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« La résilience peut être un processus fluctuant dans le temps »

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Les femmes qui ont subi des maltraitances dans leur enfance ont un processus de résilience fluctuant dans le temps. Tel est le constat dressé par la thèse de Manuela Braud, qui achève son doctorat au Centre de recherche en éducation de Nantes (CREN) à l’université de cette ville de Loire-Atlantique. Cette ancienne technicienne en économie sociale et familiale (TESF), devenue psychologue, s’est appuyée sur les récits de vie de ces femmes aux parcours aussi douloureux qu’exemplaires.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la résilience des femmes victimes de maltraitance durant leur enfance ?

Boris Cyrulnik définit la résilience comme un processus « psychoaffectif, social et culturel qui permet un nouveau développement après un traumatisme psychique ». Cette force s’appuie sur le souvenir de l’attachement « sécure » [de confiance] que la personne a développé avec sa mère durant son enfance. Or, j’ai choisi de m’intéresser à des femmes qui n’ont pas eu la chance d’en bénéficier, à cause d’un abandon, d’une négligence affective ou de maltraitances. Comme souvent chez les chercheurs, ce sujet ne m’est pas étranger. Je n’ai pas réalisé ce travail pour moi, mais pour les autres. Mon objectif est d’apporter de l’espoir à toutes ces femmes au parcours de vie cabossé mais pas pour autant condamné.

En quoi leur processus de résilience est-il particulier ?

Dans mon premier mémoire de recherche, sur la résilience scolaire de femmes ayant vécu une enfance douloureuse, j’ai constaté que celle-ci n’était pas linéaire. Il ne s’agissait pas d’un schéma classique de trauma suivi d’un rebond, mais plutôt de parcours très fluctuants, avec un trauma non daté dans le temps, mais diffus et chronique. Mon mémoire suivant portait sur des hommes délinquants ayant repris leurs études au cours de leur incarcération. Là aussi, j’ai observé un processus de résilience jamais acquis définitivement dans le temps.

Ces processus fluctuants sont peu présents dans la littérature sur la résilience. Croire qu’il s’agit d’un processus magique, sans rechutes, c’est en quelque sorte culpabiliser ceux qui n’ont pas réussi et auxquels il arrive de trébucher de nouveau. Une des personnes interrogées dans ma thèse compare la résilience à une plante que l’on doit arroser tous les jours…

Quelle est la population étudiée dans votre recherche ?

Sept femmes, âgées de 28 à 47 ans. Certaines sont venues me voir lors d’un colloque sur la résilience. Les autres m’ont été recommandées par des personnes de confiance, ce qui facilite la relation. Elles ont toutes vécu dans l’enfance des situations de maltraitance et/ou d’abus sexuels. Je pense par exemple à Nathalie(1), qui a été abusée entre l’âge de 6 et 10 ans par un ouvrier agricole employé par ses parents, qui lui ont toujours refusé le statut de victime. A Sophie, qui a subi de très lourdes maltraitances et s’en est sortie grâce au théâtre, avant de devenir professeur de français. Ou encore à Cendia, qui ne connaît pas son père, a grandi auprès d’une mère perverse, et dont le parcours universitaire sans faute l’a conduite à devenir psychologue et docteure en sciences humaines.

Comment avez-vous abordé ces sujets avec elles ?

Ce n’est pas tant le traumatisme qui m’intéresse, mais ce qu’elles en ont fait. Trop souvent, les études s’arrêtent à l’analyse du traumatisme. Mais que fait-on après avoir été bien cassée dans son enfance ? Mon « matériau » de recherche consiste en des récits de vie coconstruits. Cette posture asymétrique est particulièrement importante à mes yeux : je ne sais pas mieux que ces femmes ce qu’elles ont vécu. Elles sont donc associées à mon travail du début à la fin et on signe un contrat qui en fixe le cadre éthique. Elles reçoivent systématiquement les transcriptions de nos entretiens et mes analyses. Elles peuvent retirer des passages si elles le souhaitent. Je les considère comme les coauteures de ma thèse.

Comment avez-vous analysé ces parcours de vie ?

Pour chaque récit de vie, on analyse ensemble les faits, les émotions engendrées et surtout les transformations de la personne. Pour cela, j’ai utilisé le modèle de la clinique dialogique développé par ma directrice de thèse, Martine Lani-Bayle, qui lui a été inspiré par Jean Piaget et par la pensée d’Edgar Morin. En complément, ce « matériau » est passé à la moulinette avec Tropes, un logiciel d’analyse de données textuelles. J’utilise aussi le schéma actanciel(2), qui permet de repérer les différents acteurs du processus de résilience, qu’ils en soient des adjuvants ou des opposants. Cela permet d’identifier facilement leurs tuteurs de résilience.

J’effectue aussi auprès d’elles le test du locus de contrôle (Julian Rotter, 1966), qui permet de savoir si on se sent plus ou moins « acteur » de sa vie. Si le locus est plutôt interne, c’est qu’elles ne se sentent pas subir ce qui leur arrive : elles gardent un certain contrôle sur les événements douloureux. J’utilise également un questionnaire d’estime de soi (Rosenberg, 1969), dont les résultats montrent qu’elles manquent parfois de confiance en elles. Ces personnes demeurent fragiles et sont surtout très sensibles aux événements difficiles. Mais cela fonctionne dans les deux sens : elles tirent profit et motivation des événements positifs et, pour rebondir, elles sont capables de déplacer des montagnes.

Quels facteurs de résilience avez-vous identifiés ?

Plus que des facteurs, je pense avoir identifié des types, des formes de résilience, ce qui explique aussi pourquoi le processus global paraît parfois se dégonfler. A l’origine de ce dernier, la colonne vertébrale affective se remet en place dès que la personne blessée rencontre un lien qui apparaît « sécure ». Or on peut trouver ces « nourritures affectives » (Cyrulnik, 2000) à l’école, dans sa vie sociale, professionnelle et affective. L’école et notamment l’enseignant jouent un rôle primordial dans la résilience, de l’enfant car ils lui assignent un rôle qui permet de donner du sens à sa vie, en dehors de la famille. C’est la résilience scolaire (Bouteyre, 2008). Les liens sociaux que l’enfant ou l’adolescent développe au cours de sa scolarité permettent eux aussi de reprendre le tricot d’une vie, tout comme le travail chez l’adulte (résilience sociale et professionnelle). Ces femmes ont d’ailleurs souvent des parcours brillants. Mais elles ont besoin que des personnes extérieures le leur disent pour qu’elles en prennent conscience. Comme si elles devaient toujours faire plus que les autres. La confiance en soi paraît toujours en cours d’acquisition. La résilience affective (se mettre en couple, fonder sa propre famille) vient souvent plus tardivement et la personne reste sensible aux ruptures.

Ces formes de résilience sont-elles successives dans le temps ?

Elles se chevauchent plus qu’elles ne se succèdent. De la même manière que lorsqu’on gratte une corde de guitare, il y en a une autre qui vibre à côté. Quand un facteur de résilience est enclenché, l’autre est souvent en train de se développer, un peu comme dans la théorie des stades chez Piaget. La résilience reste toujours en développement. Par ailleurs, on peut prendre appui sur l’un quand l’autre vacille. La fluctuation du processus de résilience que j’ai pu observer est très liée à l’attachement, qui évolue lui aussi au cours du temps. Ce processus n’est jamais complet ni totalement stabilisé, du fait que l’attachement de base n’a pas été suffisant. Si la résilience affective permet une certaine stabilisation et « resécurise » la personne, elle n’est jamais définitivement acquise pour autant. Une rupture amoureuse ou un déménagement, par exemple, peuvent avoir des conséquences douloureuses et globale.

On s’aperçoit tout de même qu’avec le temps, l’estime de soi remonte et le locus de contrôle apparaît plus interne qu’externe. Par ailleurs, les rechutes peuvent se montrer salvatrices, car sont elles sont l’occasion d’une remise à plat : tout sortir pour mieux ranger et réorganiser. C’est pour cela qu’il ne faut pas forcément lutter quand cela ne va pas, mais s’autoriser à craquer, à toucher le fond pour mieux rebondir. C’est pour cela qu’il faut différencier la résilience du « coping », la résistance au stress. Aux Etats-Unis, ces deux processus ont tendance à être confondus.

Quels enseignements les travailleurs sociaux peuvent-ils tirer de cette recherche ?

Les travailleurs sociaux devraient pouvoir offrir davantage d’espace de parole bienveillante. Je parle de temps, de qualité d’écoute et d’implication. J’ai beaucoup souffert dans ce métier que l’on me dise : « Protégez-vous, gardez de la distance. » Pour moi, il faut vraiment entrer en lien avec les gens et croire en eux pour eux, ce qu’ils ne font que trop rarement. Dès qu’ils se rendent compte de leur potentiel, ils peuvent prendre conscience qu’ils détiennent en eux la clé de leur épanouissement. Se positionner comme un accompagnateur et un tuteur de résilience potentiel est en réalité peu coûteux en énergie et l’on récupère bien plus que ce que l’on donne. C’est un cercle vertueux qui se dessine. Je me souviens être intervenue dans un foyer d’aide sociale à l’enfance où des éducateurs disaient d’une adolescente difficile que ce n’était pas le peine d’essayer quoi que ce soit avec elle, car « il n’y avait rien à en tirer ». Je me suis tout de suite intéressée à cette adolescente bien injustement condamnée. Et je me suis rendu compte qu’avec un regard résolument positif, elle devenait une adolescente en quête désespérée d’affection. Or, si une parole peut tuer, elle peut aussi ramener à la vie…

Points de repère

→ La thèse de Manuela Braud s’intitule « Face à l’adversité, comment résilier sans attachement « sécure » ? Emergence et fluctuations du processus de résilience dans le temps ». Sous la direction de Martine Lani-Bayle au Centre de recherche en éducation de Nantes (CREN), 2661, école doctorale CEI 504 (cognition, éducation, interactions) à l’université de Nantes.

→ Elle a notamment participé avec Martine Lani-Bayle et Boris Cyrulnik à l’ouvrage collectif Récits et résilience, quels liens ?, paru chez L’Harmattan dans la collection « Histoire de vie et formation » (2016).

→ Elle s’intéresse également au bien-être à l’école, dont elle propose une « approche dialogique » dans le numéro 17 de la revue Recherche et éducation, avec Bruno Hubert (2016).

→ Elle a fondé son propre cabinet de psychologie positive à Angers (Maine-et-Loire).

Contact : manuela.braud@univ-nantes.fr

Notes

(1) Ce sont des prénoms d’emprunt.

(2) Actanciel : analyse d’un récit qui dépasse l’idée de personnage pour révéler les rapports structurels qui existent entre les actants.

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