientations du troisième plan « autisme » et aux recommandations de bonnes pratiques. « Certaines équipes étaient encore éloignées des approches cognitives et comportementales. Elles ont depuis mesuré leur intérêt », assure Sophie Rodriguez. Selon le bilan de l’expérimentation, 84 % des travailleurs sociaux qui y ont participé ont gagné en compétences, en prenant conscience de la nécessité de la répétition, de l’encouragement comme renforcement positif et de la progressivité des apprentissages. Ces outils les ont aussi aidés dans leur travail quotidien, à travers un gain de temps significatif. « Les professionnels bénéficient d’une heure trente par semaine pour tout faire : écrire leurs projets, accompagner les objectifs de chaque jeune suivi, préparer sur mesure les activités en bricolant manuellement… C’est tout bonnement impossible ! », soupire Sophie Rodriguez. En proposant des activités déjà toutes faites, PreSchool et School allègent donc ce temps de préparation.
Autre point fort, ces applications permettent d’évaluer plus facilement les enfants. Durant les activités sur tablette, les professionnels comme Delphine Bruyas indiquent l’aide apportée aux jeunes : ils doivent cocher en bas de l’écran « échec » (en cas de grave trouble du comportement de l’élève), « guidance forte », « guidance faible » ou « réussite » en fonction des réponses données à chaque item. Ces éléments permettront de suivre et d’évaluer en temps réel les apprentissages, à travers une courbe de progression et des grilles d’évaluation accessibles depuis la tablette. « C’est comme si un psychologue était en permanence présent avec l’éducateur pour mesurer la progression de l’enfant, avec des curseurs neurologiques, cognitifs, développementaux… Nous évaluons vraiment selon le rythme de chacun, et non pas au rythme de l’institution », se félicite Sophie Rodriguez. Il est aussi plus aisé de définir les ajustements nécessaires. « On mesure ainsi si on a raison de continuer à enseigner de cette manière ou s’il y a des choses à revoir car certains prérequis ne sont pas là », explique Gaele Regnault, fondatrice de LearnEnjoy. Et au-delà des éducateurs, tout l’entourage d’un jeune peut accéder à l’application afin de favoriser la continuité de l’accompagnement. Dans l’Adapei de l’Aube, par exemple, enseignants spécialisés, professeurs de sport, orthophonistes et autres ont été formés à l’outil. Un suivi précieux lorsqu’un enfant doit quitter temporairement ou définitivement une structure. S’il passe ses journées à l’IME durant la semaine, retourne à sa maison le soir, puis va au centre de loisirs le week-end, il n’y a plus de rupture : le nouvel organisme qui le prend en charge sait exactement où il en est. « Cela favorise le travail transdisciplinaire entre les établissements, ce qui enrichit chacun et crée une dynamique intéressante sur le territoire », souligne Sabine Poirier. Tout est prétexte à plus de temps communs et d’échanges de pratiques. S’il n’existe pas pour l’instant de plateforme commune à tous les acteurs du programme, des formations sont régulièrement organisées dans les régions pour rassembler tous les professionnels.
Les applications ont aussi eu un impact positif sur les relations entre les jeunes et les équipes éducatives. Les structures ont en effet dû prévoir des temps de travail individuel pour les activités sur tablettes. Certaines n’avaient encore jamais instauré ce type de sessions, comme l’Adapei de l’Aube. « C’est toute une organisation interne à revoir, pour faire des groupes d’apprentissage, des binômes d’éducateurs avec l’un qui fait des exercices sur tablette avec un utilisateur et l’autre qui s’occupe du reste du groupe. Mais cette dualité fonctionne beaucoup mieux », indique Aurore Vittaz, aide médico-psychologique à l’Adapei de l’Aube. Et Sylvie Bourgé de compléter : « C’est une nouvelle manière d’accompagner, beaucoup apprennent mieux ainsi car le collectif n’est pas toujours adapté à leurs besoins ! »
Les échanges entre professionnels et familles ont eux aussi été améliorés. LearnEnjoy se déplace régulièrement dans les structures pour assurer des formations et un suivi. Après une première formation de six jours, l’équipe revient deux à trois fois par an dans chaque établissement pour deux jours de supervision. « Ils nous voient en séance avec les enfants, puis nous faisons ensemble un bilan sur nos difficultés. Par exemple, pour ma part, j’avais du mal à bien noter, j’avais tendance à mettre “réussite” même si j’avais un peu guidé. Je n’utilisais pas non plus suffisamment de renforçateurs assez puissants pour encourager les jeunes », témoigne Aurore Vittaz. Tout l’intérêt de ces formations est qu’elles sont proposées conjointement aux parents et aux éducateurs. Ceux-ci apprennent ensemble, ce qui entraîne des relations moins hiérarchisées et de nouvelles coopérations. « Cela a atténué les clivages entre les professionnels et les aidants familiaux et a permis de mieux se comprendre. Nous avons vu des barrières s’effondrer », se félicite Yvan Revellin. Sophie Rodriguez renchérit : « En outillant les familles, nous en faisons de véritables collaboratrices. Tout est transformé après une formation : le regard des parents sur les accompagnateurs, la possibilité d’être entendus sur leurs besoins au quotidien et pas seulement sur les besoins éducatifs définis par les grandes institutions… Ils se sentent plus légitimes, et cela est normal, car ce sont eux les experts de leur enfant. » De fait, ils peuvent aborder plus librement les thématiques qui leur tiennent à cœur. « Je me rappelle une famille qui a pu poser des questions très précises sur l’accompagnement aux toilettes, c’était très important pour eux et ça leur a permis de se sentir soutenus », se souvient Aurore Vittaz. Au quotidien, l’outil fait entrer les parents dans l’établissement, ce qui est prétexte à plus d’échanges informels. « Avant, deux rencontres étaient organisées chaque année pour faire un bilan sur les projets en cours. Mais nous en percevions les limites, car il y avait peu de temps accordé aux parents pour évoquer leurs problèmes. Maintenant, nous ajustons ensemble les exercices et le projet éducatif personnalisé », sourit Sophie Rodriguez. Elle cite les parents d’un petit garçon de l’IME, qu’elle voyait très peu. Depuis deux mois qu’ils testent les supports LearnEnjoy, lui et ses parents sont déjà venus trois fois dans la structure, ne serait-ce que pour rendre la tablette empruntée le temps d’un week-end.
Malgré ces effets positifs, il n’a pas été simple de faire entrer les applications dans les structures. La démarche n’a, de prime abord, pas convaincu tout le monde. « Certains se disaient que les jeux sur tablette n’étaient intéressants que pour les tout-petits, mais le sérieux du travail effectué a permis de déconstruire ces représentations », pointe Sophie Rodriguez. D’autres inquiétudes ont émaillé l’expérimentation, comme la peur que l’enfant autiste soit accaparé par l’écran et s’isole encore plus du monde extérieur. « Mais notre parti pris est que la tablette n’a d’intérêt que si elle permet de tisser une relation, réagit Gaele Regnault. Le numérique ne remplace évidemment pas le travailleur social, c’est un outil qui vient en support de sa pratique. » Plusieurs activités sont d’ailleurs à pratiquer avec du matériel bien réel : des ballons, des livres… « Nous ne travaillons pas tout le temps avec la tablette, loin de là. Mais celle-ci peut nous donner d’autres idées de jeux à faire avec tous », indique Aurore Vittaz.
Des résistances au numérique se sont aussi fait ressentir au sein des équipes. « Les deux premières éducatrices formées dans ma structure voyaient l’informatique avec hantise. Mais elles se sont vite rendu compte que les tablettes sont assez intuitives, simples d’accès, et cela a permis de dédramatiser. Toutes les données sont enregistrées, donc s’il y a un plantage, ce n’est pas grave. Elles ont ensuite montré à leurs collègues comment faire ! », s’amuse Sophie Rodriguez. Sabine Poirier complète : « Cela a permis d’entamer une transition numérique dans les établissements qui n’avaient pas encore franchi le pas. Par ailleurs, comme l’outil numérique demande une certaine technicité, le travail des professionnels s’en est vu enrichi. » Les freins techniques ont été nombreux : par exemple, certains organismes ne disposaient pas d’un accès à des bornes wi-fi ou à un équipement adapté. Aurore Vittaz se rappelle ainsi avoir passé plusieurs semaines à « se balader tablette en l’air » afin d’obtenir un débit suffisant. Pour se munir du matériel, d’importants investissements ont été consentis par les directeurs d’établissement.
Plus largement, ces derniers ont dû fournir beaucoup d’énergie et de volonté pour assurer la réussite du projet. Car au début de l’expérimentation, il a fallu formaliser tous les documents administratifs nécessaires, comme des conventions de prêt du matériel avec les familles, des fiches de suivi et un cahier de liaison. « Au début, je devais aussi récupérer et mettre à jour tous les iPad durant les vacances, c’était un travail énorme !, ajoute Sophie Rodriguez. J’ai aussi mis en place beaucoup de procédures pour montrer toutes les étapes, par exemple comment se connecter au wi-fi, avoir des identifiants de connexion… » Le dispositif nécessite aussi un espace réservé sur le serveur informatique, afin d’éviter les risques d’intrusion ou d’échanges de données. La nomination d’un « référent » dans chacun des établissements a toutefois permis d’alléger ce poids. Pour les équipes, l’arrivée de ce programme n’a pas non plus été sans répercussions. Une organisation de taille a dû être pensée, afin de réussir à prévoir deux à trois moments hebdomadaires de séance individuelle. « Au début, nous prenions quelques minutes par-ci, par-là, ce n’était pas possible, il fallait vraiment structurer l’activité et insérer cet accompagnement dans le fonctionnement de l’IME, avec des temps réservés », précise Zaitouni Issoufi, éducatrice spécialisée. Les temps de travail doivent être intégrés aux plannings d’activité des travailleurs et des enfants.
Une méthodologie rigoureuse qui se révèle positive, selon Yvan Revellin : « Le dispositif nous a incités à nous interroger sur le management de projet et nous a poussés à inventer une approche coordonnée entre les différents acteurs, avec des points mensuels. Sans cette réflexion sur l’usage et la portée de ces outils, ceux-ci risquent d’être un peu laissés de côté et ne sont en tout cas pas totalement exploités. » Les travailleurs sociaux doivent eux aussi s’investir au quotidien dans cette démarche. Etant donné que les applications sont régulièrement mises à jour et enrichies, une pratique régulière est essentielle afin de maîtriser l’ensemble des exercices. « Dès qu’un changement survient, le temps de réadaptation peut être long. Il faut des années de pratique pour tout connaître », s’inquiète Delphine Bruyas.
Prochain défi : déployer les applications dans un maximum d’organismes au bénéfice du plus grand nombre, sans réduire le temps consacré à la formation et à l’apprentissage. « La vie d’un enfant est un tout, qui ne se limite pas aux murs de l’institution. Pour un accompagnement cohérent, toutes les structures qui le suivent doivent être formées », martèle Sophie Rodriguez. La directrice est déjà en lien avec une dizaine d’organismes, parmi lesquels un établissement destiné aux polyhandicapés, un service d’aide à domicile, un centre de loisirs spécialisé, un foyer d’accueil médicalisé et un service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad). De son côté, l’Adapei de l’Aube s’est rapprochée d’un Sessad, d’un institut médico-professionnel (IMPro) et d’un hôpital de jour. « Mais tout cela demande beaucoup de temps, d’organisation et de financement », regrette Evelyne Marnat, éducatrice à l’Adapei de l’Aube. Pendant l’expérimentation, les organismes se sont vu offrir des tablettes par AG2R La Mondiale. Mais depuis qu’elle est terminée, les équipes qui désirent poursuivre ou rejoindre ce projet doivent elles-mêmes trouver les fonds nécessaires. Il faut également payer de 45 € à 54 € par enfant par an pour accéder à PreSchool, et de 55 € à 66 € pour School. « Tout cela doit être intégré dans les budgets d’investissement et de fonctionnement de chaque établissement, ce qui n’est pas toujours simple », reconnaît Sylvie Bourgé. Le projet nécessite donc des partenaires pour être mené à bien. « Il faut que les conditions de réussite soient réunies : la formation croisée des professionnels et des familles, la supervision, l’implication des différentes parties prenantes et de l’institution… Ce processus ne peut pas être mono-partie prenante », conclut Sabine Poirier. Il serait toutefois dommage de se priver de ces outils, qui facilitent l’intégration des enfants autistes dans le milieu médico-social, scolaire et plus largement dans la société.
Forte du succès rencontré par ses applications, LearnEnjoy aimerait à présent lancer un outil adapté aux adultes. « Nous savons exactement quels sont les domaines de compétences à approfondir, certaines conventions ont déjà été signées avec les associations nationales concernées par l’autisme. Il nous faut à présent trouver les financements », confie Gaele Regnault. Sabine Poirier de Nexem la soutient dans ce processus. « Les enfants grandissent, il serait dommage que le suivi s’arrête à un certain âge et que la dynamique engagée retombe », souligne-t-elle. Sur le terrain, les éducateurs ressentent aussi ce besoin. « Les programmes fonctionnent très bien mais nous en avons déjà fait le tour avec certains de nos bénéficiaires », regrette notamment l’éducatrice Zaitouni Issoufi, qui a suivi de jeunes adultes ces dernières années.