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Disparition d’un passeur

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En 1944, à 17 ans, Jacques Ladsous prenait le maquis. En 2004, il achevait son troisième mandat de vice-président du Conseil supérieur du travail social (CSTS). Entre ces deux dates, et longtemps après, cette figure de l’action sociale a été de toutes les évolutions du secteur, jusqu’à sa disparition le 16 avril, à l’âge de 90 ans. Retour sur l’itinéraire de ce pionnier avec un portrait que les ASH lui avaient consacré en 2004(1).

Le travail social est un métier usant. Pas pour Jacques Ladsous. A 77 ans, l’œil malicieux, l’esprit vif, il n’a rien perdu de son énergie et de sa fougue pour défendre ses valeurs. Bien au contraire. Comme si, à l’inverse, le coup de barre libéral n’avait fait que décupler sa capacité d’indignation et régénérer ses forces de militant et de professionnel. Depuis plus de deux ans, malgré la fatigue de l’âge qui l’amène souvent essoufflé à ses rendez-vous, il porte, avec un enthousiasme quasi juvénile, la parole des « états généraux du social », entraînant dans son sillage tout un noyau de professionnels et sillonnant inlassablement les terres de la capitale et de la province. Avec cette idée, un peu folle au départ, que se lève tout un mouvement de travailleurs sociaux et d’usagers pour faire entendre, dans les communes, les départements, les régions, mais aussi au Sénat et à l’Assemblée nationale, la voix des obscurs. De tous ceux qu’on n’écoute pas et qui se démènent aux marges inhospitalières de la société. « Nous voulons dire aux politiques : voilà ce que nous pensons des difficultés actuelles et voilà ce que nous proposons », explique Jacques Ladsous.

Objectif affiché, donc, faire surgir un débat démocratique autour de l’action sociale. La démarche n’en est pas moins profondément subversive. Il s’agit de dire « non » au rouleau compresseur des résultats économiques, de la rationalisation des services, de la stigmatisation des populations, de la logique sécuritaire et du repli sur soi… De dire « non », aussi, à cette attitude d’impuissance qui semble gagner les professionnels, cette gangrène de la résignation, qui n’est ni plus ni moins, pour Jacques Ladsous, que la mort à terme du travail social. Ce « bof, on n’y peut rien ! » qu’il honnit par-dessus tout. C’est ce « non » qu’il a exprimé lorsqu’il a lancé, le 25 août 2002, son appel à des états généraux du social – dans la foulée des « coups de gueule » de l’abbé Pierre, auquel d’ailleurs il se réfère –, désireux de bousculer la société et de réveiller ses collègues trop silencieux, trop éteints, à son goût. « Il faut savoir résister même dans les périodes où nous sommes nous-mêmes nos propres geôliers », n’hésite-t-il pas à dire. Car « à moins d’accepter d’être un objet inanimé, balloté par le temps et les circonstances, les problèmes de choix se posent à tout moment dans notre action »(2).

D’abord un resistant

Car Jacques Ladsous est, d’abord et avant tout, un résistant animé par une haute idée de l’homme et de sa liberté. Cette attitude s’enracine dans sa foi de chrétien de gauche (pratiquant), en même temps farouchement attaché à la laïcité, qui avoue avoir une prédilection pour saint Vincent de Paul. Mais c’est aussi de son père d’origine ouvrière – dont il parle avec un profond respect – qu’il dit tenir ce refus de courber la tête. Cet homme qui, après avoir tenté de monter une entreprise de pisciculture et s’être essayé à toutes sortes de métiers (représentant, vendeur sur les marchés), a fini à la force du poignet par devenir directeur d’hôpital psychiatrique. Ce chargé de famille de cinq enfants – Jacques Ladsous était le troisième – dont il a admiré la force morale pour, à chaque fois, « repartir de zéro et ne pas rester dans une situation d’opprimé ». Mais la résistance, il l’a vécue aussi dans sa chair de jeune homme, lorsqu’à 17 ans il a rejoint un maquis de francs-tireurs dans la montagne Noire, dans le Tarn, pour s’occuper d’une trentaine d’enfants que les parents juifs avaient cachés dans la forêt avant d’être arrêtés par les Allemands. « C’est là que j’ai compris qu’on pouvait survivre avec pas grand-chose », se souvient-il. C’est là aussi qu’il commence sa première expérience éducative…

Ce disciple du pédagogue brésilien Paulo Freire(3) déroule le fil de sa vie professionnelle comme une suite de « résistances » contre l’« oppression » ou la « soumission » aux idéaux qu’il combat. Et, sans doute, rarement un homme aura-t-il autant changé de poste au nom de ses convictions. Licencié ès lettres classiques, il est déjà considéré comme un agitateur lorsqu’il prépare son diplôme d’éducateur à l’institut de psycho-pédagogie médico-social de Montpellier, qu’il obtient brillamment. Et il connaît son premier conflit professionnel avec le professeur Lafont au centre d’observation du Languedoc, où l’on décide de l’orientation des jeunes difficiles. L’éducateur débutant y soutient déjà que les adolescents doivent être présents aux réunions de synthèse au motif que l’observation doit être participative, en opposition avec la conception de la direction.

Il donne donc sa démission et rejoint l’Algérie, en 1950, où il dirigera à Chréa une communauté d’enfants (juifs, musulmans, catholiques…) gérée par la Croix-Rouge, située en pleine montagne, à 1 800 mètres d’altitude, entre la mer et le désert. Il refusera que l’armée française occupe ce territoire, considéré comme un endroit stratégique, et sera arrêté plusieurs fois et emprisonné.

Militant de l’éducation populaire

De retour forcé en France et regardé par beaucoup comme n’ayant pas rempli ses obligations envers son pays, il connaît un passage à vide de six mois. Le hasard l’amène à rencontrer Jean Pinaud, inspecteur de la population, qu’il seconde dans la première école d’éducateurs que celui-ci a ouverte à Epinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis. Avant… d’abandonner son poste, au bout de trois ans, en raison de « ses désaccords avec la pédagogie », et de rejoindre comme permanent les centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA).

Impossible en effet de comprendre cet éducateur sans évoquer la dimension militante de sa vie au sein de ce mouvement d’éducation populaire. « Je n’ai jamais réussi à dissocier les sphères privée et publique. C’était difficile pour moi de dire “Je rentre à la maison et je ne sais plus ce qu’est un pauvre” », explique-t-il. Un engagement total rendu possible parce que sa femme Georgette – « Geo », comme il l’appelle –, infirmière, partageait sa conception des choses. Et c’est aux CEMEA, auxquels il adhère dès 1947, qu’il approfondit, d’abord sur son temps personnel, ses idées sur l’homme et l’éducation. « L’expérience de l’Algérie, je ne l’aurais jamais faite sans les CEMEA. On m’avait dit : “Il faut que ce soit une vitrine de l’éducation nouvelle.” Et tous les 15 jours, des collègues montaient pour voir comment cela se passait dans la communauté d’enfants. Cela m’a obligé à ne pas céder à la facilité. » C’est avec cette même exigence que, une fois devenu permanent, il dirige la délégation régionale des CEMEA de Lille et crée à Phalempin, dans le Nord, une école de moniteurs-éducateurs. Avant de revenir à Paris, en 1965, pour devenir délégué général à la formation des éducateurs et créer et coordonner cinq centres de formation d’éducateurs : Bruguières (Haute-Garonne, ex-Viazac), Vic-le-Comte (Puy-de-Dôme), Carnon (Hérault), Vaugrigneuse (Essonne) et Phalempin. Il fonde alors le Comité de liaison des écoles de moniteurs-éducateurs, qui fusionnera avec le Comité d’entente des écoles et centres de formation d’éducateurs spécialisés.

Va-et-vient continuels

Epoque féconde et créative : il fait partie du petit groupe qui, autour de Bernard Lory, alors directeur général de la population et de l’action sociale, met en place les mesures d’adaptation afin de former et de qualifier les « faisant fonction » dans les structures d’accueil des enfants. Un programme inspiré des idées de Bertrand Schwartz, qu’il expérimente à l’école de Vaugrigneuse, dont il a pris la direction, abandonnant ses fonctions de délégué général. « C’était un pari. Il fut tenu pour la plus grande part […]. Nous avions redécouvert ensemble, praticiens, formateurs, étudiants (si l’on peut dire), administrateurs, que le social était action et invention »(4), se souvient avec enthousiasme Jacques Ladsous, encore très critique sur les systèmes de sélection à l’entrée des écoles et partisan convaincu de la formation en cours d’emploi.

Seulement, il n’aime pas les longs fleuves tranquilles. Aussi, une fois les choses lancées, repart-il sur le terrain pour prendre, en 1974, la direction d’un établissement d’adolescents réactionnels et particulièrement violents, le centre Hourvari à Perray-en-Yvelines (Yvelines). Une structure lourde (120 lits) qu’il fait éclater en proposant des formules d’internat, de chambres en ville, d’accompagnement, de services à domicile… « Et comme je n’avais plus le nombre de lits nécessaires, j’ai vu mon salaire diminuer. J’avais créé ma propre réduction salariale », raconte-t-il avec un sourire.

L’homme, « né par hasard en Normandie » et qui a partagé son enfance et son adolescence entre le Nord et le Midi de la France, serait-il donc un instable chronique ? Lui revendique au contraire les brisures de son parcours : ses va-et-vient continuels entre la pratique et la réflexion, entre le terrain – dont il se revendique et qu’il n’a jamais voulu abandonner – et les administrations – où se décident les politiques. « Un pied avec les gens et un pied dans les bureaux », aime-t-il à dire, car « notre action n’a de sens que si elle est reprise par les puissants. » Une posture – héritée là encore de son père – qui l’entraînera à « prendre des responsabilités sans oublier d’où l’on vient » et à toujours chercher, dans ses postes de directeur, à entrer en relation avec les responsables administratifs pour leur expliquer la réalité du travail social.

C’est donc ce double engagement éducatif et politique qui l’amène à rencontrer la plupart des grands responsables de l’action sociale. Membre du Parti socialiste, il est appelé par Jean-Michel Belorgey pour participer à la commission des affaires sociales. Il y rencontre Nicole Questiaux qui, devenue ministre de la Solidarité nationale en 1981, lui propose de travailler auprès d’elle. Il refuse « pour rester sur le terrain ». Ce qui ne l’empêche pas de dîner régulièrement avec elle. Ambiguïté de celui qui refuse de choisir son camp ? Lui assure qu’en étant, tour à tour et à la fois, homme de terrain, formateur, « conseiller des puissants », il n’a cherché qu’à mettre en interaction « les trois légitimités indissociables de l’action sociale » : celle des usagers, celle des professionnels et celle des décideurs. A l’image, précise-t-il, de saint Vincent de Paul.

Certains l’accusent-ils encore d’aimer le pouvoir ? Il s’en défend. « Je n’ai pas eu dans ma vie d’ambition personnelle de devenir un personnage. J’ai voulu faire évoluer les choses. Et c’est vrai qu’aux postes de direction, on a une capacité d’invention encore plus grande », se justifie-t-il, n’hésitant pas à accuser certains de ses collègues directeurs de « chausser leurs pantoufles » et d’être devenus « des gestionnaires frileux ». Il ne cherche pas à plaire. Quitte à déranger le microcosme. Quitte même à aller à contre-courant : avec son ouvrage Diriger autrement, qu’il publie en 1982, il remet en cause le système hiérarchique traditionnel et défend ses idées en faveur d’une direction participative. A l’époque, un pavé dans la mare.

Mais le pouvoir a aussi ses chausse-trappes. Il en fait l’amère expérience au centre régional pour l’enfance et l’adolescence inadaptées (CREAI) d’Ile-de-France, dont il devient le directeur cette même année 1982. Il accepte alors de prendre la responsabilité du Collectif logement d’Ile-de-France, qui se bat pour l’accès des plus démunis au logement. Celui-ci dénonce les irrégularités de la Ville de Paris en matière de logement social, une affaire dont les médias se saisissent aussitôt. Le maire de l’époque, Jacques Chirac, n’apprécie pas. Une enquête sur la gestion financière du CREAI est demandée à l’inspection générale des affaires sociales. Jacques Ladsous est blanchi par son rapport. Mais le coup est dur. Ayant le sentiment d’avoir été lâché par son président, il donnera sa démission en 1987.

« Terriblement moderne »

Retraité depuis, il n’en continue pas moins ses divers engagements. Peu décidé, en effet – même s’il ne boude pas les médailles, « ces signes de reconnaissance de la République »(5) –, à se laisser figer dans l’image vieillotte de « mémoire de l’éducation spécialisée » qu’on a souvent de lui. N’est-il pas néanmoins dépassé et un peu has been ? « Il est au contraire terriblement moderne dans sa manière de vivre », défend Michel Chauvière, sociologue et président de « 7.8.9 Vers les états généraux du social » (7.8.9 VEGS). Membre du bureau du Conseil supérieur du travail social (après en avoir été vice-président de 1993 à 2002), secrétaire général du Musée social, engagé à Advocacy, « entrepreneur de spectacles » pour le Théâtre du fil, administrateur des Compagnons de la nuit, d’un hôtel social à Clamart (Hauts-de-Seine), ex-conseiller municipal (PS) pendant 12 ans à Meudon (Hauts-de-Seine)… On se perd dans ses titres. Il en agace d’ailleurs plus d’un par cette omniprésence, perçue parfois comme un frein à la relève des jeunes. Il en impressionne aussi d’autres par sa puissance de travail, sa disponibilité pour aller soutenir jusqu’au plus inconnu collectif de banlieue, eux qui voient en lui un passeur entre tradition et modernité. Présent dans l’action, présent aussi dans l’écrit « qui permet de fixer nos idées à un moment donné pour leur permettre de continuer à vivre et à évoluer »(6). Une autre façon de tracer des jalons pour l’avenir qui le rapproche sans doute de son « compagnon lointain », Fernand Deligny, qu’il a rencontré en 1947 : « Il m’avait dit : “On va faire route côte à côte : toi dans l’institution où tu vas souffrir ; moi, hors de l’institution où je vais souffrir aussi.” » Ecrivain, donc, au sens où il ne prétend ni à la recherche ni à l’objectivité, mais offre simplement son regard engagé de praticien sur l’action sociale ; chroniqueur également, dont la plume, qui sait être acerbe, n’hésite pas à épingler les dérapages des politiques sociales dans la revue Vie sociale et traitements (VST).

Car pour lui, il y a urgence : le travail social est en danger de perte de sens et les lois qui défendent les droits des exclus et des usagers ne sont que des « faux-semblants ». C’est donc sa culture de la résistance qu’il entend insuffler à ses collègues sur le terrain. Presque un devoir de transmission pour celui qui a accompagné, pendant plus d’un demi-siècle, la professionnalisation et l’organisation de ce secteur. Comme si celui qui dit avoir tant reçu de ses « animateurs de génie » avait désormais une dette envers ceux dont lui (qui se réfère si souvent à son père) pourrait être le père, voire le grand-père… Mais quels rapports entretiennent ses descendants avec cette figure paternelle, avec tout ce que cela suppose d’ambivalence ? Car s’il n’est pas tendre avec les cadres, il ne l’est pas davantage avec les grandes fédérations associatives, accusées de ne pas jouer leur rôle et d’être démissionnaires. De même, sur certains sujets délicats, ses prises de position sont tranchées. Voire cinglantes vis-à-vis de ses collègues. « Quand j’entends des professionnels dire à des jeunes qu’ils ont une mission de contrôle social, je comprends que le moment est grave », s’agace-t-il, dénonçant « la trahison des clercs ». « Si contrôle social il y a, il est de la compétence du ministère de l’Intérieur. L’action sociale n’a rien à voir avec cette notion », assène-t-il, s’insurgeant encore contre tous ceux qui entretiennent les amalgames entre prévention spécialisée et prévention de la délinquance.

« Ce qu’il dit me “booste”. Il est complètement en phase avec nos interrogations actuelles et reste pour moi une référence », applaudit Stéphanie Fauchard, jeune éducatrice en prévention spécialisée. Logique, son discours semble plutôt bien accueilli par les éducateurs spécialisés, qui y trouvent un écho à leurs craintes et un appui très actif à leur opposition à l’avant-projet de loi sur la prévention de la délinquance. Le message passe plus difficilement auprès des assistants sociaux – qui le connaissent aussi moins bien. « Notamment parce qu’il leur a reproché de ne pas travailler suffisamment avec la population et d’être dans une logique de contrôle social. Ces critiques ont irrité nos collègues. Car s’il peut y avoir des dérapages, ce ne sont pas du tout les pratiques en vigueur dans la profession », explique Didier Dubasque, président de l’Association nationale des assistants de service social (ANAS). En outre, Jacques Ladsous ne comprend pas que certains professionnels acceptent de travailler dans des commissariats. Alors que l’ANAS soutient cette pratique « sous certaines conditions » et « dans le cadre de l’accueil de la victime ».

On aurait tort cependant de rapporter ces divergences à une question de métier. Nul doute que Jacques Ladsous fascine les plus engagés des professionnels pour lesquels il tend à incarner un modèle, une figure, un idéal type d’éducateur et une conception du travail social fondée sur l’accompagnement (au sens de compréhension, soutien et partage) et la médiation. A l’inverse, il irrite les « réalistes » et les « pragmatiques » qui dénoncent sa vision angélique du travail social héritée de 1968. Voire compassionnelle ou même « pleurnicharde », pour les plus durs. « Ni messianique, ni compassionnelle », s’enflamme celui qui se définit aussi comme son « compagnon de route », Jean-Michel Belorgey, conseiller d’Etat et vice-président de 7.8.9 VEGS, qui voit plutôt dans le personnage un subtil mélange d’éducation ouvrière, de spiritualité, de « laïcité intelligente » et de pédagogie républicaine. Michel Chauvière préfère calmer le débat : « Tous ces malentendus relèvent davantage d’une différence de posture. Jacques Ladsous ne nie pas les tensions qui traversent le travail social. Mais il n’est pas dans la théorie, il est dans la défense de sa finalité, de ses valeurs. » Un choix d’ailleurs clairement revendiqué par l’intéressé qui estime que « les fonctions remplies par les travailleurs sociaux vont au-delà des consignes qui leur sont données, si ces consignes sont à l’opposé de leur éthique professionnelle ».

« Une digue, un rempart »

Néanmoins, quels que soient les désaccords – voire les polémiques – que suscitent ses prises de position, celui qui reste avant tout « un éducateur dans l’âme » a, sur certains points, une légitimité reconnue. Légitime par sa fidélité à ses convictions et la constance avec laquelle il a toujours défendu les valeurs et la culture professionnelle du travail social. « Sorte de digue, de rempart, permettant d’éviter une rupture dans la transmission de cette culture, face aux assauts des tendances managériales inspirées de l’entreprise », dépeint Patrick Reungoat, vice-président du mouvement Education et Société. Légitime, celui qui se présente toujours comme un éducateur l’est aussi par sa proximité avec les professionnels de terrain. « Il est là, présent avec les jeunes, il leur parle, il les défend, assumant toujours cette fonction éducative et de formation de l’homme qui l’habite pleinement », soutient Jean-Yves Barreyre, directeur du Cedias-Musée social. On est d’ailleurs frappé par le décalage entre l’intransigeance, voire la violence, avec laquelle il défend ses convictions, ses colères, et la simplicité du personnage, son ouverture à la rencontre et au débat – « Tout peut se discuter ! » –, sa sérénité… « Ce n’est pas un dogmatique, affirme Serge Vallon, psychanalyste et rédacteur en chef de VST. Il y a une profonde humanité chez lui qui le rend sensible à toutes les formes de maltraitances et de souffrances. » Acuité de l’homme qui a dû lui-même apprendre à cicatriser ses brûlures intimes : la disparition de sa femme, emportée par un cancer en 1985 ; celle, récente, de son fils épileptique, à l’âge de 47 ans.

Légitime, il l’est, enfin, parce qu’il appuie là où ça fait mal et qu’il pose tout haut les questions qui fâchent : celle de la signification du travail social dans une société marchande et gestionnaire, celles qui taraudent en secret de nombreux professionnels déboussolés par les injonctions contradictoires auxquelles ils sont soumis. « C’est un homme ressources, un aiguillon qui nous alerte et nous oblige à sortir de la plainte. Il ouvre un horizon, une voie, celle du positionnement humaniste et engagé dans le rapport à l’autre », défend François Astolfi, inspecteur de l’action sanitaire et sociale et vice-président de 7.8.9 VEGS. « C’est la mémoire militante du travail social. Il témoigne qu’un engagement fort y est possible », ajoute François Chobeaux, directeur des politiques sociales aux CEMEA.

Il n’en demeure pas moins que la voie qu’il ouvre apparaît terriblement exigeante. Parce que l’appel à la résistance postule l’existence chez les professionnels d’un devoir d’engagement social et politique. Parce qu’il les place devant leur responsabilité collective, mais aussi individuelle, pour défendre les valeurs républicaines que sont la liberté, l’égalité et la fraternité. Ce qui implique non seulement pour eux de ne pas cautionner les manquements aux droits des usagers, mais aussi de les dénoncer, sans échappatoire possible à travers un quelconque devoir de réserve ou la peur de désobéir…

« Fidelité à ses idées »

Alors, celui qui a pu assumer ses choix éthiques et philosophiques, allant même jusqu’à la désobéissance civile pendant la guerre d’Algérie, ne demande-t-il pas trop aux professionnels ? « N’oublions pas, quand même, toutes les petites résistances non visibles et peu médiatisées que mettent en œuvre bon nombre de collègues à travers, par exemple, l’aide apportée aux sans-papiers malgré les consignes contraires ou le refus de révéler le nom de certains jeunes à des responsables d’instances partenariales », précise Didier Dubasque. En outre, peut-on comparer la période actuelle, marquée par l’individualisme, le chacun pour soi, le manque d’idéal politique, avec l’époque pionnière, militante et créative du travail social qu’il a connue ? « Sa posture a le mérite de montrer que ce qui importe, c’est la fidélité à ses idées, quel que soit le contexte politique et économique. Même si c’est forcément difficile », relève Jean-Yves Barreyre. « Mais déjà à son époque, ce n’était pas si simple d’être travailleur social ! On pouvait toujours tomber sous la coupe de préfets hargneux, objecte Jean-Michel Belorgey. Si je n’ai pas sa forme d’espérance, je crois malgré tout qu’on peut survivre sans se compromettre et en tentant au quotidien de desserrer les contraintes. » Néanmoins, peut-on miser sur la seule volonté des individus, voire leur héroïsme, pour inverser les politiques actuelles ? « Si Jacques Ladsous a raison d’insister sur la nécessité de l’engagement de chacun, l’action n’a d’efficacité, surtout dans le contexte actuel, que si elle est adossée à une organisation collective professionnelle ou syndicale reconnue, soutient François Astolfi. Il ne s’agit pas de faire des martyrs. »

Il sont d’ailleurs nombreux, sur le terrain, à lui renvoyer l’usure professionnelle, la démotivation des équipes, les nouvelles méthodes de management qui entraînent parcellisation des services, isolement, souffrance au travail… Mais à leur plainte, il rétorque : « Avez-vous vraiment envie de vous en sortir ? Alors vous le pouvez. Néanmoins, cela veut dire que vous prenez des risques. Et contre eux, je ne peux pas vous garantir. La seule chose que je peux vous dire, c’est qu’on peut vivre avec des risques. »

Dates clés

• 1927 Naissance, le 18 mars, à Charleval, petite commune de l’Eure.

• 1940 Après une enfance passée à Lille et à Amiens, exode à Montpellier et découverte du Midi.

• 1944 Expérience du maquis et décès de son père.

• 1947 Rencontre avec Georgette, sa femme.

• 1950 Découverte de l’Algérie, du pouvoir colonial et de la torture.

• 1961 Entrée aux CEMEA comme permanent.

• 1967 Participation au groupe de réflexion autour de Bernard Lory, directeur général de l’action sociale, sur les mesures d’adaptation.

• 1993-2002 Vice-président du CSTS.

• 2004 Etats généraux du social.

Bibliographie

Outre sa collaboration à de nombreux ouvrages collectifs, Jacques Ladsous est l’auteur des livres suivants.

• L’éducateur dans l’éducation spécialisée – Ed. ESF – 1974.

• Diriger autrement – Ed. Scarabée – 1982.

• Le projet social – Ed. Scarabée – 1984.

• Gérer, c’est aussi évaluer – Actif – 1990.

• Madame François, aventurière de l’éducation nouvelle – Ed. érès – 1993.

• Janusz Korczak – PUF – 1995.

• L’action sociale aujourd’hui – Ed. érès – 2004.

• Profession : éducateur. De rencontres en rencontres – Ed. L’Harmattan – 2009.

Notes

(1) Portrait publié dans les ASH n° 2377 du 15-10-04, p. 35. Les fonctions des personnes citées sont celles occupées en octobre 2004.

(2) Dans L’action sociale aujourd’hui – Jacques Ladsous – Ed. érès – 2004 – Voir ASH n° 2348 du 27-02-04, p. 37.

(3) Auteur notamment de La pédagogie de l’opprimé – Dernière édition : La Découverte, 2001.

(4) Dans L’action sociale aujourd’hui, op. cit.

(5) Il a été décoré de la médaille de l’Education surveillée, de la médaille d’argent de la Jeunesse et des Sports et nommé chevalier du Mérite et de la Légion d’honneur.

(6) Dans L’action sociale aujourd’hui, op. cit.

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