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« Des usagers en santé mentale coproducteurs de la recherche »

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Des personnes en souffrance psychique sont allées interviewer des responsables politiques et institutionnels sur les retards dans la mise en œuvre de leurs droits. Elles participent à la recherche « action participative » engagée pour trois ans par Advocacy France et coordonnée par Isabelle Maillard.
Comment est née l’idée d’une recherche avec les personnes en souffrance psychique(1) ?

C’est en décembre 2013 que le projet a vu le jour au sein de l’association Advocacy France, qui est engagée dans le combat pour la reconnaissance de la parole et de la défense des droits des usagers en santé mentale. Il est parti d’un constat : le retard pris par la France dans l’application de la convention de l’Organisation des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, qu’elle a ratifiée en 2010 et qui a permis de reconnaître aux personnes ayant un handicap psychique un ensemble de droits fondamentaux. Et d’une conviction : les usagers en santé mentale sont les mieux placés pour repérer les obstacles et proposer des améliorations. Le défi était donc de les rendre coproducteurs de la recherche dans une perspective d’empowerment. Elle s’inspire des disability studies (études sur le handicap) très développées dans les pays anglo-saxons et qui ne se conçoivent pas sans la participation des personnes concernées.

Nous avons obtenu 40 000 € de la Fondation internationale de la recherche appliquée sur le handicap(2) pour démarrer. Plus 80 000 € de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), à la condition que nous démontrions la faisabilité d’une telle recherche. Ce fut l’objet de la première année.

Comment avez-vous procédé ?

Nous avons constitué un focus group sur la base du volontariat en nous appuyant sur les trois groupes d’entraide mutuelle (GEM) créés par Advocacy en Normandie. Une douzaine de personnes se sont engagées à venir à des réunions bimensuelles d’octobre 2015 à septembre 2016 – avec une interruption en juillet et août – avec deux chercheurs à mi-temps, moi-même et Alexandre Farcy, doctorant en sociologie. Nous souhaitions faire la même chose dans la région lyonnaise, mais les conditions pour constituer un groupe stable n’ont pu être réunies.

Lors des réunions, il s’agissait d’abord d’inviter les usagers à définir la thématique sur laquelle ils voulaient travailler. Leur choix s’est porté sur la prévention à travers l’accès aux soins, au logement, à la parentalité… L’objectif, ensuite, était de les aider à faire émerger les difficultés qu’ils rencontraient dans leur vie quotidienne. Et, enfin, de les accompagner dans l’élaboration de guides d’entretien à partir desquels ils iraient interpeller des responsables politiques et institutionnels.

Quelle était votre méthode ?

La démarche comportait une dimension de travail « en train de se faire » : nous ne voulions pas figer les choses dans un protocole de recherche, mais créer une dynamique dans la durée avec des progressions dans l’implication des usagers et le partage des connaissances. Notre méthode s’inscrivait dans une logique d’apprentissage et de réflexion de type endo-formatif, c’est-à-dire qui se fait en marchant. Il s’agissait aussi de partir du savoir des personnes et des supports de travail variés – arts, collages, graphismes… – ont été utilisés pour favoriser la communication.

Le groupe a-t-il bien fonctionné ?

Oui, malgré des profils très différents – une personne était analphabète, une autre avait suivi sa scolarité jusqu’au cycle supérieur. Nous avions une réunion de deux heures tous les 15 jours et, à la demande des participants, nous avons ajouté une séance de deux heures le matin. Il y a eu certes des moments difficiles, notamment lorsque les usagers ont évoqué leurs difficultés quotidiennes et ravivé le souvenir d’expériences douloureuses, avec des crises de larmes, des manifestations de colère ou d’angoisse. Mais le partage de ce vécu a resserré les liens et favorisé l’entraide et la solidarité. Le groupe a joué un rôle d’autorégulation et de réassurance face aux affects et émotions… Les chercheurs ont en outre veillé à ce que les personnes ne soient pas non plus fragilisées.

Justement, quelle est la posture des chercheurs ?

La recherche « action participative » implique que les personnes soient associées aux différentes étapes de la recherche sans pour autant en contrôler tous les aspects. Le processus de production des connaissances repose donc sur la reconnaissance et la valorisation du savoir expérientiel des personnes. Cela implique un ensemble de déplacements de la part des chercheurs pour favoriser leur participation et leur expression : établir des liens de confiance et de proximité basés sur des relations d’égal à égal, l’authenticité et la sincérité, le soutien ; avoir une écoute non jugeante, attentive, sensible… Cette posture remet en cause la place du chercheur expert, neutre et détenteur du savoir…

Comment s’est passée l’élaboration des guides d’entretien ?

Ces guides devaient permettre aux personnes de réaliser des interviews de responsables politiques et administratifs. Les usagers devaient donc pouvoir faire le lien entre, d’un côté, les discriminations et le discrédit dont ils sont l’objet et, de l’autre, les lois et dispositifs qui les protègent. Ce fut un processus long et difficile compte tenu de leur déficit de connaissances sur leurs droits. Un travail de simplification et de reformulation a été nécessaire afin que les usagers comprennent les évolutions conceptuelles et législatives. Il a abouti à une trame de questions qui servirait de support aux interviews. Parallèlement, les personnes ont été formées à la conduite d’entretiens et au maniement des enregistreurs numériques.

Comment se sont déroulées les interviews ?

Neuf participants ont réalisé, en binômes ou en trinômes, six interviews avec quatre élus ou leurs représentants et quatre responsables administratifs(3). Les chercheurs n’étaient pas présents, tout juste en ont-ils accompagné certains à la porte. Il y avait, en revanche, des débriefings à chaud afin que les personnes puissent exprimer leurs ressentis. Les entretiens se sont bien passés. Au fil des rendez-vous, les personnes ont pris confiance en elles et n’ont pas hésité à s’appuyer sur leurs expériences pour rebondir face aux réponses des interviewés.

Qu’en est-il ressorti ?

Les usagers ont pris conscience de l’éloignement des élus vis-à-vis de leurs préoccupations. Ils ont eu le sentiment de mieux connaître la législation que les responsables politiques, ce qui était quelque part valorisant ! Plus décevant, ils se sont rendu compte que le handicap psychique reste le parent pauvre de la politique du handicap en matière d’accessibilité, de mobilité, de logement, d’emploi… A l’échelle municipale, les politiques du handicap tendent à être généralistes dans un souci de non-discrimination, sans éviter toutefois que les pratiques se réfèrent toujours au handicap physique. Dans les villes, c’est davantage au niveau des politiques de santé mentale et des conseils locaux de santé mentale, quand ils existent, qu’est pris en compte le handicap psychique.

Comment les gens ont-ils réagi ?

Ce fut, dans certains cas, un désenchantement et il a fallu les rassurer et remettre de la perspective. Mais dans d’autres cas, les usagers ont appris l’existence de dispositifs dont ils n’avaient pas connaissance, ce qui leur a ouvert des horizons… Ils ont pu également avancer des propositions, par exemple sur la signalétique dans la ville. Les entretiens se sont révélés être un espace d’échange et d’expression utile tant pour les personnes interviewées que pour les intervieweurs. Certains responsables municipaux ont même proposé d’associer les usagers à la conception de guides sur le handicap psychique.

Qu’en tirez-vous ?

Cette première année a montré que les personnes en souffrance psychique étaient capables d’interpeller des acteurs institutionnels à certaines conditions. Et que la rencontre de deux univers qui avaient peu l’habitude de se côtoyer pouvait déboucher sur la recherche de solutions. Nous avons pu, forts de ce résultat, obtenir un autre financement de la CNSA(4) et reconduire en novembre dernier la démarche en l’étendant à des GEM des Hauts-de-France dans l’idée de comparer les résultats avec ceux de Normandie. Une troisième année est prévue pour valoriser les résultats de la recherche(5). Nous souhaitons également réaliser des guides de bonne conduite pour les usagers et les responsables institutionnels. Enfin, un film a accompagné la première année(6) et devrait être diffusé à un large public afin d’ouvrir davantage le débat sur la participation des personnes handicapées psychiques.

« J’étais un peu frileux au départ »

Cyrille Nguyen, 43 ans, membre du GEM de Granville.

« Quand j’ai appris qu’il y avait une recherche qui donnait la parole aux personnes handicapées psychiques, j’ai été intéressé. On a tellement peu l’habitude de nous donner la parole ! Participer m’a permis de connaître les textes de loi et de progresser intellectuellement. Les chercheurs avaient su créer un climat de confiance. Grâce à leur bienveillance et à leur écoute, les personnes du groupe ont pu exprimer des choses, parfois difficiles, sur leur maladie et leur traitement. Si on m’avait dit, il y a un an et demi, que j’irais interviewer des politiques et des responsables institutionnels, je ne l’aurais pas cru. J’étais même un peu frileux au départ, je me disais : « Dans quelle galère on se met ! ». Et puis, au fil des rencontres, les chercheurs nous ont formés. Il y a eu des simulations d’entretien, ce qui nous a donné confiance en nous. J’ai interviewé avec deux autres usagers M. Collin, l’attaché parlementaire du président du conseil départemental du Calvados, Jean-Léonce Dupont. Nous étions un peu stressés au début, mais notre interlocuteur nous a mis à l’aise. L’entretien s’est bien déroulé, bien que l’interviewé ait eu du mal à répondre à certaines questions. Je suis descendu à Paris, le 15 décembre dernier, pour expliquer le but de la recherche à des chercheurs académiques. Ce fut aussi une expérience très intéressante. »

Notes

(1) « De la disqualification à la prise de parole en santé mentale. Recherche sur les conditions d’émergence, de reconnaissance et de prise en compte de la parole des personnes dites handicapées psychiques par les décideurs publics » – Disponible sur www.advocacy.fr.

(2) Qui avait lancé un appel à projet sur l’application de la convention.

(3) Un attaché parlementaire, un représentant du conseil départemental du Calvados, le maire adjoint de Caen, le maire de Vire, les directrice et directeur adjoint de la MDPH, un responsable de la politique de santé de la ville de Caen et le coordinateur du conseil local de santé mentale de Caen.

(4) De 80 000 €.

(5) Des usagers participent déjà à cette valorisation dans le cadre de séminaires ou d’articles.

(6) Réalisé par Guillaume Dreyfus, également réalisateur du film Hygiène raciale diffusé sur LCP le 30 novembre 2012 et de deux documentaires sur la Mad Pride en 2014 et 2015.

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