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La stratégie des petits pas

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En Gironde, un service d’aide à domicile aux familles accompagne des allocataires des minima sociaux dans un processus d’insertion sociale et professionnelle. Expérimentale, l’action porte prioritairement sur la levée des freins sociaux.

Le paysage est encore plongé dans l’épaisse brume du matin quand Solène Rived se gare devant la maison où l’attend son premier rendez-vous. A cinq kilomètres du bourg d’Illats (Gironde), le réseau téléphonique ne passe pas dans le lieu-dit et le portail n’a pas de sonnette. « En général, ce sont les aboiements des chiens qui indiquent que je suis arrivée », sourit la TISF (technicienne de l’intervention sociale et familiale). Une silhouette frêle sort de la maison, emmitouflée dans un grand gilet. Sandra Feger guettait la travailleuse sociale par la fenêtre. Elle a rendez-vous à la CAF (caisse d’allocations familiales) de Langon, le pôle administratif important de la région, situé à une vingtaine de kilomètres plus au sud. Avant de monter dans la voiture de la TISF, la jeune femme écrase sa cigarette dans les graviers. « En ce moment, je suis dans la pression parce que l’éducateur référent de mes enfants doit venir, et je n’ai toujours pas de logement », souffle-t-elle. Pendant une demi-heure, le véhicule slalome dans le vignoble des Graves, s’arrêtant parfois sur le bas-côté pour laisser passer des engins forestiers. Les yeux sur la route, Solène Rived écoute sa passagère parler de ses enfants placés, de la ténacité de son beau-père au chômage qui la « motive », d’une ancienne blessure à la main non soignée et qui la fait souffrir. « A Pessac, à ce qu’il paraît, il y a une clinique de la main ? » La TISF hoche la tête. « Oui, et là-bas aussi, on peut vous accompagner. »

A la CAF, Sandra Feger est venue déposer un jugement la désignant comme allocataire des prestations familiales. Bonne surprise, elle est éligible à la prime d’activité : 42 € par mois pendant un trimestre. Assise à côté d’elle, un peu en retrait, Solène Rived écoute sans intervenir. Sa seule présence constitue un soutien. « Avec Solène, je fais les papiers moi-même. Comme elle m’accompagne, ça me rassure et on avance plus vite », commente Sandra Feger. Sur le trajet du retour, le binôme tente un crochet par l’agence de Pôle emploi, mais la file d’attente est trop longue. Elles reviendront. « Avant, pour aller en ville, je prenais le train, raconte la jeune femme. Pour un rendez-vous, ça me prenait la journée. Alors j’essayais de tout grouper : la CAF, Pôle emploi, le médecin… D’autant que ça revient cher, les billets. » De retour dans la maison, la TISF remplit la fiche de suivi et annonce les objectifs de la rencontre suivante : « On finira le curriculum vitae et on écrira la lettre de motivation, si on a le temps ! Parce qu’il y a le rendez-vous avec l’assistante sociale. » En inscrivant la date dans son agenda, Sandra Feger éclate de rire : « On se revoit vendredi, déjà ? On se voit tous les vendredis, en fait ! »

Un « croissant de pauvreté »

Cet accompagnement intensif s’inscrit dans le cadre du dispositif « Approche emploi ». Une action innovante démarrée en 2013 à l’initiative d’un service d’aide à domicile destiné aux familles, l’AFAD (Aide familiale à domicile) Gironde(1), en réponse à un appel à projets du conseil départemental cofinancé par le Fonds social européen. Le principe : accompagner pendant six mois des personnes bénéficiaires de minima sociaux, à partir de leur domicile, dans un processus d’insertion sociale et professionnelle. Expérimentée la première année dans trois circonscriptions d’action sociale (Bazas, Coutras et Sainte-Foy-la-Grande), l’action a été renouvelée depuis et étendue aux deux pôles territoriaux de solidarité du Sud-Gironde et du Libournais. Des territoires qui forment un « croissant de pauvreté », décrit Denise Greslard Nédélec, la vice-présidente du département chargée de l’insertion. « Il s’agit de zones rurales présentant un cumul de difficultés – taux de chômage supérieur à la moyenne départementale, faible qualification des actifs, bassin industriel en crise… Sans compter une dispersion de l’habitat, loin des axes ou des réseaux de transports en commun, entraînant un fort isolement géographique. »

L’appel à projets lancé en 2013 visait la levée des freins sociaux à l’emploi. Pour la directrice de l’AFAD, la pertinence de l’intervention des TISF ne fait alors aucun doute : « Les deux tiers des personnes que nous accompagnons sous l’angle de la parentalité sont des allocataires des minima sociaux, les TISF connaissent donc très bien ce public, détaille Isabelle Lafaye. Et les axes de travail sont comparables : accès aux soins, logement, mobilité, équilibre de vie… De plus, l’appel à projets insistait sur la difficulté à mobiliser des personnes isolées. En se rendant à leur rencontre, chez elles, on règle la question. » Responsable territoriale insertion à la maison départementale de la solidarité et de l’insertion (MDSI) du Sud-Gironde, Laurence Prioul avait repéré le projet de l’AFAD dès le dépouillement des dossiers de candidature : « Agir au domicile, c’était du jamais vu, résume-t-elle. De surcroît, les TISF ont une approche sociale très fine, complémentaire de la vision professionnalisante des intervenants du champ de l’emploi ou de la formation. » Autre avantage, relevé par Denise Greslard Nédélec : « Avec “Approche emploi”, on peut toucher des publics invisibles qui échappaient jusque-là aux dispositifs existants, notamment du fait du non-recours aux droits sociaux. »

Toucher les publics invisibles

Illustration avec Mme D., qui reçoit ce jour-là la visite de Karine Jacques, autre TISF de l’association. Agée d’une cinquantaine d’années, cette ancienne ouvrière d’une usine de PVC n’a plus travaillé depuis cinq ans. Licenciée pour inaptitude, elle a épuisé ses droits au chômage et ne touche que l’allocation de solidarité spécifique (ASS), soit à peine 500 € par mois. « Les mois en 31 !, remarque-t-elle avec un sourire amer. A raison de 16,27 € par jour, les mois pairs, on ne les atteint même pas. » Après son licenciement, Mme D. avait obtenu la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) et avait été orientée vers Cap emploi. « On m’a fait faire des remises à niveau, des stages, raconte-t-elle. J’ai travaillé aux impôts, ça me plaisait bien. Mais dans la fonction publique, on peut être envoyé n’importe où. Et qu’est-ce que j’irais faire dans le Nord ou même en Dordogne ? » Depuis quelques semaines, elle partage avec un ami un pavillon de construction récente, dans un quartier résidentiel de la ville de Toulenne, typique de l’étalement urbain à l’œuvre autour de Langon. « Hébergée à titre gratuit », tient-elle à préciser. En contrepartie, elle s’astreint à maintenir l’intérieur impeccable, en dépit de douleurs chroniques qui transforment le quotidien en épreuve.

En quelques semaines, le soutien bienveillant de Karine Jacques lui a permis de remonter la pente administrative. Ensemble, elles ont constitué un dossier en vue d’obtenir l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et le renouvellement de sa RQTH. La travailleuse sociale a également suggéré, Mme D. et son ami ne formant pas un couple, qu’ils se déclarent comme colocataires, en précisant : « Peut-être que Monsieur pourrait toucher une petite aide au logement. » Surtout, Mme D. a repris des démarches de soins et accepté de demander la couverture maladie universelle (CMU). « Avant, je ne voulais pas, à cause des médecins qui refusent les patients à la CMU, explique-t-elle. De toute façon, j’avais tout laissé tomber. J’en avais marre des papiers, j’avais tout rangé dans un tiroir. Plus le courage. » Peu à peu, l’ancienne ouvrière se fait à l’idée qu’elle ne retravaillera sans doute pas. Mais aussi que sa vie ne s’arrête pas là.

Les bénéficiaires intègrent l’action sur prescription d’un référent social (assistant social de secteur, conseiller Pôle emploi, mission locale ou plan local d’insertion par l’emploi, référent de la Mutualité sociale agricole, professionnel d’un centre communal d’action sociale). « Au démarrage, certains professionnels – notamment les travailleurs sociaux des MDSI – se sont montrés un peu réticents, reconnaît Laurence Prioul. Les assistantes sociales craignaient que les TISF viennent empiéter sur leur périmètre. Mais elles se sont rendu compte qu’il s’agissait de missions complémentaires. En circonscription, on ne peut pas consacrer autant de temps aux personnes. Et puis la mission prioritaire demeure la protection de l’enfance. Quand une information préoccupante arrive, on met tout le reste entre parenthèses pour traiter l’urgence. » Après accord de la personne, une fiche de liaison est envoyée à l’AFAD. Elle y est traitée par Aurore Duprat, chargée de mission. Monitrice-éducatrice de formation, celle-ci a effectué sur le terrain la première année d’expérimentation en tant que TISF. Elle continue d’intervenir aux étapes-clés de l’accompagnement : le premier entretien, où sont fixés les objectifs, le bilan intermédiaire et le bilan final, consignés par écrit. A charge également pour elle de répartir les situations entre les différentes TISF des deux territoires. Car l’association a fait le choix de ne pas spécialiser les membres de l’équipe : « Tout le monde fait de tout. Diversifier les interventions fait appel à des compétences multiples et qui s’enrichissent mutuellement », soutient Isabelle Lafaye. Une autre raison, plus pragmatique : « Compte tenu des distances à parcourir, des professionnelles cantonnées à une seule mission passeraient leur temps sur la route. »

Un accompagnement « à la carte »

Les TISF le reconnaissent, toutes n’ont pas abordé le dispositif avec le même entrain. « Au début, c’était vraiment l’inconnu, admet Christine Guérinet, en poste sur le Libournais. Quand on intervient au titre de la protection de l’enfance, on a des supports matériels – des jeux, débarrasser une assiette, aller à l’école… Là, on s’est retrouvées face aux personnes, avec juste un papier et un crayon. On se demandait un peu par où commencer et ce qu’on allait faire. » A l’usage, ces hésitations ont plutôt servi la qualité de l’accompagnement, estime sa collègue Nelly Coirier : « On admet plus facilement qu’on ne sait pas. On ne se positionne jamais en surplomb. On fait des recherches avec les personnes, si bien qu’elles s’impliquent davantage. » Ancienne responsable de la MDSI de Langon, désormais administratrice de l’AFAD, Anne-Marie Thuillier tient à nuancer les tâtonnements des professionnelles : « Avant de commencer l’action, nous avions réuni les partenaires, pour recenser les ressources de chaque territoire, raconte-t-elle. Mon grand plaisir a été d’entendre les TISF dire qu’elles les connaissaient déjà tous ! En réalité, il s’agit seulement d’ordonner différemment des approches qu’elles avaient déjà de façon plus diffuse sur les autres mesures. »

Un principe, en particulier, guide l’action des TISF : construire un accompagnement sur mesure, adapté au rythme, aux besoins, aux demandes, aux capacités de chaque personne. « Le contenu n’est pas figé. Il s’agit vraiment d’une action à la carte », observe Hervé Minvielle, chef de service « insertion et dispositif RSA » au conseil départemental de la Gironde, la rupture avec « une logique de droits et d’obligations », courante en matière d’insertion, favorisant l’établissement d’une relation de confiance. « Lorsque je reçois une fiche de prescription, les objectifs sont souvent assez généraux : besoin de socialisation, reprise d’un parcours de soins… Mais c’est très bien, cela permet d’ouvrir largement les horizons », résume Aurore Duprat. Dès le premier rendez-vous, le travail des TISF consiste à prioriser les actions, en privilégiant une stratégie des petits pas. « Passer le permis de conduire, se faire opérer et entrer en formation, en six mois, c’est beaucoup trop », donne comme exemple la chargée de mission. « J’accompagne une dame que Pôle emploi veut absolument orienter vers du secrétariat administratif, témoigne Carine Mora, qui intervient dans le Sud-Gironde. Mais son projet à elle est d’inventer un piège à souris non létal. Est-ce que j’y crois ? Je ne sais même pas. Mais ce qui compte, c’est qu’elle se projette dans quelque chose de positif. Donc nous allons ensemble au magasin de bricolage. A côté, nous travaillons sur l’acceptation de son handicap, les démarches administratives. En fait, on fait des trucs marrants pour rendre les trucs pas marrants plus acceptables. » Anne-Marie Thuillier hoche la tête : « Tout le monde n’a pas les mêmes attentes. Tout le monde ne se réalise pas dans un contrat à durée indéterminée au SMIC horaire. C’est important que le travail social ne contribue pas à couper des têtes. »

Pour tous, les six mois d’accompagnement passent vite. C’est ce que retient Olivier Michiels, chez qui Aurore Duprat et Solène Rived sont venues réaliser le bilan final de l’action. L’homme les reçoit dans son petit appartement enfumé, près de la gare de Preignac, gros bourg de 2 000 habitants entre vignobles et Garonne. « En premier, je dirais que c’était un peu court, parce qu’on aurait pu développer autre chose », commence-t-il en essuyant des miettes du plat de la main sur la table de la cuisine. Ancien affûteur dans la métallurgie industrielle – « parmi des tas d’autres boulots » –, il est invalide à 30 % et n’espère qu’une chose : retravailler. Une perspective inenvisageable sans régler d’abord ses problèmes de santé. « Ça, je l’ai bien compris, affirme-t-il. Et puis l’action m’a ouvert des idées, notamment pour la retraite. Je n’étais pas trop pour. Mais ce serait peut-être mieux que le RSA et l’ASS. J’espère juste que je ne devrai pas ouvrir d’autres dossiers administratifs, parce que ce sera compliqué. Sur l’écriture, je suis nul. »

Assurer un relais au-delà des six mois

Tout en rangeant ses papiers, la chargée de mission le rassure : « Ce n’est pas parce que l’action est terminée que vous vous retrouvez tout seul. D’ailleurs, j’ai une proposition pour vous. Voici les coordonnées d’une entreprise d’IAE (insertion par l’activité économique). J’ignore s’ils auront quelque chose, mais vous pouvez déjà les rencontrer. »

Reste à ne pas laisser retomber la dynamique enclenchée. A l’issue des six mois, la chargée de mission veille donc à ce que d’autres travailleurs sociaux prennent le relais. Elle s’appuie notamment sur les commissions pluridisciplinaires insertion – l’équivalent des commissions techniques de suivi de parcours qui existaient du temps du revenu minimum d’insertion –, organisées au sein de la MDSI du Sud-Gironde. « C’est une instance très intéressante, parce que tous les partenaires sont présents, explique Aurore Duprat. Cela permet aux référents des organismes prescripteurs de reprendre très vite la main. » Les freins sont-ils suffisamment levés pour basculer sur un accompagnement professionnel ? Quelle serait la prestation Pôle emploi la plus adaptée ? Vaut-il mieux orienter la personne vers l’IAE ? Quel est le calendrier des ouvertures de formations ? Autant d’informations et d’échanges précieux pour consolider les progrès de chaque situation.

Depuis le mois d’avril 2016, le dispositif « Approche emploi » a enregistré 53 entrées. L’objectif fixé par les financeurs est d’atteindre 140 bénéficiaires d’ici à la fin de l’année. Si la montée en charge progresse moins vite qu’espéré, du fait des réticences persistantes de certains travailleurs sociaux, les résultats des sessions précédentes montrent toute la pertinence du dispositif. Ainsi, 24 bénéficiaires sur les 70 accompagnés entre mars 2015 et avril 2016 ont repris un parcours d’insertion, 22 une démarche de soins, 16 ont gagné en mobilité… Des indicateurs qui montrent des effets positifs sur la levée des freins sociaux. Du point de vue des critères restrictifs du Fonds social européen, le tableau est plus nuancé : seules 11 sorties en emploi ou en formation qualifiante. « Notre priorité reste le sens de l’action, affirme Isabelle Lafaye. A nous de nous montrer un peu militants dans notre reporting, pour faire rentrer tous les effets induits dans les indicateurs. » Preuve que, pour sa part, le département est convaincu de la plus-value de l’action, « Approche emploi » pourrait être déployé prochainement sur le pôle territorial de Haute-Gironde.

Notes

(1) AFAD Gironde : rue de la Blancherie – 33370 Artigues-près-Bordeaux – Tél. 05 56 50 00 57 – contact@afadgironde.fr.

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