Le soleil et la douceur du jour feraient presque oublier les températures glaciales qui ont saisi le bidonville cet hiver. A Rezé, près de Nantes, en Loire-Atlantique, une trentaine de familles roms originaires de Roumanie cohabitent depuis trois ans sur ce terrain criblé de flaques d’eau, en pleine zone industrielle. Malgré la volonté de la mairie de stabiliser le site, les conditions de vie des populations restent précaires, l’accès aux soins et au droit, incertain. Assise à la table d’une caravane, Fanny Bordeianu échange en roumain avec une mère de famille qu’elle connaît bien. Pour éviter toute rupture de soins, la médiatrice « santé » de Médecins du monde remplit avec elle sa demande annuelle d’aide médicale de l’Etat (AME). « Lorsqu’elle est arrivée en France, Marioara[1] n’avait ni médecin traitant, ni couverture maladie, se rappelle cette ancienne éducatrice. Elle fréquentait la permanence d’accès aux soins et à la santé du CHU de Nantes (PASS). » Depuis trois ans, Marioara est désormais suivie par un médecin de ville. Elle a pu bénéficier d’interventions chirurgicales pour des problèmes d’ordre gynécologique. La médiatrice l’a accompagnée à ses premières consultations et a fait le lien avec son médecin pour l’orienter de façon appropriée. Elle s’est aussi assurée que la patiente comprenait bien sa problématique, a veillé à la manière d’informer son conjoint, potentiellement touché par la maladie.
Interface entre la population et les soignants, la médiatrice ne représente aucune des parties. Elle crée du lien social pour faciliter le dialogue entre une institution parfois désemparée face aux situations de précarité et une population éloignée du système de soins. Ses missions consistent autant à « aller vers » les populations qu’à créer des partenariats avec l’institution. Depuis trois ans, la médiatrice de Médecins du monde a intégré les réunions mensuelles d’équipe de la PASS : « On y parle de questions à la fois médicales, juridiques et sociales, témoigne Fanny Bordeianu. On discute d’éventuels dysfonctionnements dans le parcours de soins des patients que je suis, des obstacles que peuvent rencontrer les populations et des problématiques du personnel soignant. »
Née en 2011, cette médiation auprès des Roms s’est d’abord inscrite dans le cadre d’une recherche-action menée par des associations du collectif national des droits de l’Homme Romeurope et pilotée par l’Association pour l’accueil des voyageurs (ASAV)(2). Celle-ci a donné lieu, avec l’appui de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé(3) et du ministère des Affaires sociales et de la Santé, au programme national de médiation sanitaire (PNMS) pour la période 2013-2016 avec une extension à la population des gens du voyage. Celui-ci comptait douze médiateurs portés par neuf associations. « Nous sommes d’abord beaucoup intervenus pour faciliter l’accès à la domiciliation et à la couverture maladie, en appui avec les travailleurs sociaux. Notre action n’est pas concurrente de celles d’autres professionnels, mais complémentaire, relève Lucile Gacon, coordinatrice du programme. Dès que la situation le permet, nous nous effaçons pour aller vers d’autres personnes. Notre objectif est d’amener chacun vers le droit commun. » Ce n’est pas toujours simple. Selon le rapport d’évaluation du programme publié en août 2016 par le cabinet Novascopia, « l’accès à la domiciliation de droit commun par le biais des centres communaux d’action sociale [CCAS] – telle que prévue par la loi en premier lieu – reste difficile et minoritaire »(4). A Nantes, c’est un référé en justice qui a contraint le CCAS de Couëron à procéder à une domiciliation. Le recours aux médecins traitants, lui aussi, reste faible, les médiateurs faisant état de nombreux refus de soins, notamment de cabinets dentaires. « La médiation n’est pas la baguette magique, reconnaît Lucile Gacon. Et il reste un point noir : le cadre de vie et la récurrence des expulsions, qui impactent fortement la santé de ces populations. »
Pour faciliter la sensibilisation aux problématiques de santé, les médiateurs ont pensé une multitude d’outils, coconstruits avec les institutions médico-sociales et parfois avec les habitants. A Grenoble, en Isère, le planning familial a été mobilisé pour concevoir des brochures d’information imagées et traduites en quatre langues sur la santé sexuelle. A Nantes, Médecins du monde a permis la réalisation d’un carnet de grossesse en partenariat avec la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) et de deux films de prévention, l’un sur l’hépatite B, réalisé par le CHU, l’autre sur les mythes et la réalité de la tuberculose. Le premier film met en scène des femmes roumaines qui s’approprient des messages de prévention. Le second, traduit en roumain, part des idées reçues sur la maladie des habitants du bidonville. D’autres documents permettent encore aux populations de se repérer dans le temps et d’honorer leurs rendez-vous à l’aide de calendriers et d’horloges. « Rien que le processus de coconstruction des outils permet de rapprocher les populations et les structures », constate Fanny Bordeianu à Nantes. En trois ans, le nombre de partenaires du programme a presque doublé. Selon le rapport d’évaluation du programme, ceux-ci se montrent « unanimes quant à l’importance de la médiation sanitaire dans l’accès aux soins et à la prévention du public ».
La médiation auprès des Roms s’inscrit dans la filiation de la médiation sociale. Notamment des femmes-relais qui accompagnent les familles dans leurs démarches administratives, sociales et rétablissent une communication avec les institutions afin de faciliter leur intégration. Si les premières démarches significatives de médiation en santé ont été lancées autour du dépistage et de la prévention du VIH chez les populations migrantes, les situations de médiation et les profils de médiateurs sont aujourd’hui très divers. Des assistantes sociales, des moniteurs-éducateurs, des animatrices de santé, des infirmières ou des personnes issues de la communauté suivie endossent en effet le rôle de « passeur entre deux cultures ». Et si l’association Médecins du monde est très présente auprès des Roms, ses médiateurs interviennent aussi auprès d’autres publics en difficulté, par exemple en milieu rural à Combrailles (Puy-de-Dôme) ou dans les quartiers sensibles de Lille.
A la diversité des projets répond celle des structures qui les portent. En Seine-Saint-Denis, c’est le conseil départemental qui, il y a trois ans, a embauché un médiateur en santé pour cibler non une population particulière, mais une pathologie : la tuberculose. Cette maladie contagieuse à la prise en charge complexe touche souvent des personnes déjà fragiles socialement et économiquement, originaires de pays à risques comme l’Afrique subsaharienne ou l’Europe de l’Est. « On avait une équipe mobile de dépistage de la maladie composée d’une infirmière, d’un cadre en santé, d’une secrétaire et d’une assistante sociale, explique Mathilde Marmier, cheffe de service de la prévention et des actions sanitaires du département. On s’est rendu compte que le profil d’assistante sociale, chargée d’ouvrir des droits et de remplir des dossiers, n’était pas le plus approprié, notamment parce qu’il fallait souvent préparer le terrain avec des populations mobiles difficiles à joindre, faire du lien entre les partenaires et les patients pour faire accepter l’action. »
Au sein des différents centres de prévention en santé du département, le médiateur veille à identifier les personnes au contact des malades. « Lorsqu’un cas de tuberculose est détecté, les hôpitaux ont l’obligation de le déclarer à l’agence régionale de santé (ARS) qui lève l’anonymat, explique Martin Favreau, médiateur. A partir de là, on rend visite à cette personne. » Avec une méthode et un objectif : obtenir la confiance du patient pour recueillir son histoire, savoir notamment avec qui il loge pour dépister une éventuelle contagion. « Toute la difficulté réside dans le fait que, souvent, les malades ont peur qu’à la sortie de l’hôpital leur présence au sein du logement ne soit plus acceptée par leurs cohabitants ou par le responsable d’un hôtel. » Souvent, le médiateur doit ruser pour obtenir une liste exhaustive des personnes proches, mettre en place des stratégies pour respecter l’anonymat du malade tout en menant ses actions de dépistage. « On installe par exemple un camion de radiologie devant un foyer en invitant toutes les personnes, dont le patient qui a été soigné, à se faire dépister. » Car s’il n’est plus contagieux à la sortie de l’hôpital, les traitements longs, aux possibles effets secondaires, nécessitent une mise à l’abri. Lorsque le retour dans son logement initial n’est pas possible, le médiateur, en lien avec les assistantes sociales, s’assure de trouver des solutions alternatives.
Au Mans, dans la Sarthe, Marie-Ange Lecomte est l’un des rares médecins généralistes à avoir recruté en 2016 une médiatrice à son cabinet de Vauguyon. Dans ce quartier situé en zone prioritaire, au taux de pauvreté élevé, déserté par les professionnels, près de 40 % de la population bénéficie de la CMU et les migrants sont nombreux à frapper à sa porte. Bien souvent, elle rencontre des situations qui relèvent d’abord d’une problématique sociale. « J’avais beaucoup de difficultés avec certains patients qui avaient des droits non ouverts ou non mis à jour, ou qui ne prenaient pas les rendez-vous chez les spécialistes, constate-t-elle. Lorsqu’on rencontre de telles situations de misère, on est obligé d’aller au-delà de la médecine et des soins médicamenteux. » La médiatrice, ancienne assistante de direction, accompagne les patients sur prescription du médecin. Lorsque la situation l’exige, elle les oriente vers une assistante sociale, sans jamais s’y substituer. Son rôle : comprendre les situations et leur donner un coup de pouce pour lever les barrières d’accès aux soins. « Plus on s’intéresse à un sujet, plus on soulève de lièvres qui sont liés à des conditions d’existence : un logement insalubre, des cas de malnutrition, explique Marie-Ange Lecomte. Or, pour faire ce travail, il faut du temps, que peut prendre la médiatrice. »
La plupart des médiateurs s’inscrivent dans la promotion de la santé au sens de la charte d’Ottawa (1986), qui postule que la santé ne relève pas seulement du soin en tant que tel, mais dépend aussi de déterminants sociaux essentiels : le lieu de vie, le travail, les relations familiales… Face à la multiplication des phénomènes de non-recours, la médiation vise à favoriser une égalité effective d’accès aux soins et à lutter contre les discriminations. D’une certaine manière, son développement a fait évoluer les approches professionnelles. Dans le secteur de l’action sociale, d’abord. « La médiation en santé renouvelle l’idée qu’il faut être davantage en proximité avec les problématiques rencontrées pour adapter la prise en charge. Sans quoi – et certains travailleurs sociaux qui considèrent travailler trop dans leur bureau le regrettent – une distance se crée avec les publics », considère Lucile Gacon.
La médiation en santé bouscule le secteur social comme celui de la santé. « On a beaucoup vécu sur une culture du médecin tout-puissant qui savait et pouvait tout faire. Il faut évoluer vers une culture du partage du pouvoir pour une prise en charge globale, suggère Olivier Bouchaud, chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l’hôpital Avicenne à Bobigny (Seine-Saint-Denis). Parce que certains médecins ont des discours incompréhensibles ou n’ont pas la volonté d’expliquer la maladie, parce que certains patients n’ont pas les bases pour comprendre, le rôle du médiateur est fondamental pour favoriser le succès thérapeutique du patient. »
Pour accompagner ces évolutions, la loi de modernisation de notre système de santé (LMSS) de janvier 2016 a inscrit la médiation en santé dans le code de la santé publique(5). Le législateur a pris soin de confier à la Haute Autorité de santé (HAS) la mission d’élaborer des référentiels de formation, de compétences et de bonnes pratiques. Objectif : clarifier le cadre d’intervention des médiateurs. Le document, élaboré après l’audition d’une multitude de professionnels, a été soumis à la consultation publique et doit être validé, début mai, par le collège de l’institution (voir encadré page 27). Il constitue une première étape dans la longue démarche de structuration d’une fonction, voire d’un métier. « Le référentiel ne résoudra pas tout, nuance toutefois Olivier Scemama, adjoint au chef du service « évaluation économique et santé publique » à la HAS. Des questions se posent, qui ont été soumises aux autorités publiques : l’absence de statut de médiateur dans la fonction publique, le besoin de soutien institutionnel et de reconnaissance de sa place dans les structures. Notre travail ne constitue pas un référentiel métier, mais il pourra servir de base pour en créer un. »
En l’absence de convention collective et de grille salariale, les médiateurs sont embauchés selon des statuts très différents. A Médecins du monde, Fanny Bordeianu a d’abord été recrutée comme animatrice de prévention avant de voir sa fonction indexée sur le premier niveau de travailleur social. Au conseil départemental de Seine-Saint-Denis, Martin Favreau, lui, est rédacteur territorial. Signe de l’importance d’une reconnaissance et d’une valorisation de la fonction, le turn over des médiateurs demeure important. Selon le rapport d’évaluation du programme national de médiation sanitaire, un médiateur sur deux a été remplacé entre 2015 et 2016. En cause : « L’absence de référentiel métier » et le fait que « la plupart des professionnels ont un diplôme de niveau I et des souhaits d’évolution qu’ils ne peuvent réaliser dans la filière de la médiation ». Le financement des actions demeure, lui aussi, fragile. En témoigne l’expérience de Marie-Ange Lecomte, au Mans. Le recrutement d’une médiatrice à son cabinet s’est fait grâce à un contrat aidé qui, après avoir été renouvelé, arrive à échéance à la fin de l’année.
Face à ces lacunes, le référentiel de la HAS est un premier pas vers la légitimation professionnelle de la médiation en santé. Mais la reconnaissance du métier bute aussi sur la spécificité de la fonction qui intervient sur les doubles champs du travail social et du sanitaire. Sollicitée par les ateliers santé ville (ASV), l’association inCittà a réalisé un état des lieux de la médiation en santé à Marseille(6). Selon ses auteurs, le sociologue Julien Perrin et la consultante en santé publique Célia Chischportich, « la médiation en santé intervient dans des contextes professionnels qui lui préexistent. Chacun de ses domaines a ses propres acteurs, publics, discours, modes d’intervention et enjeux spécifiques qui les caractérisent et évoluent dans une relative autonomie ». Certaines approches, comme celles autour du VIH, sont centrées sur les pathologies ; d’autres, comme celles auprès de populations en bidonville, sur les déterminants de la santé. Et lorsque certains acteurs veulent rattacher la médiation en santé à la médiation sociale, d’autres lui confèrent des caractéristiques spécifiques. C’est le cas d’Olivier Bouchaud, médecin à Bobigny : « On s’est rebellé contre le souhait d’acteurs du champ du social de confondre les deux. Il est utile d’avoir des connaissances sur les pathologies concernées, notamment lorsqu’on fait face à une maladie stigmatisante comme le VIH et que les patients hésitent à poser des questions aux médecins. » L’une des spécificités de la médiation sanitaire réside notamment dans le secret médical.
Julien Perrin doute en outre de la pertinence de rapprocher la médiation en santé de la médiation sociale. « On la rattacherait à un groupe professionnel qui a une mobilité horizontale mais peu verticale. Et si les médiateurs n’évoluent pas vers des postes de cadres, ne sont pas dans une production de discours avec une rhétorique professionnelle, ils auront peu d’impact sur les politiques publiques en elles-mêmes. » Un avis que ne partage pas Bénédicte Madelin, présidente de la Fédération des associations de médiation sociale et culturelle d’Ile-de-France : « C’est une erreur de faire une différence entre les types de médiation. Le cœur du métier, c’est de permettre à deux personnes de mieux se comprendre. Le reste n’est qu’un supplément. Et l’unité de la médiation est essentielle pour la reconnaissance du métier, pour sa qualité et pour ne pas enfermer les professionnels dans un nombre d’emplois potentiels trop petit comme l’a fait la médiation familiale. » Sur ces questions, la HAS a choisi de ne pas trancher. « Nous n’étions pas missionnés pour nous prononcer sur ces différentes écoles de pensée », argue l’institution. Résultat, avant la publication finale du référentiel, certains acteurs, comme Olivier Bouchaud, font part d’une certaine déception : « Le texte soumis à la consultation ne va pas très loin pour ne gêner personne. Ce n’est pas très éclairant sur les exigences du métier. » Aux acteurs désormais de reprendre le flambeau pour faire émerger un métier à part entière. En s’engageant dans la création d’une norme Afnor, validée en décembre dernier(7), les acteurs de la médiation sociale et culturelle ont peut-être montré la voie à suivre.
A l’université Paris-XIII, l’UFR (unité de formation et de recherche) « Santé médecine, biologie humaine » devrait valider très prochainement une formation sur la médiation en santé dont les premières sessions sont prévues pour la fin de l’année 2017. A sa tête, Olivier Bouchaud, chef de service à l’hôpital Avicenne à Bobigny : « Dès que j’ai appris que la loi allait enfin reconnaître cette fonction, j’ai souhaité porter un projet de formation qui permette de situer la médiation en santé. Beaucoup de professionnels l’exercent, sans parfois avoir les bases pour être efficaces. » Avec 185 heures de cours et un stage sur le terrain, ce diplôme universitaire s’adresse essentiellement à des personnes pratiquant déjà la médiation en santé, des professionnels du secteur sanitaire ou social, titulaires ou non du bac. Objectif : donner les bases juridiques, déontologiques et éthiques de la fonction de médiateur dans un enseignement générique. Techniques de communication, positionnement du médiateur, cadre administratif de la santé s’accompagneront de notions sur les principales maladies chroniques. Cette formation, menée en partenariat avec la coordination régionale de lutte contre le VIH (Corevih) d’Ile-de-France, prolonge une expérience pionnière de formation, sur laquelle la HAS s’est elle-même appuyée. De 2000 à 2005, l’Institut de médecine et d’épidémiologie appliquée (IMEA) a formé près de 150 médiateurs en santé à la faculté de médecine Xavier-Bichat. Dans les autres universités, hormis Paris-Descartes ou Bordeaux, rares sont les diplômes en médiation spécialisés dans le champ de la santé.
(1) Le nom a été changé.
(3) Devenu, avec l’Institut de veille sanitaire et l’Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires, l’agence Santé publique France.
(4) Disponible sur
(6) Disponible sur