Toute la matinée, Michael(1) a fait la manche devant une boulangerie. Avec l’argent qu’il a obtenu, il a pu s’acheter deux doses, l’une de cocaïne, l’autre d’héroïne, auprès de son dealer habituel. Il est 13 heures, en ce mercredi de mars, et il longe les quais de l’Ill, son chiot à ses côtés, pour se rendre dans l’enceinte de l’hôpital civil de Strasbourg. Une fois qu’il sera arrivé à destination, il consommera la drogue. Dans un lieu dédié, propre et sécurisé, où il pourra accéder à des soins si nécessaire : la salle de consommation à moindre risque (SCMR) Argos(2).
« Quand on m’a parlé de cet endroit, j’ai trouvé que c’était bizarre qu’on me permette de me piquer en présence d’éducateurs et d’infirmiers. J’ai d’abord pensé à un piège mis en place par la police, jusqu’à ce qu’un ami, qui a vécu en Espagne et qui connaissait le principe, me rassure. Je suis venu et je ne suis pas déçu », explique Michael, qui affirme vouloir prochainement entamer une cure de désintoxication.
Il aura fallu plus de dix ans, beaucoup d’obstination et d’activisme, le soutien de la ville et des financeurs pour que l’association strasbourgeoise Ithaque, spécialisée dans la réduction des risques, puisse enfin ouvrir en novembre dernier la salle Argos, à titre expérimental pour six ans. « Il n’existe pour le moment que deux salles en France, autorisées dans le cadre de la loi sur la modernisation du système de santé, rappelle Danièle Bader, directrice d’Ithaque, qui porte le projet. Nous avons milité pour cette expérimentation car l’équipe d’Ithaque voyait depuis trop longtemps des usagers avec des plaies ou qui avaient besoin de réels conseils de réduction des risques. » Elle a su faire face aux nombreuses levées de boucliers, arguant à chaque fois des mêmes faits : « Les études montrent qu’il n’y a pas d’augmentation de consommation en lien avec la création des SCMR[3] . En revanche, on voit à chaque expérimentation (on compte 37 salles aux Pays-Bas, 26 en Allemagne, une vingtaine en Suisse…) une baisse des décès par overdose et une amélioration de la sécurité sanitaire des consommations[4]. » Le montant du financement d’Argos, pris en charge par l’assurance maladie sur un budget spécifiquement dédié à cette expérimentation, est de 950 000 € par an.
En septembre dernier, les travailleurs sociaux ont investi les lieux : 400 m2 au rez-de-chaussée d’anciens bâtiments de chirurgie thoracique qu’il a fallu réhabiliter. « C’était encore en travaux, la salle n’était pas prête, se souvient Valentine Chauprade, éducatrice spécialisée. Cela a permis à l’équipe (14 équivalents temps plein d’infirmiers et de travailleurs sociaux) de nouer des liens avant l’ouverture, de travailler ensemble sur le projet et les protocoles, en apportant chacun son regard et son approche. » La jeune femme et ses nouveaux collègues se sont ensuite rendus à tour de rôle, par binôme, à Quai 9, à Genève (Suisse), pour une immersion dans cette « salle de shoot » ouverte il y a plus de quinze ans où passent quotidiennement plus de 150 toxicomanes. « Je n’étais encore jamais entré dans une salle de consommation, et j’ai été surpris, raconte Grégory Bluntzer, éducateur spécialisé à Argos. C’était en dehors de toutes les représentations que je m’étais faites. Certaines de mes craintes ont été levées et d’autres difficultés sont apparues, mais cela a renforcé mon envie de travailler au sein d’une telle structure. » Le jeune professionnel travaillait jusqu’alors en CSAPA (centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) : « Je voyais les personnes avant ou après la consommation, mais jamais pendant, et cela change beaucoup de choses. »
Pour que les consommateurs de drogues vivant à la rue – ceux ciblés par le dispositif – puissent se rendre à Argos, encore fallait-il qu’ils connaissent l’existence de cette nouvelle structure. Les professionnels d’Ithaque en ont largement parlé aux usagers du Caarud (centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues) situé à proximité de la gare de Strasbourg ainsi qu’aux personnes rencontrées lors du travail de rue de l’unité mobile. Ils communiquent encore beaucoup auprès des associations et des partenaires de la ville. Le bouche-à-oreille a fait le reste.
Ne restait plus aux usagers qu’à trouver la salle de consommation – l’hôpital civil est labyrinthique – et à oser s’en approcher. « En passant par les quais, où il n’y a pas d’habitation, ils sont clairement repérés, pointe Valentine Chauprade. Or ils n’ont pas forcément envie d’être stigmatisés. Il y a aussi la crainte de la répression : l’hôtel de police est à 300 m, et on peut comprendre qu’ils aient peur de se faire contrôler avec du produit sur eux. Il a donc fallu un peu de temps pour gagner leur confiance. On leur a expliqué qu’une circulaire préfectorale les autorise à détenir une quantité de stupéfiant correspondant à un usage personnel dans une zone limitée autour de la salle et dans l’ensemble de l’hôpital. »
Grégory Bluntzer ajoute : « Argos ne pourra jamais fonctionner si les gens ont peur de venir ! Or, depuis l’ouverture, il y a quand même eu deux ou trois contrôles aux abords de la salle. On a donc mis en place une procédure : les usagers de drogues nous signifient où et à quelle heure la police les a contrôlés, et la directrice remonte cette information à un comité opérationnel qui a la charge de régler l’ensemble des problèmes qui se posent. »
Les premiers utilisateurs – le jour de l’ouverture, le 7 novembre, ils n’étaient que deux – ont découvert une nouvelle façon de consommer, sans véritable intimité. « La salle d’injection est ouverte, propre, très lumineuse. Ils s’y exposent au regard des professionnels, voire des autres consommateurs, qu’ils connaissent ou pas, pointe Eve Fuchs, infirmière. Cela les surprend, mais une fois qu’ils ont pesé le pour et le contre, en général, ils reviennent. » Confirmation auprès de Yann, 36 ans, qui s’y rend tous les après-midi : « J’étais là le premier jour et toute l’équipe était très attentive. Ils m’ont donné une seringue et m’ont regardé me piquer. J’ai demandé à mettre le paravent ! », sourit celui qui vit en CHRS (centre d’hébergement et de réinsertion) et vient désormais à Argos davantage pour chercher du lien que pour consommer.
Dans la salle, sont présents en permanence, a minima, un éducateur et un infirmier. Pour les professionnels, l’observation des pratiques des usagers est importante : « Le moment de l’injection est un instant privilégié, insiste Valentine Chauprade. Nous, on a la théorie, on est là pour donner des conseils, mais eux, ils ont la pratique, ce sont les experts. Je me souviens de cet usager qui voulait me montrer comment il faisait. Je me suis alors aperçue qu’il ne filtrait pas sa drogue. Je lui ai proposé d’utiliser au moins un coton. » Aurélie Kreiss, chef de service, ajoute : « En leur posant des questions, en les réorientant, on peut leur expliquer comment éviter la propagation des bactéries. Sans être dans une logique de surveillance, on veille avant tout à ce qu’ils ne se mettent pas trop en danger. » La professionnelle souligne qu’aucune overdose ne s’est produite depuis l’ouverture. « Les gens suivent nos recommandations. Et contrairement à ce que l’on peut penser, c’est souvent une fois qu’ils ont consommé, quand ils ne sont plus en manque, qu’ils sont plus à même d’entendre ce qu’on leur dit. »
« Attention, insiste la chef de service, ici on peut parler des produits, échanger des expériences, mais à nous de mettre le holà si on entend que les usagers s’échangent des plans. Pour le moment, les choses se passent bien. Avec 40 passages par jour en moyenne, on arrive à éviter le deal et à limiter les embrouilles. Le vigile est là aussi pour calmer ce genre de comportements. Quand la fréquentation augmentera, le climat sera peut-être différent. »
La première règle imposée aux usagers d’Argos est de se laver les mains avant la consommation. Les professionnels leur fournissent ensuite tout le matériel dont ils ont besoin. « On a tous types de seringues avec différentes contenances, des tampons pour éviter les saignements, des ampoules d’eau, des lingettes désinfectantes, des garrots, liste Grégory Bluntzer en pointant le schéma affiché au mur qui détaille les zones d’injection à favoriser : « Les bras, le torse ou les mains, c’est possible, en alternant les sites. La jugulaire ou l’aine, c’est dangereux, car il y a un risque de paralysie. Et on interdit de se piquer sur le visage, le pénis, les seins. » Les intervenants peuvent donc conseiller, aider à trouver une veine. « La limite que nous nous sommes imposée est qu’à aucun moment on ne peut tenir la seringue. »
Une fois l’injection terminée, les consommateurs doivent jeter tout ce qu’ils ont utilisé dans les poubelles et conteneurs, puis nettoyer leur poste au chiffon mouillé avant que les professionnels le désinfectent. « Les usagers qui sont venus sont plutôt satisfaits, se félicite Aurélie Kreiss. Ils nous disent qu’ici, ils ne sont pas dans l’urgence, ils prennent le temps de chercher des points de piqûre les moins à risques, utilisent du matériel neuf et propre, peuvent se poser. »
Les conditions d’admission à Argos sont peu nombreuses : être majeur et venir avec son produit stupéfiant – que l’usager doit montrer en arrivant pour que l’équipe s’assure qu’il n’achète pas de drogue sur place. Il importe également que les professionnels sachent ce qui est consommé afin d’intervenir en conséquence en cas de malaise ou d’overdose. Lors du premier passage, ils proposent aux usagers un entretien d’accueil et leur font signer le règlement de fonctionnement. « L’accueil est totalement anonyme, on demande juste des initiales et une date de naissance pour nos statistiques, explique Jean Suss, éducateur spécialisé. On enregistre aussi ce que la personne est venue faire : échange de seringues, repos, shoot… » En théorie, seuls les consommateurs avérés peuvent venir dans la salle. « Mais si une personne tient absolument à débuter sa consommation ici, l’équipe se réunira pour en discuter et adapter l’accueil, poursuit le travailleur social. En effet, ne vaut-il pas mieux qu’un primo-injecteur, s’il est déterminé, le fasse ici dans de bonnes conditions plutôt que dans la rue ? » Au fil des mois, différentes situations se présenteront aux professionnels, qu’il faudra évaluer au cas par cas. « Si l’on refuse, par exemple, l’accès à une femme enceinte et qu’elle finit par faire une overdose dans les toilettes publiques, on ne répond plus à notre mission de réduction des risques… La laisser venir consommer ici permettrait d’établir un dialogue. » Des dialogues et échanges facilités, d’après les professionnels, par une fréquentation encore balbutiante.
« Pour déterminer la taille de la salle et le nombre de postes d’injection (six, auxquels s’ajoutent quatre postes d’inhalation et deux postes pour le sniff), nous avions fait des prévisions d’affluence, explique Danièle Bader. Nous avions l’expérience de notre Caarud, qui reçoit plus de 1 000 personnes par an pour l’échange de seringues, et l’exemple de la salle de Genève, une ville de taille identique à Strasbourg et également frontalière. On envisageait 90 passages quotidiens. Pour l’instant, on est loin du compte, mais c’est un dispositif qui vient de naître. Ça demandera des efforts avant qu’il y ait la queue dehors comme en Suisse. » La directrice d’Ithaque, qui elle-même assure dans la salle une permanence d’intervenante une fois par semaine, se réjouit néanmoins : « L’important, c’est que nous ayons déjà réussi à toucher un nouveau public, des personnes qu’à l’association nous ne parvenions pas à atteindre car elles cachent leur consommation et ne fréquentent aucune structure spécialisée. »
A la Mildeca (mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives), qui assure la coordination de l’expérimentation des salles de consommation au niveau national, on s’intéresse de près à la fréquentation du dispositif : « C’est important que celle-ci soit suffisante pour justifier les moyens humains et financiers mobilisés, pointe Ruth Gozlan, chargée de mission « santé ». Notre objectif est que ces moyens soient mis à disposition des personnes qui en ont le plus besoin. A Strasbourg, il avait été évalué initialement que suffisamment de personnes pouvaient avoir besoin de cette approche innovante ; nous restons confiants dans l’évolution du projet sur les mois à venir. Si, à moyen terme, la SCMR prouve sa pertinence dans une ville sans scène ouverte, nous pourrons alors nous appuyer sur elle pour apporter les réponses les plus adaptées au déploiement dans d’autres municipalités. »
Au 18 avril, 165 usagers ont utilisé le programme d’échange de seringues d’Argos et 117 personnes différentes ont fréquenté l’espace de consommation, pour 1 797 passages et 2 011 actes. Les hommes représentent 73 % des usagers. 26 % des personnes sont en hébergement très précaire (rue, squat, hôtel…). La cocaïne est le produit majoritairement consommé (35 %), puis viennent le Skenan (24 %) et l’héroïne (9 %). Il y a eu également des consommations de BHD, de crack, de free base et de benzodiazépines. L’injection représente 65 % des modes de consommation, loin devant l’inhalation ou le sniff.
« Il n’y a pas de fréquence type pour la consommation. Si on enregistre un pic de visites en début d’après-midi puis le soir, il y a des personnes qui ne s’injectent qu’une dose et repartent immédiatement et d’autres qui restent à Argos toute la journée, note Grégory Bluntzer. Les intervenants demandent aux toxicomanes d’attendre une demi-heure entre chaque prise, davantage s’ils estiment qu’ils sont encore trop « défoncés » et risquent donc une overdose. Entre-temps, les usagers peuvent patienter en salle de repos, où ils écoutent de la musique, chargent leur téléphone, surfent sur Internet ou remplissent le cahier d’expression.
L’occasion pour Aurélie Kreiss, chef de service, d’aller vers eux pour leur proposer de prendre une douche, un café ou les informer sur les risques de transmission du VIH et des hépatites. « On les incite aussi à faire des tests de dépistage. J’en profite pour leur expliquer qu’à Argos ils peuvent solliciter des temps de consultation, avec l’assistante sociale, le médecin psychiatre ou la psychologue, qui assurent des permanences plusieurs fois par semaine. Enfin, quand le moment semble opportun, quand on entend qu’il y a un ras-le-bol, on les informe sur les traitements de substitution, les cures de sevrage. Toujours sans obligation, car ici on accueille avant tout la personne avec sa pratique. » Danièle Bader ajoute : « Il faut dire que d’ordinaire la personne qui consomme est considérée par les institutions soit comme malade, soit comme délinquante. Ici, on est dans un espace à part – un lieu accueillant où elle est considérée comme une personne, sans jugement et avec l’assurance qu’on ne lui mettra pas la pression pour interrompre sa consommation. C’est cela qui plaît à ceux qui fréquentent Argos. »
Et la directrice de conclure : « Venir à la salle est déjà un premier pas. Un lien se crée et, à travers des discussions, des entretiens, émergera petit à petit l’envie de prendre soin de soi. »
En octobre 2016, un mois avant Argos, ouvrait dans le Xe arrondissement de Paris la salle de consommation à moindre risque Gaïa, à l’hôpital Lariboisière (AP-HP)(1). Danièle Bader, directrice d’Ithaque, et Elisabeth Avril, directrice de l’association Gaïa, ont travaillé ensemble sur ces deux projets pourtant assez dissemblables. « A Paris, il existe une scène ouverte. Concentrés dans le quartier de la gare du Nord, les usagers attendaient impatiemment l’ouverture d’une salle, d’où l’affluence immédiate, avec parfois près de 200 passages par jour. A Strasbourg, il n’y a pas de consommation de drogues dans l’espace public, les usagers consomment dans des lieux cachés et dispersés, décode Danièle Bader. C’est pourquoi lorsque les Hôpitaux universitaires nous ont proposé ce local, dans un quartier non stigmatisé situé en centre-ville et à proximité immédiate de dispositifs hospitaliers en cas de besoin, c’était idéal. »
Si la fréquentation, le profil des personnes reçues et la nature des produits consommés diffèrent dans les deux salles, Gaïa et Argos utilisent les mêmes logiciels de recueil de données et une évaluation Inserm, soutenue financièrement par la Midelca (mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives), a démarré simultanément dans les deux structures. « Les chercheurs vont analyser l’amélioration de la situation sanitaire des usagers, de leur insertion sociale, de leurs relations familiales, la diminution des pratiques à risques… Les résultats seront remis au fil du déroulement de l’expérimentation », explique la directrice d’Ithaque. Il est aussi prévu, dans les mois à venir, que les deux premières SCMR françaises organisent des échanges afin de s’enrichir de leurs expériences mutuelles.
(1) Les usagers ont été anonymisés.
(2) SCMR Argos : quai Menachem-Tafel – 67000 Strasbourg – Tél . 03 68 00 19 14. La salle est ouverte tous les jours de 13 h à 19 h.
(4) Voir notre reportage sur la SCMR DHZ de Sarrebruck, en Allemagne, ouverte en 1999, dans ASH n° 2678 du 15-10-10, p. 36.