Nous avons voulu montrer, avec ce récit, qu’en cas de guerre des générations, tout le monde serait perdant. Quand vous vous en prenez aux vieux, vous êtes forcément rattrapé un jour car vous-même vous vieillissez. Au fond, le problème est que s’il n’y a pas transmission, s’il n’y a pas intergénération, on prend le risque de la barbarie.
En effet, le discours ambiant s’articule beaucoup sur des clivages : actifs contre inactifs ; rejetons de la prospérité contre enfants de la crise ; seniors égoïstes contre juniors altruistes… Mais ce n’est pas si simple. En matière d’emploi, par exemple, on a longtemps justifié le système des préretraites en expliquant qu’il permettait de libérer des emplois pour les jeunes. On constate malheureusement que lorsque les vieux sont mis dehors, cela n’améliore guère l’accès au marché du travail pour les autres. En réalité, la dynamique est inverse : c’est plutôt dans les pays où l’emploi des seniors est soutenu que celui des jeunes se maintient. De même, dans le monde du travail, l’opposition jeune/vieux n’a pas autant de sens qu’on voudrait le croire. On pense que les habitudes des seniors s’opposent aux attentes des plus jeunes. Or, à l’époque où je menais une activité de conseil en entreprises, j’ai observé qu’il y avait entre les générations bien plus de réciprocité que d’opposition. Un jeune salarié a aussi besoin de l’expérience du plus âgé. Et celui-ci est content de s’appuyer sur le dynamisme d’un jeune en phase avec la modernité. Autre exemple : on raconte que les retraités sont des privilégiés pesant sur l’avenir des jeunes. Mais la retraite moyenne, en France, est de seulement 1 300 €. Et si l’on compare les niveaux médians de vie des moins de 55 ans et des 55-64 ans, les premiers gagnent 15 500 € par an et les seconds 15 410 €. Le déséquilibre n’est pas flagrant… En réalité, seule une partie des seniors est privilégiée parce qu’elle bénéficiait au départ d’un patrimoine. Cela renvoie donc davantage à la question sociale qu’à un problème intergénérationnel. On ne va pas remplacer la lutte des classes par la lutte des âges.
Le sentiment générationnel est bien moins fort qu’auparavant et les générations sont moins en opposition. Appartenir à une génération, c’est avoir le sentiment de vivre des événements collectifs. De ce point de vue, certaines générations sont historiquement plus fortes que d’autres : celles de la guerre de 14, de l’Occupation et même de Mai 68… Mais depuis quarante ans, il ne s’est pas produit de phénomène historique de cette force qui souderait les nouvelles générations, à part peut-être les attentats de 2015, qui n’ont cependant rien à voir avec un clivage générationnel. Au contraire, sur la question du terrorisme, l’intergénération peut être une réponse. Par ailleurs, l’accélération des tendances et des innovations génère une démultiplication du fait générationnel. On sombre même parfois dans le ridicule, comme lorsqu’on oppose les générations iPhone 5 et iPhone 7. En outre, les limites entre les tranches d’âge sont devenues beaucoup plus floues, ce qui crée moins d’oppositions. En 1968, le mot d’ordre était : « Les vieux dehors et place aux jeunes. » Aujourd’hui, on n’entend plus ce type de discours.
On pointe un environnement – la technologie, Internet, les smartphones… – pour caractériser une génération qui réinventerait la société en s’opposant aux autres générations. Il s’agit là d’un discours marketing et idéologique, qui dénote une faiblesse intellectuelle insigne. Comme si quelqu’un né en 1995 au centre de Paris avait tout en commun avec une autre personne née la même année au cœur du Limousin. Eh bien, non ! Il y a fort à parier que leur environnement, leur éducation et leur histoire les distinguent fortement. Ce n’est pas parce qu’on a accès aux mêmes outils numériques qu’on les utilise de la même manière. L’accès culturel et intellectuel à ces outils est bien plus important que la seule question technologique.
Elles mettent en lumière le fait que, en dépit des difficultés sociales et économiques, les gens constatent que, dans leur environnement, les relations entre générations fonctionnent globalement bien. Seuls 6 % sont convaincus du contraire. C’est sans doute le seul sujet sur lequel il y a aussi peu de désaccords dans la société française. On peut lire aussi ces résultats comme un plébiscite pour la famille. Celle-ci est sans doute moins structurée et davantage recomposée que par le passé, mais elle demeure tout aussi structurante. Les générations ne vivent plus ensemble, mais continuent à s’appuyer les unes sur les autres. Ainsi, dans 85 % des cas, les aidants sont des membres de la famille : la mère qui accompagne son enfant handicapé, le mari qui soutient sa femme souffrant d’une maladie chronique, les enfants qui prennent en charge leurs parents devenus dépendants… La différence avec autrefois est qu’on est passé d’un intergénérationnel quasi obligatoire à un intergénérationnel davantage choisi, à la carte.
Cela peut être très gadget, comme d’installer une crèche dans une maison de retraite. On ne demande pas leur avis aux bébés, et il n’est pas certain que les personnes âgées aient envie de côtoyer en permanence de jeunes enfants. En revanche, avec un vrai projet pédagogique entre la communauté éducative, les enfants, les parents, les gens plus âgés, cela peut avoir du sens en générant des échanges, des témoignages, du partage. D’ailleurs, pas besoin d’aller chercher des jeunes enfants. Une personne de 45 ans qui échange avec une autre de 70 ans, c’est déjà de l’intergénérationnel. Et puis les générations peuvent aussi se retrouver autour de passions communes, comme les échecs, la musique, l’art, la littérature… De même, tout ce qui est habitat intergénérationnel au sein des HLM doit se préparer. Il faut des médiateurs qui favorisent les liens. L’intergénérationnel part d’une base naturelle mais ne se produit pas toujours spontanément. Il y a un besoin d’accompagnement par des professionnels ou des bénévoles, dans une logique de territoire et de proximité.
Beaucoup de personnes sont convaincues qu’il faut développer le service civique et, à cet égard, les retraités pourraient jouer un rôle important d’encadrement et de transmission auprès des jeunes concernés. C’est en s’organisant entre les différentes générations faisant face aux mêmes problèmes que l’on peut créer de la solidarité et de la réciprocité. Je pense à une association d’anciens cadres qui a pour but d’aider des jeunes à monter leur entreprise. Cette même association intervient aussi, à la demande de Pôle emploi, auprès de chômeurs ayant la cinquantaine. C’est moins cher et plus efficace que de faire suivre ces seniors par de jeunes conseillers moins en phase avec leurs besoins.
Il peut en effet permettre le développement de réelles solidarités, de façon informelle mais aussi organisée, avec le soutien de la puissance publique et du secteur associatif. Cette question devrait d’ailleurs être transversale aux différentes politiques publiques qui, en premier lieu, devraient intégrer la notion de « longévité ». Comme on vit et travaille plus longtemps, il est ainsi nécessaire de réinventer un véritable système de formation tout au long de la vie. Il faut aussi davantage prendre en compte la question de la prévention. Bien sûr, ce n’est pas toujours facile, mais la transmission intergénérationnelle peut être la base de la solidarité et de nos politiques publiques.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Sociologue et consultant, Serge Guérin enseigne à l’Inseec Paris, où il dirige le Master of Science directeur des établissements de santé. Il siège au conseil de la CNSA et au Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge. Avec Pierre-Henri Tavoillot, il publie La guerre des générations aura-t-elle lieu ? (éd. Calmann-Lévy, 2017).