Il procède d’une certaine frustration. Souvent, lors de mes conférences, on me demande : « Comment se fait-il que ce que vous expliquez sur l’histoire des migrations et sur les flux migratoires ne soit pas davantage connu ? » Nous faisons pourtant beaucoup d’efforts pour essayer de populariser nos travaux, mais durant la période où Nicolas Sarkozy a été ministre de l’Intérieur puis président de la République, on avait l’impression que les responsables politiques ne voulaient rien savoir de nos recherches sur ce sujet sensible et complexe. J’ai donc voulu faire une sorte d’évaluation des neuf années durant lesquelles Nicolas Sarkozy a eu la haute main sur la politique migratoire du pays, puis sur le quinquennat de François Hollande.
On compte entre 10 et 11 % d’immigrés en France, c’est-à-dire des personnes étrangères nées à l’étranger, installées sur le territoire depuis au moins un an. C’est ce que l’on appelle la « première génération ». La seconde, ce sont les enfants nés sur place, qui représentent entre 12 et 13 % de la population française. Au total, quasiment un quart de la population vivant en France est soit immigrée, soit née d’au moins un parent immigré. Sachant que ce chiffre comprend les migrants des pays européens qui ne sont plus astreints à demander un titre de séjour ainsi que les étudiants étrangers arrivant au nombre de 60 000 environ chaque année. Il y a aussi le « flux » des personnes qui entrent et sortent de France. Depuis une quinzaine d’années, environ 200 000 personnes non européennes migrent par an légalement sur le territoire. Il faut ajouter à ce chiffre environ 10 % pour les entrées illégales, sachant que ces deux populations ne sont pas étanches. Les migrants illégaux peuvent être régularisés, et inversement.
Durant la période où il a gouverné, Nicolas Sarkozy a contenu les flux migratoires, comme le faisaient ses prédécesseurs. Il avait pourtant annoncé une grande politique de rupture sur cette question. La loi de 2006 visait ainsi à régler la place de l’immigration dans la France de demain en faisant en sorte que la population française croisse davantage en interne que par un apport de populations extérieures. Or, pour des raisons liées à notre démographie, ce n’est pas possible. Pendant longtemps, nous avons bénéficié d’un excédent de 300 000 naissances, mais, depuis dix ans, ce chiffre a baissé de 40 %. Même si l’on parvenait à contenir les flux migratoires – ce qui serait déjà un effort important –, arrivera forcément un moment où le solde migratoire sera plus important que celui des naissances, comme dans la plupart des pays européens. On ne peut pas abolir la réalité par décret. Or nos élus font souvent preuve d’un volontarisme qui ne prend pas en compte les données démographiques de base. Je l’ai expliqué dès 2005, ce qui m’a fait assez mal voir. Pourtant, la suite m’a donné raison. Au terme du quinquennat de Nicolas Sarkozy, après trois grandes lois visant à contrôler les flux migratoires, non seulement le chiffre de 200 000 entrées légales sur le territoire n’avait pas bougé, mais sa composition était restée la même entre le regroupement familial, la migration matrimoniale, les étudiants…
En 2007, le projet de Nicolas Sarkozy était que l’immigration choisie soit au moins aussi importante, numériquement parlant, que l’immigration dite « subie ». Par « immigration choisie », on entend essentiellement une immigration professionnelle de qualité. En réalité, ce mode migratoire discrétionnaire a toujours existé, et le résultat de cette politique a été qu’à aucun moment on ne s’est rapproché de l’objectif fixé. L’immigration choisie a légèrement augmenté en plafonnant à un peu moins de 20 000 personnes par an, c’est-à-dire à peine 10 % du total de l’immigration annuelle non européenne. Un chiffre qui ne représente quasiment rien par rapport à nos 3 millions de chômeurs. Ce qui n’a pas empêché Marine Le Pen de pilonner cette immigration de travail en prétendant qu’elle aggravait le chômage en France.
Entre Sarkozy et Hollande, on est passé d’un hypervolontarisme à une hyperfrilosité. La question de l’immigration a fait l’objet de deux lois durant le quinquennat de François Hollande. Quelques droits supplémentaires ont été accordés aux demandeurs d’asile, notamment la possibilité de travailler au bout de neuf mois de présence en France. On peut aussi noter la suppression partielle du délit d’entraide ainsi que des efforts de réorganisation de l’OFPRA [Office français de protection des réfugiés et apatrides] et de l’OFII [Office français de l’immigration et de l’intégration]. Mais les deux mesures phares des propositions de campagne de François Hollande en 2012, à savoir le droit de vote aux élections locales pour les étrangers et la lutte contre les contrôles policiers au faciès, n’ont pas été mises en œuvre, Manuel Valls y étant clairement opposé. Quant aux lois « Sarkozy », on n’y a quasiment pas touché. François Hollande a fait preuve d’une extraordinaire prudence dans ce domaine et, au fond, on n’a jamais très bien su ce qu’il en pensait ni même s’il en pensait quelque chose.
Il y a la conviction, chez beaucoup de politiques, que l’immigration est un sujet réservé sur lequel il faut damer le pion au Front national. Les chercheurs intervenant dans ces rapports de force extrêmement sensibles sont forcément vus comme des empêcheurs de faire de la politique en rond. Ce qui a été mal perçu, surtout, c’était que nous prétendions évaluer les politiques publiques. Si vous étudiez la fécondité, vous vous intéressez forcément à l’impact de la politique de la famille. Si vous travaillez sur la mortalité, c’est en lien avec la politique de santé. L’immigration, c’est pareil. Mais cela a été jugé insupportable, car il s’agissait d’une évaluation extérieure qui ne pouvait pas être maîtrisée. A un moment donné, le gouvernement a même tenté de contrôler l’INED en le rattachant, en 2007, au tout nouveau ministère de l’Immigration. Cette tentative est, heureusement, restée vaine.
Et encore, je n’ai pas tout raconté. Dans certains discours de haine, j’étais nommément désigné. J’ai reçu aussi des menaces de mort. Tout cela était très violent. C’est ce qui explique que je me sois intéressé, dans cet ouvrage, à la rhétorique du débat. Par exemple, on accuse son interlocuteur d’être fou : « C’est de la pure folie d’accueillir tant de Syriens sur notre sol ! » Nier à l’autre l’usage de la raison, c’est le degré zéro de la discussion ! On trouve aussi l’argument de la pente fatale : « La situation va forcément s’aggraver ! » Il est frappant de constater que les éditorialistes, chroniqueurs et autres blogueurs qui s’en prennent aux chercheurs tiennent des discours assez pessimistes. Ils parlent de « mélancolie française », de « suicide français », d’« identité malheureuse »… Au fond, ils se rendent compte que l’histoire avance et qu’il est impossible de la réécrire. Chez Nicolas Sarkozy aussi, on observe cet effort désespéré de rattraper les conséquences d’une histoire passée.
Le droit du sol est contesté. On l’accuse d’être automatique, passif… Pourtant, la voie d’accès à la nationalité la plus automatique est bien le droit du sang : est français tout enfant de Français. Il existe aussi le double droit du sol : est française d’office toute personne née en France d’un parent né en France. En revanche, le droit du sol simple n’est pas du tout automatique : il faut être né en France, quel que soit le pays de naissance de ses parents, y vivre au moment de la demande et y avoir vécu pendant au moins cinq ans. Remplir ces conditions est plus actif que de se donner simplement la peine de naître. Ce qui compte, ce n’est donc pas le sol ni le sang, mais bien la continuité d’une présence sur le territoire. Et, de ce point de vue, la législation actuelle, avec ses trois volets, est une richesse qu’il faut préserver. Fermer l’une de ces voix d’accès à la nationalité créerait une insécurité juridique majeure.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Le sociologue et démographe François Héran a dirigé la division des enquêtes et études démographiques de l’INSEE, puis l’Institut national d’études démographiques (INED). Il publie Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir (éd. La Découverte, 2017).