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Le poids des mots, le choc des émotions

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D’un côté, des travailleurs sociaux sont la cible de violences verbales de la part du public. De l’autre, des usagers peuvent se sentir agressés dans le cadre de la relation aidant-aidé. Pour prévenir et contrôler ces tensions, conscientes ou non, et qui peuvent aboutir à des attaques physiques, il importe de comprendre les mécanismes à l’œuvre et les situations qui les favorisent.

Animatrice dans une cité sensible, Fatoumata a monté un projet de film chorégraphique avec des jeunes filles. Pendant une répétition, son collègue Kamel veille à ce que les garçons jouant au baby-foot dans la salle voisine ne soient pas bruyants. Mais les décibels montent et, sans prévenir, il confisque la balle. Protestations. Débute une discussion vive avec un jeune qui se met à reprocher le manque d’intérêt des activités du lieu. Tous deux se parlent de plus en plus fort, sans s’écouter. Un autre jeune, Majid, entre dans la dispute, insuffle dans le groupe un sentiment d’injustice vis-à-vis des filles, et l’entraîne vers la salle de danse. La porte étant fermée, il donne un coup de pied dedans. Une fille crie, Majid pousse des râles obscènes. Hilares, tous tambourinent à la porte. Fatoumata l’ouvre violemment, avant d’interpeller Majid avec brutalité. Fou de rage, le garçon frappe l’animatrice, qui s’écroule. Troublé par sa propre réaction, il est expulsé du lieu. Cette histoire, relatée dans le livre Violence verbale dans l’espace de travail. Analyses et solutions(1), met en lumière la montée en tension qui peut, à partir d’un banal désaccord, conduire à la violence verbale puis à l’agression physique. Pour analyser les mécanismes en jeu et donner des clés pour agir, l’ouvrage se nourrit des apports de la sociolinguistique, discipline « qui étudie les pratiques langagières et les discours, pour comprendre les processus sociaux », résume Claudine Moïse, professeure à l’université Grenoble-III.

Des lignes troubles

Toute communication ayant « pour effet d’altérer les liens de confiance mutuelle et de générer un état d’insécurité qui induit des montées en tension, le plus souvent suivies d’autres actes de langage violents, constitue un acte de violence verbale », rappelle Emmanuel Meunier, chef de projet à la Mission métropolitaine de prévention des conduites à risques (MMPCR), à Pantin (Seine-Saint-Denis), qui a monté une formation pour des travailleurs sociaux. Selon le groupe de recherche sur la violence verbale(2), en milieu institutionnel cohabitent au gré des circonstances trois formes de ces violences, dites « fulgurantes », « polémiques » ou « détournées ». Les premières se caractérisent par des actes de langage qui attaquent l’autre directement et le font réagir : la provocation, qui le cherche là où ça peut le blesser ; l’insulte, vouée à le rabaisser et à le nier ; la menace, qui vise à obtenir sa soumission en l’intimidant, en lui faisant perdre confiance ; le reproche, qui critique une manière de faire et aboutit vite à une condamnation de l’être… Cependant, les lignes sont troubles. « Un propos bienveillant peut parfois être pris pour une provocation. Cela exige de veiller à la façon dont l’autre perçoit ce qu’on dit », pointe Emmanuel Meunier.

Des malentendus sont aussi susceptibles de naître de la resémantisation de certains termes. « Des mots perdent de leur poids, de leur sens. En particulier, avec les jeunes », prévient Claudine Moïse. Un gros mot, très désobligeant, peut ainsi être employé hors de toute intention hostile ou obscène. Tout vocable peut à l’inverse être interprété comme injurieux. « C’est la perception de l’allocutaire et le contexte qui vont faire que l’insulte est insultante. Certains mots deviennent insultants par la situation, mais ne le sontpas hors contexte », complète Carole Landelle, chargée de mission à l’instance régionale en éducation et promotion de la santé (IREPS) des Pays de la Loire, auteure d’un mémoire sur les violences verbales sexualisées en institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP) (voir encadré, page 38). Des éléments « prosodiques » (ton, phrasé…), de simples formules comme « et voilà ! », « ah bah ! » peuvent se révéler dérangeantes.

Violences polémiques

A ces actes de langage directs s’en ajoutent d’autres, indirects. Agissant par sous-entendus, ils disqualifient autrui et induisent chez lui des émotions négatives, tels les sentiments de honte, de culpabilité, de mépris. On les retrouve en particulier dans les violences polémiques ou détournées. Les premières reposent sur des figures rhétoriques (emphase, litote, antiphrase…) et donc sur l’implicite, l’ironie. Les secondes relèvent de la manipulation, du harcèlement. « Cela passe par la répétition, l’opposition systématique aux dires d’autrui. Ce dernier est mis sous pression et sans possibilité de répondre », note Claudine Moïse. Parmi les procédés : la concession (« bon, là, vous pouvez avoir raison, mais… »), qui introduit de la condescendance et donc de la déconsidération. Dans les actes de langage indirects, on trouve enfin ce qui touche au tiers absent. « Il s’agit du mal dit dans le dos de quelqu’un et du phénomène de bouc émissaire. D’un simple potin, on peut glisser vers la calomnie, le rejet, il faut faire très attention », conseille la sociolinguiste. Les violences avec intermédiaire ont un impact très fort sur celui qui les subit et aussi, par ricochet, sur le groupe dont elles perturbent l’équilibre. Qu’ils soient directs ou non, c’est parce qu’ils affectent l’estime de soi que les actes de langage portent.

Des facteurs de cristallisation

Dans le cadre des violences fulgurantes, la montée en tension « se joue et se rejoue au fil des différents tours de parole des locuteurs […]. L’échange peut alors prendre une dimension mimétique, où il s’agit moins de s’affirmer singulièrement que de conquérir la place de l’autre », analysent les auteurs de l’ouvrage. L’interlocuteur peut cependant tempérer, tenter d’adoucir l’interaction par la négociation, la fuite. Mais s’il entre dans le jeu, l’escalade peut atteindre un point de non-retour. Plusieurs facteurs facilitent la cristallisation de la violence. D’abord, le contexte (forte chaleur, promiscuité), les émotions du moment, l’histoire et la nature des liens entre les personnes. Dans le cadre du travail social, par exemple, le rapport professionnel-usager est asymétrique. La relation « est adaptée dans la mesure où chacun est reconnu à une place différente mais claire » et dans un cadre sécurisant qui permet « de coopérer pour envisager des réponses aux problèmes soulevés par l’usager », affirme Emmanuel Meunier. Si la défiance et la non-reconnaissance s’immiscent, la violence verbale peut faire irruption. Mais la violence potentielle du rapport de places ne suffit pas à la produire, car « des réajustements – comme des excuses – permettent souvent de réguler les tensions et de rétablir des liens positifs. Pour qu’elle surgisse, il faut que survienne une amorce, généralement un acte de langage violent, et que la montée en tension se cristallise autour d’un conflit », poursuit le chef de projet de la MMPCR.

Risques de frictions

L’agressivité joue un rôle primordial. Elle est un appel à l’autre, un effort pour « faire percevoir sa présence, dans un franchissement de territoire, spatial, personnel ou intime, là où on a l’impression, bien souvent, d’avoir été ignoré, mal considéré, voire méprisé », constatent les auteurs. Cette intrusion, susceptible de blesser l’autre, peut être symbolique ou physique. Elle pose la question de l’utilisation de l’espace et de la distance à respecter. « On est tous différents dans notre rapport à l’espace, ce peut être source de malentendu », observe Claudine Moïse. Trop proche, trop lointain… Concrètement, il peut s’agir, pour un travailleur social, d’analyser s’il s’exprime ou se comporte d’une manière adaptée à son rôle ; s’il n’est pas trop familier ou distant ; ou encore « si sa façon de prendre des notes – tête baissée, sans que l’usager puisse lire ce qu’il écrit – ou d’installer son ordinateur ne fait pas écran à la relation », illustre Emmanuel Meunier. En amont, travailler sérieusement sur les espaces, la circulation en leur sein, se révèle essentiel pour réduire les risques de frictions. « Il importe de repérer ce dont ont besoin les équipes, les usagers reçus », insiste Claudine Moïse. Enfin, réduire l’agressivité peut passer par l’accueil et la transformation des affects, « notamment en aidant autrui à poser des mots sur les émotions qui l’habitent, voire en lui proposant des activités créatives ou ludiques lui permettant de leur donner un sens nouveau, d’élaborer sur ce qui l’anime », conseille le chef de projet.

Autre préalable : la question de l’autorité, soit du respect de la fonction. « Cela devient compliqué quand ses attributs sont remis en cause. Il faut sans cesse rappeler les valeurs de l’institution, interroger les conflits de valeurs, repréciser le cadre de travail – la place et le rôle du professionnel, les droits de l’usager – et des interactions, savoir ce qu’on peut ou non accepter, pour pouvoir s’écouter, s’entendre et éviter des dysfonctionnements », assure la sociolinguiste. L’autorité du professionnel repose sur des compétences reconnues et son aptitude à mobiliser l’usager sur des objectifs adaptés à sa situation et ses possibilités. « Mais la question de la place n’est pas qu’institutionnelle. Avoir un diplôme d’assistante sociale ou d’éducateur spécialisé ne suffit pas. Cela interroge la façon dont on perçoit son rôle d’aidant et dont on l’affirme. Ça passe par la manière de parler, la capacité à manifester un réel intérêt pour l’autre. Des professionnels ne parviennent pas à quitter le surplomb, à signifier une implication », déplore Emmanuel Meunier.

Se décentrer

En cas de conflit, l’intervention doit être rapide pour éviter son exacerbation. « Il ne faut jamais penser que ça va passer », assure la sociolinguiste. La violence paralyse les facultés intellectuelles et émotionnelles, génère un état d’impuissance. Dans ce cas, le professionnel doit chercherà se décentrer, à se percevoir « comme un acteur pris dans une interaction dysfonctionnelle », assurent les auteurs, pour réenvisager les faits sous un autre jour. « Dans l’emportement de la situation de violence verbale, l’objet du conflit a tendance à se déplacer au cours de l’échange pour basculer sur des reproches interpersonnels », analysent-ils. Il faut revenir au motif du conflit et s’y arrimer, « s’engager dans un processus de reconnaissance mutuelle, de légitimation des divergences et de recherche des convergences ». Dans le cadre de la relation professionnel-usager, la décentration suppose aussi d’aider l’autre à formuler son point de vue.

Si les protagonistes n’ont pas pu rétablir les conditions d’un dialogue constructif et de la recherche d’un compromis, le dépassement du conflit peut exiger de recourir à un tiers neutre. Son intervention vise à faciliter le processus de décentration et peut reposer, selon l’ampleur et la nature de la discorde, sur un membre de l’équipe ou un médiateur extérieur. « Dans le cadre des conflits quotidiens, ce dernier travaillera sur la reconnaissance et donc sur les émotions ressenties : colère, tristesse, honte », explique Claudine Moïse. L’enjeu de la médiation est de restaurer des liens positifs entre les individus en transformant leur perception du conflit. Si le processus aboutit à une sanction éducative, celle-ci doit porter sur l’acte et non sur la personne, ne pas humilier, affirmer que le sujet peut changer son comportement, lui laisser la possibilité de reprendre sa place.

Aujourd’hui, des institutions sociales ou éducatives commencent à s’intéresser aux violences verbales, soucieuses d’établir un climat moins agressif en leur sein. C’est ainsi que la MMPCR, appelée par des travailleurs sociaux démunis face à de récurrentes tensions, a conçu une formation participative, appelée « Lexique de la violence », à l’attention notamment des équipes de l’aide sociale à l’enfance (ASE), du service social et de la protection maternelle et infantile (PMI) de la Seine-Saint-Denis. « Il s’agit de dépasser la question agresseur-agressé pour penser aux situations génératrices de violences verbales, de faire évoluer les représentations, postures et pratiques professionnelles, en favorisant les échanges au sein des équipes à partir des expériences vécues, et de développer des stratégies de prévention et de régulation », précise Emmanuel Meunier.

Déjouer les conflits

L’Ecole nationale de protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ) propose également des formations en lien avec le groupe sur la violence verbale visant à « comprendre les ressorts des paroles et parlers adolescents », c’est-à-dire à déjouer les conflits verbaux et « mieux vivre les relations et le rapport de places éducatif ». Des magistrats et des travailleurs sociaux qui y ont participé « ont été étonnés par l’approche linguistique. Ce travail sur les pratiques langagières et les émotions fait beaucoup réfléchir, il remue les participants », se réjouit Claudine Moïse. Pour elle, cette approche peut susciter un travail sur soi et, par ricochet, faire bouger des lignes dans les équipes. Sur le terrain, c’est d’ailleurs après une telle formation que la responsable d’une unité éducative d’activités de jour (UEAJ) de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) a établi un programme qui vise à sensibiliser à l’impact des mots les jeunes venus travailler leur projet professionnel (voir encadré, page 37). Des ITEP se sont penchés, de leur côté, sur les violences verbales sexualisées (voir encadré ci-contre). Et à Amiens, dans la Somme, un institut médico-éducatif a mené un travail de fond pour réduire l’agressivité et mieux réagir face à son public (voir page 39). Le travail sur la communication, les émotions et le rapport à autrui reste cependant marginal en France. « Il n’est pas porté par un élan sociétal, déplore la sociolinguiste. C’est tragique, car c’est toute la construction de notre relation à l’autre, la façon d’entrer en lien au plan professionnel, le vivre en société et la citoyenneté qui sont en jeu. »

« La violence verbale est un tango »

« Nous sommes confrontés au quotidien à la violence verbale. Celle-ci s’exerce surtout entre les jeunes », constate Martine Hannoun, responsable de l’unité éducative d’activités de jour (UEAJ) de la protecion judiciaire de la jeunesse à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), qui a décidé d’organiser avec Claudine Moïse sept séquences pédagogiques à l’attention de son public. Le dispositif, qui a impliqué une comédienne et une sexologue, prend appui sur divers jeux de rôle et autres récits de ces ados de 16 à 20 ans. « C’était un vrai défi, car certains sont très déconnectés de leurs émotions », poursuit cette adepte de la communication non violente. Les professionnels ont d’abord été formés pendant deux jours, puis un projet a été monté avec le soutien du Fonds interministériel de prévention de la délinquance. Le programme a permis d’aborder avec les jeunes le poids des mots, l’interprétation que chacun peut en faire selon son vécu et ses représentations, les intentions et les malentendus… Ont ensuite été évoquées la politesse linguistique, la manière de faire attention à l’autre par le langage. Puis ont été travaillées l’expression des émotions et les violences verbales sexualisées. « Nous avons été très “cocoonants”, d’autant que nous n’avons plus de psychologue. Ces séances peuvent réveiller des situations de violences vécues par les jeunes. Il faut donc installer des garde-fous », affirme Martine Hannoun. L’expérience s’est révélée positive et les jeunes ont été assidus. « Nous avons semé quelques graines. Ils ont été étonnés de voir que la violence était un tango, qu’elle n’était pas que d’un côté, que, si on pouvait dire les choses autrement, ça ne montait pas, et qu’on pouvait nommer sa colère », se réjouit-elle. L’expérience devrait désormais prendre un nouveau tournant. Une formation des éducateurs est en construction avec la sociolinguiste, l’idée étant « d’aller vers un transfert de compétences pour poursuivre le travail avec les jeunes », explique la responsable. Pour elle, communiquer sans violence commence par prendre conscience de « la façon dont on s’adresse soi-même aux autres et de la possibilité de la modifier ».

ITEP, quand le sexe s’en mêle

« Face à la violence verbale sexualisée d’enfants et de jeunes, les professionnels sont souvent démunis et en souffrance », souligne Carole Landelle, chargée de mission à l’IREPS Pays de la Loire, qui a participé à une action-recherche menée de 2012 à 2014 dans différents instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (ITEP) en lien avec l’IREPS Picardie. « L’idée était d’accompagner des équipes via des temps de réflexion et de formation, tout en mettant en place des actions auprès de ces jeunes, qui souffrent de troubles du comportement, qui sont irritables, agressifs, violents. » Les violences verbales sexualisées, qui regroupent des propos tenus sous la forme d’injures, de menaces ou de récits de rapports sexuels, n’étaient cependant pas abordées de front, mais à travers des ateliers sur les compétences psychosociales. A l’aide d’outils ludiques, interactifs, et en coanimation avec les éducateurs des ITEP, l’expérimentation a porté sur la connaissance de soi, dans une optique de valorisation, sur les émotions, les ressentis corporels, les conflits… Si la formule ne paraît pas convenir à tous les profils d’enfants, car elle augmente le trouble de certains, le travail sur les émotions a toutefois séduit nombre d’entre eux, qui s’y sont beaucoup investis. « Des séances ont aussi porté sur les insultes, qui sont à 80 % sexualisées, même si les jeunes ne les interprètent pas forcément ainsi, car pour eux, elles sont d’abord blessantes », précise Carole Landelle. En lien avec une médecin sexologue, il a été observé que développer des programmes d’éducation à la vie affective et sexuelle serait profitable. Si ces violences verbales peuvent en effet découler de stéréotypes et d’effets de langage, chez les jeunes en ITEP en particulier, du fait de leur parcours difficile, elles cachent souvent, poursuit-elle, « des troubles de la sexualité. Or les jeunes ne sont que rarement accompagnés sur ce plan. »

Notes

(1) Coécrit par Claudine Moïse, Emmanuel Meunier et Christina Romain – Ed. Bréal, 2015.

(2) www.violenceverbale.fr. Créé par des chercheuses en sciences du langage, le groupe s’intéresse à la violence verbale dans divers contextes interactionnels : violence scolaire, genrée, médiatique… Il organise des formations et a édité le DVD « Violence verbale, fulgurances au quotidien » (CRDP, Montpellier, 2012).

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