« Dans l’éducation spécialisée, les professionnels sont généralement rattachés à une structure et travaillent avec des publics spécifiques. Qu’ils exercent en maison d’enfants à caractère social, en maison d’accueil spécialisée, en centre d’hébergement et de réinsertion sociale ou en action éducative en milieu ouvert, on perçoit, derrière leurs fonctions, un cadre, une structure. On distingue les murs, les outils propices au bon fonctionnement de l’accompagnement éducatif. On imagine des scènes de la vie quotidienne. On est capable de se représenter le métier malgré ses aléas liés à la souffrance des publics.
La prévention spécialisée, quant à elle, renvoie à tout autre chose. Dans l’appellation “éducateurs de rue”, il y a l’idée que ces professionnels évoluent dans la rue, au cœur du bâti, dans les terrains vagues, dans les allées… Mais alors, à quoi sont-ils rattachés ? Comment font-ils pour exercer leur profession au dehors des murs ? Comment font-ils pour accueillir la parole de l’autre sans bureau qui fait interface ? Comment ces lieux d’habitation se transforment-ils en lieu de travail pour les éducateurs de prévention spécialisée ? Où est la machine à café ? La salle de pause ? Le bureau des “éducs” ? Toutes ces questions intriguent et interrogent. Pourtant, un éducateur de rue en place depuis longtemps répondrait tout simplement : “Là, devant toi. Tu ne vois pas ?”
La majeure partie de leur temps, les éducateurs de prévention spécialisée évoluent dans la rue. Ils déambulent sur les trottoirs, les chemins, le long des allées d’habitation. Cette mission, qu’ils nomment “travail de rue”, se présente comme une modalité spécifique de l’action éducative en prévention spécialisée. C’est un outil de travail qui permet aux éducateurs de cheminer vers deux finalités essentielles pour le travail éducatif : prendre une place dans un environnement défini et rencontrer les jeunes en voie de marginalisation, présents dans l’espace public.
L’intérêt de s’implanter dans un territoire réside dans deux objectifs complémentaires : comprendre le territoire et y prendre place. Il s’agit d’abord pour les éducateurs de prévention spécialisée de repérer comment les habitants s’approprient leur quartier et de voir quels sont les espaces de circulation, de rencontre, de tension. Ensuite, ils resserrent l’attention sur les jeunes afin de comprendre comment ceux-ci négocient leur place dans l’espace public. Occupent-ils des espaces spécifiques ? Leur présence est-elle partagée avec les habitants ? Viennent-ils s’imposer ?
Les professionnels doivent parallèlement saisir les dynamiques collectives du territoire qui sont mises en œuvre par les habitants et par l’ensemble des acteurs institutionnels et/ou associatifs. Quels sont les habitants moteurs, engagés ? Quels sont les partenaires présents sur le quartier ? Comment les dynamiques se créent-elles ou, au contraire, s’annulent-elles ?
Cette compréhension s’affine avec le temps de présence. Progressivement, les éducateurs prennent part à la vie du quartier et deviennent un des éléments de cet environnement. Il s’agit pour eux d’être perçus comme un relais et un tiers (entre les habitants et les institutions, entre les habitants et les jeunes, entre les jeunes et les institutions…). Cette posture, qui s’acquiert peu à peu, vise à participer à la vie sociale du territoire et à devenir une personne ressource pour les jeunes, les habitants et l’ensemble des acteurs. A l’instar de tous les éducateurs, l’éducateur de prévention spécialisée cherche à lancer et à mettre en œuvre des accompagnements éducatifs. Dans le travail de rue, il vient proposer une offre relationnelle aux jeunes qu’il repère en difficulté.
Ensuite, de manière moins ciblée, il propose une écoute et une permanence dans le temps à l’ensemble des jeunes avec qui il entre en contact. L’éducateur incarne, dans les échanges informels qu’il a avec eux, une posture d’adulte qui vient signifier la norme, les attentes et les exigences sociales. Mais en entrant en relation et en débattant avec les jeunes, il leur accorde aussi une place au sein du quartier.
La spécificité de ce mode d’intervention est d’être mouvant. On ne peut comprendre cette pratique si l’on ne prend pas en compte les différents éléments sur lesquels elle se fonde.
La fréquence : suivant les moments de la journée – le matin, l’après-midi, le soir –, les éducateurs ne croisent pas les mêmes interlocuteurs.
Les matins permettent de rencontrer les gardiens d’immeuble (sources d’informations, notamment sur des problématiques d’habitants), les mères de famille qui vont faire leurs courses ou chercher leurs enfants à l’école, les hommes qui prennent un café avant de se rendre au travail ou pendant leur pause.
Entre midi et deux heures, c’est un temps relativement calme sur le secteur, car chacun est parti déjeuner. Toutefois, les jours de marché, les rencontres avec les habitants se prolongent plus tard, car ceux-ci viennent profiter des dernières affaires à faire. C’est également le temps du repas avec les partenaires, où les liens se créent et s’affinent en vue d’une meilleure collaboration.
L’après-midi favorise les occasions d’échanger avec les retraités, les mères au foyer, les commerçants et d’autres représentants locaux. C’est aussi le moment où ils peuvent rencontrer les jeunes déscolarisés ou sans emploi qui rentrent chez eux et se retrouvent entre copains – et commencer à tisser du lien avec eux. Ils croisent aussi les mères ou pères de famille qui vont chercher leurs petits à la sortie des écoles…
La nuit tombée, ils retrouvent principalement des hommes dans l’espace public (jeunes ou adultes).
En fonction des saisons ou des périodes de l’année, le travail de rue ne s’effectue pas au même rythme (période estivale ou hivernale, vacances scolaires…). Les éducateurs, et c’est une des clés de la spécificité de ce mode d’intervention, organisent leur emploi du temps en fonction de la présence des jeunes et des habitants sur le territoire et des occasions de rencontres.
La vie sociale des quartiers rythme aussi le travail de rue. Qu’ils s’agissent d’événements religieux, de brocantes, de festivals, de fêtes, chaque secteur d’intervention est animé par des événements municipaux ou associatifs. Ces manifestations, auxquelles les éducateurs peuvent participer (dans le cadre d’une action partenariale ou d’une action collective), sont l’occasion de marquer une présence sociale et de rencontrer des habitants qu’ils ne connaissent pas nécessairement.
Les éducateurs interviennent sur des espaces publics vivants et doivent composer avec les mouvements des territoires. »
(1) Auteur d’un mémoire de recherche de master 2 : « Entre les lignes de la prévention spécialisée – Une écologie du mouvement ».