« Vulnérabilité” vient du latin vulnus : la blessure, la plaie. Le terme grec ancien oulè désigne la cicatrice. Etre vulnérable, c’est donc être susceptible de se retrouver blessé, affaibli, diminué. En ce sens, notre fragilité face à un accident de la vie est toujours possible. Cette vulnérabilité est notre lot à tous, c’est le fond commun de fragilité humaine que partagent le soignant et le soigné, le travailleur social et l’usager, et ce fond commun d’humanité nous met à égalité. Tous, nous sommes à la merci de la fortune, de l’accident et de la mort. Peut-être même cette égalité corrige-t-elle, dans une certaine mesure, la dissymétrie de tout rapport hiérarchique présent dans la relation de soin ou dans l’accompagnement social. Même mon médecin peut tomber malade, même mon référent social peut avoir besoin de soutien…
En droit, un rapport de la Cour de cassation de 2009 distingue les états de vulnérabilité et les situations de vulnérabilité. Les états de vulnérabilité sont propres à la personne et à son état de santé en particulier. Les situations de vulnérabilité, elles, relèvent des liens entre une personne et un service ou une institution – elles concernent le droit à la consommation, le droit du travail, le droit des victimes…(2).
En sociologie, Robert Castel a défini la “zone de vulnérabilité” comme l’une des quatre zones différentes d’intégration sociale(3). Il la situe entre la zone d’intégration, caractérisée notamment par la stabilité de l’emploi, l’insertion professionnelle, une bonne socialisation, et la zone de désaffiliation où l’individu vit dans une grande détresse sociale, un isolement relationnel et des liens sociaux compromis. Entre les deux, la zone de vulnérabilité désigne cette situation de l’individu à mi-chemin entre intégration et exclusion. Sa caractéristique principale est la précarité de l’emploi : la situation professionnelle est instable et tout changement ou imprévu dans l’existence peut faire basculer l’individu dans la pauvreté et l’entraîner dans le processus de désaffiliation. La zone de vulnérabilité définit la situation des travailleurs pauvres, le “précariat” (Paugam) – qui touche une partie croissante de la population : la précarisation des contrats de travail ne permet plus de s’insérer socialement ni de se maintenir dans la zone d’intégration. L’instabilité de la situation sociale et professionnelle fait qu’à tout moment, tout peut s’écrouler : l’individu vit sous la menace quotidienne de la désaffiliation. Le public des travailleurs pauvres peut être difficile à toucher : il est souvent dans le non-recours à l’aide sociale ; en tant que salariés, ils sont rarement usagers des services sociaux. Leurs revenus font qu’ils ne bénéficient que de peu d’aides, contrairement aux bénéficiaires des minima sociaux par exemple. Eux-mêmes ont souvent introjeté le discours culpabilisateur d’après lequel ils ne mériteraient pas d’être soutenus ou que d’autres ont plus besoin d’assistance qu’eux. Castel définit justement la quatrième et dernière zone comme la zone d’assistance, caractérisée par une forte dépendance sociale et une incapacité de travail. Les personnes socialement vulnérables sont réticentes à bénéficier de l’assistance et se situent à la frontière de cette zone. Les aider à sortir de la zone de vulnérabilité est essentiel et nécessite de renforcer leurs capabilités(4).
La vulnérabilité est notre fond commun d’humanité, notre condition, a-t-on dit. Si l’on en tire une implication pour tout professionnel, cela signifie que se savoir vulnérable, c’est consentir à ne pas se croire invulnérable : ni impuissant ni tout-puissant. Parce que nous sommes tous susceptibles de nous retrouver blessés par un accident de la vie, chacun a le droit au respect, à l’empathie et à l’équité. Réciproquement, nous avons le devoir de traiter avec respect, empathie et équité l’autre dans sa vulnérabilité. La conscience de la vulnérabilité de notre humaine condition est un fondement de l’éthique. La vulnérabilité comporte des degrés et concerne tous les publics, tous les patients et usagers, y compris nous-mêmes. Consentir à notre propre vulnérabilité est ce qui nous humanise.
Le philosophe Emmanuel Levinas a conçu une éthique de la vulnérabilité. Elle repose sur la responsabilité pour l’autre, qui est le propre de la sollicitude : c’est l’essence même du souci pour l’autre. Dans son recueil d’essais sur le penser à l’autre intitulé Entre nous, il écrit que “le souci d’être de l’humain porte aussi le souci pour l’autre homme, la sollicitude de l’un pour l’autre […]. Souci pour l’autre homme, sollicitude pour son manger, pour son boire, son se-vêtir, pour sa santé, son s’abriter”(5).
Alimentation, vêture, santé, habitat : il s’agit là des besoins vitaux qui correspondent exactement aux champs d’intervention du travailleur social en général, du conseiller en économie sociale et familiale en particulier. Mais Levinas va beaucoup plus loin : la responsabilité pour l’autre n’est pas simplement l’existence partagée, ni le fait d’être avec les autres, ni même le fait d’être pour les autres et d’agir pour eux comme c’est le cas dans les relations de travail. Non, la responsabilité pour autrui est bien plus fondamentale, c’est le fondement même de la relation éthique désintéressée entre êtres humains, littéralement entre les êtres : “inter-esse”. C’est en ce sens que Levinas définit “le dés-inter-essement – plus profond que l’avec-les-autres ou le pour-les-autres, impliqués dans l’être-au-monde où l’être de l’autre équivaut à son métier et ne s’entend qu’à partir des affaires et de l’intéressement”(5).
Il faut faire attention au sens du “pour” dans l’expression de “responsabilité pour autrui” : ce n’est pas un “pour” d’équivalence, parce que ma responsabilité pour l’autre n’est pas un échange symétrique, l’éthique est tout sauf un calcul donnant-donnant. Il ne s’agit pas non plus d’un “pour” de substitution : ma responsabilité ne remplace pas celle de l’autre qui serait absente ou défaillante, car ce serait encore réduire l’autre au même, ce serait les intervertir ou les confondre au mépris justement de l’altérité véritable, ce serait répondre de lui à sa place, ce serait assumer ses paroles ou ses actes à sa place et le nier en tant qu’autre. Non, le “pour autrui” a simplement le sens de la relation, du rapport à l’autre, de l’ouverture à son altérité sachant que “le moi, de pied en cap, jusqu’à la moelle est vulnérabilité”(6) –comme n’importe quel moi humain. “Pour” s’entend enfin et surtout au sens de la destination, du but : comme on dit “partir pour l’étranger”, ma responsabilité pour l’autre signifie une responsabilité infinie, cet infini que je ne peux pas trouver en moi-même mais seulement dans l’expérience éthique de la transcendance de l’autre et de la transcendance vers l’autre. Car au fond, toute ouverture à autrui ne consiste-t-elle pas à partir pour l’étranger ? Toute rencontre de l’altérité n’est-elle pas un voyage vers l’inconnu ? Autrui, en effet, ne m’est jamais entièrement connu ni connaissable : “Si on pouvait posséder, saisir et connaître l’autre, il ne serait pas l’autre”. Emmanuel Levinas conçoit alors la responsabilité pour autrui comme ma capacité de répondre “pour ce qui n’est pas mon fait […], ce qui me regarde, [ce qui] est abordé par moi comme visage”(7).
Je suis l’obligé du visage d’autrui, je dois répondre à son face-à-face et c’est cela même qui m’engage nécessairement dans une relation éthique avec lui. Le visage est l’expression du dénuement et de la vulnérabilité d’autrui. Levinas écrit ainsi que “le visage est présent dans son refus d’être contenu”(8).
La responsabilité pour l’autre, c’est donc une responsabilité qui m’incombe, au-delà de ce que je fais, et au-delà de ma subjectivité. Etre responsable pour autrui nécessite que je dépose ma subjectivité. Levinas définit l’identité même du moi humain par cette “dé-position” de la subjectivité qu’est la responsabilité pour autrui. Ma relation à autrui, dit-il dans Ethique et infini, “ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour lui”(9).
Son seul visage me commande la sollicitude. La responsabilité pour l’autre n’attend pas de réciprocité ; sa responsabilité à lui, “c’est son affaire”. C’est-à-dire que je peux l’éveiller en lui, mais je ne dois pas m’y substituer. La relation intersubjective, dans une telle éthique, est asymétrique. Je réponds d’autrui parce que, dans la philosophie éthique lévinassienne, “le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres”.
Tout est question de sens, plutôt qu’une question d’être. Il ne s’agit pas d’être autrement ; la condition de notre humanité défait plutôt la simple condition ontologique en un “autrement qu’être” : tel est le sens de la mise en question de l’être, du “dés-inter-essement”. Et l’éthique n’est rien d’autre que cela : “l’éthique, dit Levinas, c’est la mise en question de ma spontanéité par la présence d’autrui”(10).
En définitive, il apparaît que la vulnérabilité se trouve au fondement de l’éthique… et sans doute à l’origine de la plupart des plus grandes œuvres de l’humanité. »
(1) Auteur de Normes et valeurs en travail social – Repères pour le soin de la relation – Ed. Seli Arslan (2016) et de Philosophie et éthique en travail social – Ed. EHESP (2013).
(2) Voir l’article sur « L’évolution de la notion de vulnérabilité au sein de la Justice », par Anne Caron-Déglise, magistrate déléguée à la protection juridique des majeurs à la cour d’appel de Paris, in Actes du séminaire de l’UNAF sur l’éthique, 3 et 4 avril 2014, Paris.
(3) Voir Les métamorphoses de la question sociale – Ed. Gallimard (1995).
(4) Voir Capabilités – Martha Nussbaum – Ed. Flammarion (2012).
(5) Entre nous, essais sur le penser-à-l’autre – Ed. Grasset (1991).
(6) In Humanisme de l’autre homme – Idem – Ed. Livre de poche (1987).
(7) In Ethique et infini – Ed. Fayard (1982).
(8) In Totalité et infini, III – B – 1 – Ed. Livre de poche (1990).
(9) Op. cit.
(10) In Totalité et infini, op. cit.