Parce qu’elle touche à la protection de jeunes publics très vulnérables, l’histoire ne peut se résumer au règlement d’un conflit entre un employeur et sa salariée et déborde du seul contexte d’un établissement. Le 30 janvier dernier, Ibtissam Bouchaara, éducatrice spécialisée, employée depuis 16 ans par la Sauvegarde de la Marne et déléguée du personnel, avait été mise à pied pour avoir publiquement mis en cause les conditions d’accueil du service d’accompagnement des mineurs isolés étrangers (SAMIE) géré par la Sauvegarde et qui accueille 73 jeunes au foyer Bellevue, à Châlons-en-Champagne. L’éducatrice s’était exprimée après le décès du jeune Denko Sissoko, adolescent pris en charge par le SAMIE qui avait perdu la vie le 6 janvier après avoir sauté de la fenêtre de sa chambre, et avait saisi le défenseur des droits, dont l’instruction est toujours en cours. Si les témoignages divergent sur les circonstances du drame, le parquet s’est orienté vers l’hypothèse d’un suicide. Une pétition en soutien à Ibtissam Bouchaara, qui a recueilli 8 000 signatures, a relayé une longue liste d’observations émises par cette dernière – dont un « manque de moyens cruel » entraînant l’absence d’un « véritable cadre éducatif », de personnel de nuit, un « mauvais accès aux soins », la proximité de majeurs dans une situation sociale précaire hébergés dans le même bâtiment… Le site Secretpro.fr, sans se limiter à ce cas précis, avait saisi l’occasion pour plaider en faveur de la création d’une immunité des travailleurs sociaux « lanceurs d’alerte »(1).
Le refus du licenciement de l’éducatrice par l’inspection du travail, deux mois après sa mise à pied, peut-il être considéré comme entérinant cette protection ? Pas vraiment, car l’administration ne s’est pas prononcée sur le fond de l’affaire. Dans sa décision, l’inspection rappelle que l’association a motivé la demande d’autorisation de licencier la salariée pour faute grave par le fait que « Mme Bouchaara s’est exprimée très rapidement en dehors de l’association auprès de différents médias en dénigrant, d’une part, l’association et, d’autre part, en délivrant de fausses informations, portant ainsi préjudice à la Sauvegarde ainsi qu’à son principal financeur, le conseil départemental ». Or l’inspection considère que les faits reprochés à la salariée sont « survenus en dehors de l’exécution de son contrat de travail, notamment dans le cadre de ses fonctions représentatives », et que, « dès lors que l’employeur situe sa demande de licenciement sur le terrain disciplinaire, l’administration n’a pas le pouvoir de requalifier » cette dernière. Elle conclut donc au refus de l’autorisation de licenciement, « en raison de l’absence de fait fautif proprement dit susceptible d’être retenu à l’encontre de la salariée ». Ibtissam Bouchaara, elle, accueille cette décision avant tout comme une « victoire du droit à l’expression syndicale », sans laquelle « le droit à l’expression serait réduit à peau de chagrin » pour l’ensemble des travailleurs sociaux. Dans un texte rendu public après la décision de l’inspection du travail, l’élue du personnel indique que, « dans ce combat pour les mineurs isolés étrangers et contre la précarité des conditions de travail des travailleurs sociaux qui ont pour mission de les accompagner, [son] discours reste inchangé ». « Je n’ai agi ni en fonction d’un but politique, ni par vengeance personnelle, je suis une simple éducatrice spécialisée engagée dans la protection de l’enfance et la défense des droits des salariés », souligne-t-elle.
Si la salariée et représentante du personnel veut situer sa prise de parole sur le terrain de la défense des pratiques et des droits, la position de la Sauvegarde de la Marne, elle non plus, ne varie pas. « Mme Bouchaara a dénigré son employeur et tenu des propos mensongers », maintient son directeur général, Philippe Colautti, alors que, après la décision de l’inspection, l’association étudiait l’opportunité de la contester. Le décès tragique du jeune Denko Sissoko « a marqué toute l’équipe », souligne-t-il, contestant tout lien entre ce drame et la politique du département à l’égard des mineurs isolés étrangers. Le directeur de la Sauvegarde rejette également les accusations d’inégalité de traitement entre les mineurs isolés et les autres jeunes pris en charge au titre de la protection de l’enfance, « la liste des dotations (pour la nourriture, l’hygiène) étant fixée par barème de manière identique pour tous les jeunes ». Chaque année, « nous demandons des postes supplémentaires », fait savoir Philippe Colautti, arguant que le faible taux d’encadrement au foyer Bellevue – « six personnes sur site » pour 73 jeunes – est dû au fait qu’il s’agit d’un « service de semi-autonomie » pour les plus de 16 ans. « Il y a un gardien de nuit salarié du bailleur et une permanence [à distance] 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 », ajoute-t-il. Un suivi sanitaire est assuré « par convention avec le centre hospitalier de Châlons-en-Champagne ». Le directeur de la Sauvegarde précise encore que, sur les 73 jeunes accueillis, la moitié sont « en cours d’évaluation », ce qui peut durer plusieurs mois, ces derniers pouvant accéder « à des activités associatives, des cours de français », tandis que ceux reconnus mineurs, pris en charge dans le cadre du droit commun de la protection de l’enfance, sont scolarisés ou en parcours d’insertion. Le budget alloué au SAMIE pour 2017 est de plus de 1 million d’euros, selon le directeur de la Sauvegarde de la Marne. « Tout peut être amélioré, on en est convaincu », insiste-t-il, relevant qu’au sein de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant, « on milite pour que cette question soit reprise en main par l’Etat », afin qu’elle ne dépende pas des moyens départementaux, ou, pour certains, de leurs priorités politiques. Le conseil départemental de la Marne, pour sa part, a refusé tout commentaire aux ASH, précisant néanmoins que le département a accueilli 405 mineurs isolés en 2016 et que « le budget annuel consacré [à ce public] est de 3 millions d’euros, budget en constante augmentation chaque année (2,5 millions d’euros en 2015) ».
Autant de réponses et d’arguments qui ne satisfont pas les défenseurs des droits des mineurs isolés, parmi lesquels le Réseau éducation sans frontières (RESF). L’une de ses militantes, Marie-Pierre Barrière, estime que « le dispositif de semi-autonomie n’est pas une formule pertinente » pour des jeunes ayant traversé un parcours traumatique. RESF souhaite avec d’autres associations se constituer en partie civile, dans le cadre d’une plainte contre X déposée par les parents de Denko Sissoko « pour homicide involontaire, mise en danger de la vie d’autrui et non-assistance à personne en danger ». Le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) a déjà prévu d’intervenir auprès du parquet. « Au-delà de cette affaire, il s’agit non pas de dénoncer une faute commise par des professionnels ou une association, mais de mettre en cause des responsabilités politiques, de dénoncer des pratiques de nombreux départements qui, notamment, hébergent plus ou moins longtemps, dans des conditions déplorables, des jeunes en attente d’évaluation, parfois dans des hôtels miteux », explique Jean-François Martini, chargé d’études au GISTI. Indépendamment du cas de la Marne, reconnaître que la prise en charge de mineurs dans des conditions indignes est constitutive d’une infraction pénale, estiment les associations, serait un moyen de couper court au jeu récurrent de la « patate chaude » entre l’Etat et les départements, au centre duquel se trouvent de jeunes publics vulnérables et des professionnels souvent en souffrance.
(1) Voir ASH n° 2997 du 10-02-17, p. 16. Le GISTI aborde le sujet dans « Travailleurs sociaux précarisés, étrangers maltraités », dossier paru dans « Plein droit » de mars 2017.