« L’hébergement sans accompagnement n’est pas une solution !, martèle, comme nombre de responsables associatifs du secteur de l’urgence sociale, Frédéric Baudier, directeur adjoint de l’Association d’aide d’urgence du Val-de-Marne (AUVM). L’hôtel, c’est une réponse dans l’urgence, et il en faut bien, mais au bout de trois mois, ça n’a pas de sens. Même si les personnes ont un toit sur la tête, leur situation globale ne peut pas s’y améliorer. L’hôtel entraîne des difficultés, comme les changements d’adresse successifs, qui viennent empêcher l’accompagnement social. » Sur la même longueur d’onde que les associations, et par ailleurs soucieux de réduire le coût budgétaire – à la fois massif et exponentiel – de l’orientation vers l’hôtel, le conseil départemental du Val-de-Marne a entrepris depuis 2009 de développer des solutions alternatives.
« La première étape a été de recentrer le département sur ses compétences en faisant en sorte que, dans le même temps, l’Etat se repositionne sur ses missions », retrace Jean-François Watrin, responsable de la mission « hébergement logement » du Val-de-Marne. Avant 2009, toute personne isolée avec enfant en situation de rupture d’hébergement se présentant dans l’un des espaces départementaux des solidarités (EDS) était prise en charge par le département. Après un dialogue avec l’Etat, que Jean-François Watrin qualifie d’« ouvert », un protocole de répartition a été mis en place : désormais, le Val-de-Marne prend en charge, au nom de sa compétence de protection de l’enfance, les femmes enceintes et les mères avec enfants de moins de 3 ans(1) qui résident sur son territoire depuis au moins six mois. Les personnes qui ne correspondent pas à ce public cible sont orientées vers les services financés par l’Etat (le 115). Et quand une mère se présente avec plusieurs enfants de moins et de plus de 3 ans, le cas relève d’un arbitrage entre le conseil départemental et l’Etat. « Ce protocole a mis un terme à une situation qui n’était plus tenable financièrement pour le département, avec, au plus fort, un coût de 16 millions d’euros par an pour la prise en charge de 1 600 familles. De plus, la collectivité territoriale entretenait un système où professionnel qui évaluait la situation, l’assistante sociale départementale, était aussi le prescripteur de l’orientation vers l’hôtel. La situation n’était pas plus tenable pour le public, avec des familles à l’hôtel sur des périodes pouvant aller jusqu’à huit, voire dix ans, qui se suradaptaient à des conditions parfois très difficiles », analyse Jean-François Watrin. Par ailleurs, cette mise à plat a permis de corriger des abus et des dysfonctionnements, comme des chambres facturées alors que les occupants s’absentaient plusieurs mois d’affilée.
En 2009, toujours, le conseil départemental met en place la mission « hébergement logement » (MHL), animée par trois agents de directions différentes : la protection de l’enfance, l’action sociale et l’habitat. Avec cette équipe pluridisciplinaire, la MHL affiche l’objectif d’aller au-delà de la protection de l’enfance et d’offrir un parcours de logement accompagné, avec différentes solutions selon les profils. Pour sortir les familles de l’urgence – et le département de la gestion de cette urgence –, la MHL s’est mise à rechercher des solutions alternatives, ainsi que la bonne méthode d’orientation. Dans un premier temps, la collectivité mobilise son propre patrimoine : des gendarmeries inoccupées qui permettent de loger une trentaine de familles relativement autonomes. « Trente familles, c’est peu au vu du public en attente, mais ça nous a permis de nous lancer », se souvient Jean-François Watrin. Pour aller plus loin et cibler des familles nécessitant un suivi renforcé, le conseil départemental propose à des associations du secteur de devenir partenaires de son plan d’action de réduction des nuitées hôtelières. En s’entourant des bailleurs sociaux et de plusieurs associations déjà actives dans le département(2), la MHL parvient à constituer progressivement, à partir de 2013, un parc de 170 logements relais, étape essentielle avant l’entrée en logement social. D’année en année, le département a ainsi fait baisser le recours à l’hôtel. En 2016, 600 nouvelles familles se sont présentées et 400 ont été retenues : 250 ont été orientées vers l’hôtel et 150 vers un logement. Aujourd’hui, la MHL accueille en moyenne 500 familles (contre 1 600 au plus fort, avant la répartition avec l’Etat), dont la moitié en hôtel et l’autre moitié sur des dispositifs alternatifs. « Désormais, les familles connaissent notre fonctionnement et ne se présentent que si elles pensent remplir les critères. Ce nouveau comportement a fortement joué sur la chute du nombre de nouveaux dossiers », précise Jean-François Watrin. Chaque année, quelque 300 familles sortent de l’hôtel et sont orientées vers une solution alternative ou personnelle, notamment à travers le droit au logement opposable (DALO).
L’accompagnement social assuré par les associations et financé par le département s’articule autour de trois volets : le soutien à la parentalité, l’insertion professionnelle et le « savoir habiter », ce dernier point permettant d’assurer le succès de la sortie du dispositif. A Boissy-Saint-Léger, à La Marjolaine, grande maison répartie en studios qui peuvent accueillir 11 adultes et autant d’enfants, l’équipe pluridisciplinaire (assistants de service social, éducateurs spécialisés et conseillers en économie sociale et familiale) du Relais 94 de l’Association de prévention soins et insertion (APSI) entoure, week-end inclus, des mères dont la particularité est d’avoir amorcé une réflexion sur un projet professionnel. « On fait comme si 11 familles habitaient un même immeuble avec des règles de vie commune, par exemple le respect de la tranquillité de chacun. Ces règles sont établies dans un règlement de fonctionnement et explicitées à l’occasion de réunions collectives », explique Camille Souchard, référente du dispositif. L’apprentissage le plus compliqué se révèle être celui du rapport à l’argent et de sa gestion : le règlement de la redevance – 20 % du revenu (un ratio pratiqué par la majorité des associations partenaires), soit entre 170 € et 220 €, charges comprises – donne lieu à de nombreux retards et incompréhensions. « Les femmes qui ont pu, par le passé, être accueillies gratuitement, considèrent qu’un loyer n’est pas justifié ou que les prestations sociales, soit la grande part de leur revenu, doivent être consacrées à leur enfant. Notre rôle est de les préparer au paiement d’un loyer et à la gestion de leur budget pour éviter de contracter des dettes », détaille Camille Souchard. L’autonomisation est parfois compromise par la situation administrative de la mère, en particulier quand celle-ci est en attente du renouvellement de sa carte de séjour, période pendant laquelle la caisse d’allocations familiales (CAF) suspend ses prestations. Le Relais 94 n’offrant pas d’aide financière, la personne doit solliciter l’assistante sociale du département – avec qui le lien a pu se distendre du fait de la mise à l’abri en hébergement alternatif. Selon les critères du Relais 94, la candidature d’une mère pourra être proposée à un bailleur social si elle est dans une situation financière stable depuis plus de trois mois, a acquis les bases du « savoir habiter », a au moins un CDD long et l’ensemble de ses droits ouverts. Ce travail préparatoire permet au Relais 94, assure Camille Souchard, de discuter « en confiance » avec les bailleurs sociaux, qui ont souvent le choix entre plusieurs candidatures qu’ils estiment solides.
La référente du dispositif relève les difficultés du passage de l’hébergement à l’hôtel à un accompagnement renforcé : « Les six premiers mois, généralement, les mamans sont dans l’action. Ensuite, on observe une période de retrait, certainement le besoin de profiter d’un certain calme après des mois d’errance, au moment où, au contraire, nous leur demandons une forte participation. » Même ressenti du côté de Florence Rudaz, directrice de l’Association régionale pour l’insertion, le logement et l’emploi (ARILE), qui gère à la fois des logements relais et un centre maternel : « L’hébergement alternatif peut être abordé comme une pause, alors que le public va avoir beaucoup d’efforts à fournir. On peut entendre le reproche : “Vous nous mettez la pression !” »
En s’installant dans leur logement relais, les familles doivent abandonner un réseau relationnel constitué pendant les années d’hôtel. De plus, elles savent qu’elles devront, une fois dans leur logement pérenne, renouveler leurs repères. « Nous devons beaucoup travailler cette motivation sur la durée », souligne Florence Rudaz, qui pense notamment à ces « mamans qui, par volonté d’être mises à l’abri, ont dit “oui” à toutes les conditions posées lors de l’entretien d’admission, puis qui vont avoir du mal à le tenir ». Pour que le temps passé en solution alternative soit le plus constructif possible, chaque association a développé sa méthode. Solidarités nouvelles pour le logement (SNL) Val-de-Marne s’appuie, outre sur ses travailleurs sociaux, sur un réseau de bénévoles qui visitent les familles à domicile et œuvrent contre leur isolement. Une « pédagogie de la proximité », selon Clémentine Péron-Gillet, sa directrice. L’AUVM, elle, fait régulièrement évoluer la charte d’engagement qui lie la structure au bénéficiaire. « Nous prenons garde à ne pas infantiliser le public. Par exemple, nous autorisons les absences du logement (en moyenne quatre jours par mois) au lieu d’entretenir des situations où la personne ment pour les besoins de sa vie personnelle, explique Frédéric Baudier, son directeur adjoint. Il ne faut pas voir l’accompagnement social comme des réponses pratiques à des problèmes, mais viser bien plus loin. Nous essayons de restaurer la personne dans sa citoyenneté. »
Pour les mères dont le lien avec l’enfant semble problématique et dont la situation doit être évaluée en profondeur – sont-elles capables de vivre à l’hôtel en attendant une place en logement alternatif ? Quelle est leur situation familiale exacte ? Leur statut administratif ? (nombre d’entre elles sont des migrantes en attente d’une régularisation) –, le conseil départemental mobilise des centres maternels et des structures spécialisées dans l’évaluation(3).
Ainsi, le Relais de Thiais, géré par la Croix-Rouge du Val-de-Marne, accueille depuis 2012 environ 70 mères par an. « En général, elles viennent de passer trois jours hébergées par le 115. Il peut s’agir d’une très jeune femme mise à la porte par sa famille parce qu’elle est enceinte ou d’une maman et de son enfant qui sont allés d’une solution de fortune à l’autre », précise Jeanne Werner, responsable de la structure. L’évaluation met à plat la situation de chacune, avec, au centre, la question de la place du père et des ressources familiales. Les mères peuvent être toujours mariées mais plus en couple, en couple avec un homme marié, en relation avec un père qui veut bien reconnaître l’enfant sans pour autant le prendre en charge… « La place du papa n’est jamais simple », confirme Camille Souchard, du Relais 94, « avec les questions d’autorité parentale ou de droit de garde à régler ». Pour certaines femmes, le retour dans la famille ou dans l’appartement qu’elles ont quitté en urgence, si la situation du couple est clarifiée, est envisageable.
L’évaluation peut amener à remettre en cause le projet de la mère comme la prise en charge par le département. Après une période maximale de deux mois passée au Relais de Thiais, avec un compte-rendu tous les quinze jours au département, la MHL décide de l’orientation en se fondant sur l’évaluation de l’association. « La MHL est dans l’objectivité. Nous, nous travaillons sur de l’humain, nous partageons le quotidien des personnes concernées. Par conséquent, nos échanges peuvent se révéler compliqués, mais, dans la majorité des cas, nous arrivons à nous accorder », analyse Jeanne Werner. L’orientation se fera vers un centre maternel quand la parentalité pose particulièrement problème, en appartement relais pour des mères assez autonomes et à l’hôtel. Le refus de prise en charge s’élève à environ 10 %.
Pour maintenir la fluidité du parcours vers le logement pérenne – passer de l’hôtel au logement relais, puis du logement relais au logement personnel –, le département et les associations sont fortement dépendants des offres du parc locatif social, encore trop peu ouvert aux ménages les plus modestes(4), en particulier en Ile-de-France, comme le soulignait un récent rapport de la Cour des comptes(5). « Nous accueillons les familles sur une durée moyenne de trois ans. La troisième année, certaines seraient tout à fait prêtes pour entrer dans un logement autonome, mais sans proposition, nous les gardons en attente », regrette la directrice de SNL Val-de-Marne.
Face à cette absence de réponses en nombre suffisant, la MHL « explore toutes les solutions, même si ce n’est que pour quelques dizaines de logements à chaque fois », explique Jean-François Watrin. Son équipe s’est tournée depuis peu vers la location dans le parc privé de pavillons trop grands pour trouver des locataires sur le marché classique et assez vastes pour accueillir plusieurs familles sur le mode de la cohabitation. Une solution testée avec satisfaction depuis juin 2015 par l’ARILE. « On craignait que la cohabitation ne soit une difficulté supplémentaire à gérer. Finalement, elle produit de la solidarité entre mamans et une dynamique de groupe, explique sa directrice, Florence Rudaz. Encore faut-il prendre soin de fournir des conditions de cohabitation correctes. » La MHL réfléchit également à des modules en bois, à l’image de ceux construits pour le centre d’accueil de sans-domicile fixe au bois de Boulogne, dans le XVIe arrondissement de Paris. « Tous les dispositifs autres que l’hôtel sont moins chers que l’hôtel », insiste Jean-François Watrin. En ce qui concerne le logement à l’hôtel, l’intervention du département est toutefois beaucoup plus modeste. « Il est extrêmement difficile d’agir sur la qualité des établissements. Néanmoins, le fait de réguler l’orientation nous a permis de recentrer notre partenariat avec les hôtels qui nous semblaient les plus sérieux », précise le responsable de la MHL.
L’enquête Enfams (« Enfants et familles sans logement en Ile-de-France »), réalisée par l’Observatoire du Samu social de Paris en 2014(1), a permis de mettre des chiffres, éloquents, sur la situation des enfants hébergés à l’hôtel. Ainsi, 80 % des familles vivent sous le seuil de pauvreté. En ce qui concerne leurs conditions de vie, 21 % d’entre elles n’ont pas de lieu pour cuisiner, 29 % n’ont pas de toilettes ou de douches dans la chambre, 41 % des enfants doivent partager le même lit qu’un de leurs parents, et huit familles sur dix et deux enfants sur trois se trouvent en insécurité alimentaire. L’état de santé est également très dégradé : une mère sur deux et un enfant sur trois sont en situation d’anémie, tandis que 29 % des mères présentent un état dépressif (quatre fois plus que dans la population générale). A la sortie de la maternité, plus de 50 % des femmes n’ont bénéficié d’aucun suivi. Un enfant sur quatre souffre d’une absence de recours aux soins chez un généraliste ou un pédiatre. Enfin, la non-scolarisation des 6-12 ans est au moins dix fois plus importante que dans la population générale.
(1) Saisi par plusieurs départements, le Conseil d’Etat a réaffirmé, le 13 juillet 2016, le caractère « supplétif » de l’intervention des départements au profit des familles sans abri avec enfant. La Haute Juridiction rappelle que c’est à l’Etat, en vertu du code de l’action sociale et des familles, que revient l’obligation d’assurer l’hébergement d’urgence.
(2) L’Association des organismes HLM de la région Ile-de-France (AORIF), avec l’Association d’aide d’urgence du Val-de-Marne (AUVM), Habitat éducatif Val-de-Marne (devenue ARILE), Aurore, le Relais 94 de l’Association de prévention soins et insertion (APSI) et la Croix-Rouge Val-de-Marne.
(3) Dans le cas des mères victimes de violences conjugales, le département recourt à un autre dispositif.
(4) En particulier le manque de logements en PLAI (prêt locatif aidé d’intégration), accessibles aux plus modestes.
(5) Le logement social face au défi de l’accès des publics modestes et défavorisés – Février 2017 – Disponible sur
(1) Etude réalisée sur un échantillon d’environ 35 000 personnes. Voir ASH n° 2877 du 03-10-14, p. 15.