J’ai grandi au sein d’une famille qui a accueilli pendant de nombreuses années des enfants confiés par l’ASE. J’ai ainsi pu être témoin des difficultés qu’ils rencontraient dans leur parcours de vie, mais aussi de la capacité dont certains faisaient preuve pour s’en sortir malgré un contexte familial compliqué. C’est la raison pour laquelle, en master, je me suis intéressée d’abord à la question du décrochage scolaire chez les enfants confiés à l’ASE. Les rares études existant sur le sujet mettent en effet en lumière les liens entre le placement à l’aide sociale à l’enfance et des phénomènes d’échec scolaire, de délinquance, d’addiction… Pour ma thèse de doctorat, j’ai voulu, à l’inverse, m’intéresser à ceux, minoritaires, qui réussissent malgré tout à l’école.
J’ai commencé par contacter quatre services d’accueils familiaux sur trois départements du sud-ouest de la France. Je pensais trouver des statistiques portant sur la réussite scolaire des jeunes confiés ou, tout au moins, pouvoir entrer en contact avec d’anciens jeunes confiés à l’ASE. Mais ça n’a pas été le cas. Les chiffres n’existent quasiment pas et les liens avec les jeunes sont rarement maintenus au-delà de la fin de prise en charge. J’ai donc pris le parti d’entrer en contact directement avec des familles d’accueil. De fil en aiguille, j’ai pu ainsi contacter 30 personnes anciennement ou encore confiées à des familles d’accueil.
Elles peuvent être d’ordre personnel, familial, scolaire ou liées au placement lui-même. Du fait de leur contexte familial, ces enfants sont souvent amenés à connaître des ruptures dans leur parcours de vie. Celles-ci peuvent entraîner des difficultés à se concentrer à l’école et des troubles du comportement dont vont découler, entre autres conséquences, des problèmes scolaires. Le taux de redoublement chez ces enfants est ainsi plus élevé que dans le reste de la population. Il existe également des difficultés propres à la situation de placement elle-même. Les jeunes qui décrochent ont souvent connu plusieurs lieux de placement différents et restent marqués par cette discontinuité éducative liée au changement de foyer ou de services d’accueils familiaux.
Cet échantillon comportait 17 filles et 13 garçons âgés de 17 à 53 ans au moment de l’enquête : 11 étaient encore confiées à l’ASE et 19 l’avaient été par le passé. Ils avaient vécu de 2 à 21 ans en famille d’accueil, certains ayant été confiés quasiment dès la naissance (15 ont été placés avant l’âge de 3 ans) et y étant restés jusqu’à leur majorité. Je ne les ai pas interrogés sur les motifs de leur placement, mais certains ont pu aborder cette question, à leur initiative. Ils ont évoqué les motifs classiques : carences éducatives, décès d’un ou des deux parents, handicap ou maladie des parents, rupture familiale…
Mon premier critère était qu’ils aient obtenu au moins un diplôme équivalent au baccalauréat. Le bac représente un marqueur de référence dans la population générale. En outre, les jeunes confiés à la protection de l’enfance sont majoritairement orientés vers des formations de niveau V. Bien sûr, ce phénomène relève de difficultés scolaires, mais aussi de l’inquiétude des éducateurs. La prise en charge s’arrête en effet au plus tard à 21 ans, alors que la majorité des cursus de l’enseignement supérieur vont au-delà. Le choix d’orientation vers des formations courtes est donc rationnel. Pourtant, une étude montre que 77 % des jeunes placés et encore scolarisés à l’âge de 17 ans souhaitent poursuivre vers des études générales(1).
Elle est déterminante car elle permet l’enclenchement du processus multifactoriel d’accrochage scolaire. Il s’agit de tisser une relation affective stable et sécurisante avec un tuteur de résilience. Majoritairement, ce tuteur est incarné par la famille d’accueil elle-même, parfois aussi par l’éducateur. Un autre facteur favorisant l’accrochage scolaire est la précocité du placement dans la famille d’accueil ainsi que sa durée et sa stabilité. Tout cela favorise la construction d’une estime de soi, le développement d’un comportement résilient et l’appropriation d’un certain nombre de normes et de valeurs transmises par les familles d’accueil, pour lesquelles la scolarité est au cœur des préoccupations éducatives. Elles encouragent les jeunes à poursuivre leurs études, les aident à faire leurs devoirs et leur transmettent le goût du travail.
Ceux qui en souffrent sont surtout ceux qui ont eu des difficultés scolaires, qui ont redoublé et/ou ont été orientés vers des classes spécialisées. En majorité, ce n’était pas le cas de ceux que j’ai interrogés, qui étaient plutôt dans une dynamique de réussite, parfois tardive. En outre, pour éviter cette stigmatisation, beaucoup d’enfants cachent à leurs camarades et aux enseignants leur situation d’« enfants placés ». Ceux qui ont pu en souffrir expliquaient avoir développé une estime de soi suffisamment forte pour y faire face. Les familles d’accueil poussent ces jeunes vers la réussite scolaire, ce qui leur permet d’assumer un rôle de « bon élève » et d’avoir un impact positif sur le regard que les enseignants portent sur eux. Ils peuvent développer des relations sociales enrichissantes avec les enseignants et avec leurs pairs. Ce qui facilite l’enclenchement du processus d’accrochage scolaire, finalement, c’est l’alliance éducative entre le travail social, la famille d’accueil et le milieu scolaire et périscolaire. Il est important de voir l’enfant dans sa globalité, chacun apportant sa contribution.
Dix d’entre elles. Très majoritairement, elles se situent entre les milieux populaires et la classe moyenne. Il s’agissait, pour la plupart, de couples mariés de longue date et ayant des enfants. Leur principale motivation était la volonté de prendre soin d’un enfant, avant même des raisons financières. Pour cinq familles sur dix, il s’agissait du premier, voire de l’unique enfant placé. Ces familles ont exercé cette activité entre 12 et 32 ans et, au final, ont accueilli très peu de jeunes.
Certains jeunes n’avaient plus du tout de lien avec leur famille. La famille d’accueil était alors la seule référente. D’autres continuaient de voir leurs parents et, dans ces cas-là, ces derniers étaient intéressés par la scolarité de leur enfant. Ils posaient des questions sur les résultats scolaires, incitaient les enfants à avoir de bonnes notes et s’intéressaient à l’école. Pour que l’enfant puisse réellement s’investir dans sa scolarité, il faut qu’il sente autour de lui que toutes les personnes qui comptent sont sur la même longueur d’onde.
Pour la plupart, ils ont maintenu un contact avec les familles d’accueil. D’un strict point de vue professionnel, celles-ci sont allées au-delà de ce qu’on leur demandait. Certaines ont continué à héberger gracieusement le jeune jusqu’à ce qu’il finisse ses études ou lui ont apporté un soutien moral et même financier. Il y a eu très peu de ruptures avec les familles d’accueil après l’âge de 21 ans. Et pour ceux concernés, bien souvent, le conjoint a pris le relais pendant un certain temps, ces jeunes s’étant souvent mis assez tôt en couple.
Il faudrait déjà les sensibiliser à la question scolaire durant leur formation. Ce sujet ne me semble pas suffisamment abordé. Sur le terrain, les professionnels ont de multiples problèmes à gérer et cette question n’est pas toujours prioritaire. Il faut leur rappeler que, pour des jeunes placés, l’école peut être un moyen de s’en sortir dans la vie et qu’il ne faut pas le leur refuser. Certes, l’école est aujourd’hui en butte à de nombreuses critiques, mais c’est en travaillant tous dans le même sens que l’on permettra à ces jeunes de réussir davantage.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Alice Anton Philippon est formatrice à l’institut du travail social Pierre-Bourdieu de Pau. Docteure en sciences de l’éducation, elle a soutenu en mars dernier sa thèse sur « L’accrochage scolaire des jeunes confiés à une famille d’accueil : une réussite scolaire atypique au regard des parcours de vie » (Université Côte d’Azur).
(1) Comment les jeunes placés à l’âge de 17 ans préparent-ils leur avenir ?, Isabelle Frechon et Lucie Marquet, Documents de travail n° 227 (éd. INED, 2016).