Avachi sur une chaise, le menton dans la main, Eval E. se présente sommairement : « J’aimerais intégrer votre entreprise, car j’ai fait des stages, j’ai acquis des compétences en magasin, je devais ranger des colis, décharger, suivre les numéros de série. » En face de lui, Mélanie Llory, psychologue et psychanalyste, joue le rôle de l’employeur : « Et vous pensez que vous pourriez faire quelque chose d’équivalent chez nous ? » « Oui, car ce qui m’a plu, c’était l’autonomie. Et puis ça ne me gêne pas de me lever tôt. » Attentive à ses paroles, la professionnelle réfléchit posément avant d’interrompre l’exercice et de faire au jeune homme, tout juste majeur, quelques remarques sur sa tenue ou sur l’interprétation qu’un employeur peut faire de l’emploi du qualificatif autonome. « Ah, là, j’étais chaud, c’est la première fois que j’ai autant développé, s’enthousiasme Eval. Evidemment, je ne me tiendrais pas comme ça si j’étais dans un vrai recrutement. » La session se poursuit avec un questionnaire sur ses aptitudes relationnelles et l’analyse des réponses.
Ce lundi, Eval est seul à participer à l’atelier « démarche vers l’emploi » qu’organise sa psychologue référente au sein du Passage. Il devrait être rejoint plus tard par d’autres usagers qui ont récemment intégré le dispositif. Le Passage(1), espace d’accueil et d’aide psychologique destiné à des jeunes en difficulté d’insertion sociale et professionnelle, a été créé en 1990 par Liliane et Renaud Sainsaulieu(2), respectivement psychologue et sociologue. Tous deux avaient repéré que des adolescents ou des jeunes adultes sortis du système scolaire éprouvaient de grandes difficultés à accéder ou à se maintenir dans les dispositifs de formation et d’emplois pour les jeunes. « C’était l’époque où on misait beaucoup sur l’insertion par le social et le travail », résume Elizabeth Serin, elle-même psychologue clinicienne et psychanalyste, arrivée comme stagiaire dans cette structure en 1995.
« Notre public cible, ce sont des jeunes déscolarisés, âgés de 16 à 26 ans, ou en passe de le devenir, qui n’ont pas accès au bureau d’aide psychologique universitaire et qui sont trop âgés pour les centres médico-psycho-pédagogiques [CMPP] », poursuit la psychologue. Un public souvent fragilisé, voire déprimé et inhibé, confronté à des troubles importants associés à une problématique affective et relationnelle qui a altéré l’image de soi et le lien à l’autre. Comme le reconnaît sans ambages Hajer Massous, âgée aujourd’hui de 31 ans, qui a fréquenté Le Passage entre 2008 et 2012 : « Quand je suis arrivée, j’étais en dépression, renfermée sur moi-même. Ma conseillère en mission locale m’avait trouvée dans un tel état qu’elle m’avait conseillé de venir ici. Chez moi, il n’y avait que des conflits – d’ailleurs, je n’ai pas dit à mes parents que je venais ici –, j’en arrivais à faire des crises d’effondrement durant lesquelles tout mon corps se bloquait et il me fallait des heures pour me remettre en mouvement. » La situation de Clémence Godard, suivie au Passage de 2005 à 2011, n’était guère plus enviable à son arrivée : « Je ne savais plus où j’en étais, j’étais suivie en psychothérapie à Sainte-Anne, je faisais de la rééducation logico-mathématique, mais j’étais en perte de repères. Il fallait que je trouve un endroit pour mettre des mots sur ma colère envers mes parents. »
Initialement portée par une association baptisée « Lien social jeunes », l’activité(3) est d’abord financée sur fonds propres par le couple Sainsaulieu, puis reprise en 2002 par la Croix-Rouge, qui souhaite s’investir dans l’insertion. Aujourd’hui, les financements proviennent surtout des collectivités locales (conseils départementaux et régionaux, directions départementales de la cohésion sociale, agence régionale de santé d’Ile-de-France, direction de l’action sociale de l’enfance et de la santé de la Ville de Paris…) et, ponctuellement, par des fondations privées. Son projet initial n’a cependant pas changé. Le Passage continue de proposer un accompagnement en trois dimensions : une thérapie via des entretiens individuels et confidentiels avec un psychologue référent, des temps collectifs en atelier qui permettent de travailler le désir et l’expression, un travail de coordination avec les institutions partenaires qui accompagnent la personne en matière d’hébergement, de droits, de formation, de soins… Trois psychologues cliniciens à temps partiel, une coordinatrice et deux ou trois stagiaires constituent l’équipe qui a pris en charge quelque 100 bénéficiaires en 2016. Une conseillère en économie sociale et familiale a, un temps, complété l’équipe entre 2010 et 2013. « Son départ a coïncidé avec la fin d’un dispositif pour lequel nous étions subventionnés, nous n’avons donc pas renouvelé ce poste », résume Catherine Lemonnier, la coordinatrice du Passage, titulaire d’une maîtrise en gestion et sciences politiques, après une première partie de carrière à la direction générale de l’éducation et de la culture à la Commission européenne, puis dans un cabinet de conseil.
Installés dans le quartier de Belleville, dans l’Est parisien, les locaux du Passage sont au rez-de-chaussée et donnent directement sur la rue. Régulièrement, des jeunes orientés vers la boutique voisine, qui offre des douches, un café et un temps de pause aux personnes sans domicile fixe, se trompent de porte. Comme ce garçon hésitant sur le seuil d’entrée… Humberto Estevez Duran, l’un des psychologues du Passage, se dirige vers lui et s’enquiert de son objectif. « On explique toujours qui on est et ce que l’on fait, car cela peut être l’occasion de leur proposer de revenir s’ils en sentent le besoin, observe Catherine Lemonnier. Par ce biais sont venus à nous des jeunes extrêmement désocialisés que notre travail a consisté à rapprocher du secteur de la psychiatrie. » Mais le plus souvent, les candidats sont adressés par le réseau de partenaires du Passage : missions locales, foyers d’hébergement, travailleurs sociaux de secteur… « Je le propose à des jeunes que je sens dans une souffrance psychique qui les empêche de progresser dans leur projet d’insertion, résume Kathy Cordonnier, conseillère en insertion à la mission locale de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Je leur précise qu’il s’agit de rencontrer des professionnels qui sont là pour les écouter et que c’est sans engagement. Mais parfois, cela va prendre plusieurs mois avant qu’ils ne se saisissent de cette ressource. »
Dès la première prise de contact, un rendez-vous est proposé avec un psychologue, à l’issue duquel l’un des stagiaires de la structure présentera l’espace proprement dit et les ateliers. « Mais la porte d’entrée pour nous, c’est vraiment la thérapie, précise Mélanie Llory. Nous acceptons que des jeunes profitent moins du collectif : certains ont une activité professionnelle, habitent loin, suivent une formation ou ont des obligations diverses. » Des profils qui représentent 38 % de la file active. « D’autres sont dans une forme de mélancolie du lien social, ne savent plus comment nouer une relation,poursuit la clinicienne. Nous travaillons cela en thérapie et via les ateliers pour les amener vers le collectif dans un second temps. » Une forme de prise en charge qui, aux yeux de l’équipe, semble de plus en plus nécessaire. « L’arrivée de Facebook, d’Internet et des tablettes a vraiment fait changer les choses, confirme Elizabeth Serin. Les jeunes ne font plus vivre l’espace comme avant. » Pour sa part, Catherine Lemonnier observe qu’un nombre croissant de jeunes vient directement pour rencontrer un psychologue : « Avant, le psy faisait peur, mais depuis quelques années, il semble que cette barrière ait sauté. C’est plutôt une bonne chose. Mais, du coup, nous avons plus de difficultés à les réunir en collectif. » L’équipe travaille donc à créer des occasions, en adaptant ses horaires pour ceux qui ne peuvent venir qu’en fin d’après-midi, en proposant des sorties culturelles le week-end, en réfléchissant aux ateliers qui pourraient les fédérer. « Parce que le groupe permet de partager, de dédramatiser des choses vécues, insiste Elizabeth Serin. Le collectif existe encore, mais il nous faut le soutenir davantage. »
Le collectif ne semble pas avoir été un problème pour Hajer. « Je suis arrivée à la veille des vacances de Noël,se souvient-elle. Et c’est très vite devenu ma deuxième maison. J’avais un entretien thérapeutique par semaine, mais je venais tous les jours. Ici, j’étais dans un autre environnement, je pouvais penser à moi et à me construire. Mais je venais aussi pour voir les autres, faire des jeux, discuter de tout et de rien… » L’une des caractéristiques de la prise en charge proposée par Le Passage est sa durée, qui n’est limitée que par l’âge du sujet : passé 26 ans, il faut quitter le cocon. « Et là, ce n’est pas simple de rompre le lien », confie Clémence Godard, 32 ans, qui n’en continue pas moins de participer aux sorties organisées deux samedis par mois, ainsi qu’aux activités ludiques comme les fêtes d’anniversaire ou les expositions de travaux réalisés dans le cadre des ateliers.
Les lieux sont organisés en trois sections. « La question de l’intimité est en circulation entre ces trois espaces avec des niveaux de parole différents, détaille Mélanie Llory. C’est quelque chose que nous travaillons, car il arrive que certains jeunes ne fassent pas la différence entre ce qu’ils peuvent dire à un employeur potentiel, à une relation, à un ami ou à un thérapeute. » Deux bureaux sont réservés aux entretiens thérapeutiques. « Il ne s’agit pas forcément d’un entretien classique dans un fauteuil, précise Elizabeth Serin. On peut aussi utiliser le dessin, la lecture. » Le reste de l’open space est en libre accès, comme le coin canapé ou les ordinateurs, lieux de rencontres spontanées, qu’il s’agisse d’une conversation improvisée ou d’une partie de jeu de société organisée avec les animateurs du lieu ou par les jeunes eux-mêmes. Enfin, la grande table accueille les ateliers organisés chaque jour.
Ceux-ci sont mis en œuvre par les psychologues du Passage, en fonction de leurs propres centres d’intérêt. Humberto Estevez Duran a choisi la musique. Il ne s’agit pas de travailler les compétences artistiques de chacun. « Mon atelier ne s’adresse pas à des musiciens, insiste le clinicien. Il s’agit de donner envie de se lancer dans quelque chose et de trouver un autre moyen d’expression que la parole et le dialogue. » A l’image de ce jeune qui a découvert dans le slam comment exprimer ce qu’il ne parvenait pas à dire dans une conversation classique. Mélanie Llory, elle, a monté un atelier de théâtre et un autre consacré à l’écriture ; Elizabeth Serin organise un atelier de peinture. « Notre désir est important pour porter l’énergie du lien,explique-t-elle. Nos usagers sont un peu dans une impasse sur cette question, alors nous devons leur permettre de s’appuyer sur notre désir à nous pour mettre quelque chose en route. » Certains vont venir aux activités pour faire plaisir à leur référent, d’autres auront besoin de temps pour s’investir. Parfois, un atelier peut ne pas déclencher l’effet attendu. « On ne peut pas prévoir. La psychanalyse, c’est aussi la question de la surprise,poursuit la psychologue. Je me souviens d’un jeune homme qui avait une formation en cuisine mais n’avait jamais travaillé. Un jour, je lui ai dit : « Il paraît que les bons peintres font de bons cuisiniers. » A partir de là, il s’est installé dans l’atelier comme dans une cuisine et il a donné des noms à ses productions : le premier repas, les pizzaiolos, les picassiettes. C’est devenu quelque chose d’extrêmement sérieux pour lui, il était presque le coanimateur de l’atelier. Puis il s’est remis à la recherche d’un emploi et il a trouvé. »
Côté évaluation, Le Passage n’a pas à rougir de ses résultats. Les chiffres traduisent une amélioration des situations individuelles au regard de l’insertion professionnelle. Le nombre de jeunes à la recherche d’un emploi ou d’une formation a diminué de moitié entre le moment de leur arrivée et la fin 2016, passant de 45 à 23. Et le nombre de ceux qui ont un emploi est passé de 30 à 34. « Mais il convient d’ajouter une quinzaine de jeunes qui ont eu un emploi de manière ponctuelle ou ont effectué des stages rémunérés ou des formations de courte durée », complète Catherine Lemonnier. Des résultats d’autant plus significatifs et encourageants que ces jeunes vivent, pour la plupart, dans des situations très précaires et sont confrontés à un environnement familial peu soutenant. De fait, 84 % de ces jeunes sont issus d’un milieu modeste, 37 % sont sans lieu d’habitation propre et l’entente familiale est perturbée, voire rompue, pour 88 % d’entre eux. Le tout combiné à un niveau de formation très faible : 61 % présentaient un niveau de formation inférieur ou égal au BEP ou au CAP à leur arrivée dans la structure.
« Les jeunes se transforment énormément quand ils sont suivis par Le Passage, constate pour sa part la conseillère en insertion Kathy Cordonnier. Cela permet de dénouer des situations. Ensuite, c’est à moi de reprendre la main sur le volet insertion et accès à l’emploi. » Toutefois, ces évolutions ne sont pas le fruit du seul suivi thérapeutique. Les psychologues cliniciens s’appuient aussi sur un travail en réseau avec différents partenaires. Il est rare que les usagers du lieu ne bénéficient pas, parallèlement, d’un accompagnement socio-psychologique, voire psychiatrique dans certains cas. « Parfois, il y a même tellement d’interlocuteurs autour d’une situation qu’il vaut mieux nous réunir pour faire le point sur les actions engagées ici et là et apprendre à nous connaître pour être plus efficaces », confie Elizabeth Serin. Le jeune, informé de ces contacts entre ses différents référents, est aussi assuré que ce qui doit être confidentiel le reste.
Depuis peu, et pour renforcer cette dimension partenariale, Le Passage organise une rencontre mensuelle entre les psychologues ou travailleurs sociaux de différentes institutions. « Nous échangeons sur le fonctionnement de nos structures, sur nos pratiques et sur comment mieux travailler l’orientation des jeunes vers Le Passage », explique Katarina Vojinovic, psychologue dans une maison d’enfants à caractère social, à Paris. L’équipe du Passage envisage en outre de mettre en place des groupes de parole dans certains établissements partenaires qui seraient centrés sur un soutien aux démarches vers l’emploi, allant de jeux de rôles à des mises en situation pour savoir comment se présenter au mieux lors d’entretiens de recrutement.
« Nous sommes cependant bien conscients que tous ces jeunes ne pourront pas travailler, indique Mélanie Llory. Certains auront un deuil à faire du projet qu’ils ont idéalisé, mais ils auront quand même opéré un cheminement autour de la reconnaissance de leurs troubles psychiques ; parfois, ils auront obtenu une reconnaissance en tant que travailleur handicapé pour aller vers le travail en milieu ordinaire ou en ESAT [établissement et service d’aide par le travail]. » C’est le cas de Clémence, qui a quitté Le Passage il y a six ans. La jeune femme a été animatrice périscolaire, mais son état de santé ne lui a pas permis de conserver cette activité. « C’est toujours compliqué pour moi professionnellement, mais je sais que je suis capable de travailler, et à présent je sais à qui m’adresser pour trouver de l’aide. » Au Passage, elle est parvenue à quitter sa famille pour vivre en résidence sociale et s’intéresse à de multiples activités de loisir. « J’ai grandi et je me suis ouverte », résume-t-elle.
(1) Le Passage : 24, rue Ramponeau – 75020 Paris – Tél. : 01 43 48 88 87
(2) Renaud Sainsaulieu est l’un des théoriciens français de la sociologie des organisations. Il a mis en évidence la fonction socialisatrice des organisations et des institutions intermédiaires, et montré le rôle fondamental de l’identité sociale et de l’identité individuelle dans le déroulement de la vie professionnelle et organisationnelle. Il est notamment l’auteur de L’identité au travail (Presses de la FNSP, 1977).
(3) Une antenne du Passage a également été créée à Nanterre (Hauts-de-Seine), en 1998, et nommée La Garenne. Elle inclut un espace de soutien à la fonction parentale.