En effet, car ce livre aborde la question du handicap dans les textes fondateurs des grandes religions, que ce soit la Bible hébraïque, le Nouveau Testament ou encore le Coran. Mais je n’ai pas étudié le handicap dans l’histoire de chaque religion, ce serait d’ailleurs impossible à faire. Pour cet ouvrage, je me suis intéressé aux grands monothéismes : le judaïsme, le christianisme et l’islam, ainsi qu’au bouddhisme, à l’hindouisme, aux religions antiques et aux religions dites « premières ». Je me suis toujours efforcé de défricher des champs peu pris en compte par la recherche afin de donner plus d’intelligibilité et de dignité à cet immense sujet qu’est le handicap. Ma démarche est anthropologique. Je ne suis ni théologien, ni exégète, ni historien… Je voulais ainsi contribuer à l’anthropologie des religions en montrant comment la question du handicap concerne de façon générale notre condition humaine. Le handicap devrait interroger toute la société, qu’il s’agisse de religion, d’économie, de politique, de travail, de famille…
Ces infirmités, qui passent souvent inaperçues chez les exégètes et les théologiens, m’ont paru avoir une certaine importance d’un point de vue anthropologique. J’ai analysé comment, chez chacun de ces personnages, s’inscrivaient des traits qui les démarquaient de manière particulière et en faisaient des personnages exceptionnels, marqués par le divin. Jacob, Moïse et Saül, qui jouent des rôles importants dans la Torah, sont marqués de signes de finitude. Je rattache cela à la conception hébraïque selon laquelle Dieu est parfait. Ainsi, si élevé soit-on dans la hiérarchie religieuse ou politique, on est de toute façon déficient, imparfait par rapport à Dieu. La question, alors, n’est pas de savoir d’où vient l’infirmité mais le fait qu’elle nous renvoie à notre condition humaine.
Dans le Lévitique(1), l’infirmité est clairement reliée à l’impureté. Sachant que l’impureté, au sens hébraïque du terme, désigne la non-intégrité, c’est à dire quelque chose qui n’est pas complet, qui n’a pas sa plénitude. Dieu, lui, est plénitude, mais pas les hommes. Lorsqu’un prêtre chargé d’approcher les choses divines est handicapé, il devient impur car incomplet. Mais, encore une fois, ceci révèle notre condition générale vis-à-vis du divin, et non une faute individuelle. Certains textes dans la Bible ont tendance à rattacher l’infirmité à un péché, à une faute, mais ce n’est pas le cas du Lévitique.
Les gens que rencontre Jésus dans les Evangiles rattachent spontanément l’infirmité à un péché. Ils pensent qu’ils sont punis pour une faute qu’ils ont commise. Or Jésus passe son temps à s’opposer à cette conception des choses. Pour lui, l’infirmité n’est pas reliée à un péché, il délie absolument ces deux notions. Pour les évangélistes, le malheur fait simplement partie de notre condition humaine. Et c’est la puissance de Dieu qui va se manifester à travers l’infirme en supprimant ses déficiences et ses maladies. Le royaume viendra, est-il écrit, lorsque les boiteux ne boiteront plus, lorsque les aveugles verront, lorsque les sourds entendront…
Le Coran n’est en effet pas très explicite sur cette question. D’abord, parce qu’il ne comporte quasiment pas de récits qui mettent en scène des personnages, à la manière de la Bible hébraïque ou du Nouveau Testament. Le Coran est avant tout une suite de prescriptions émanant de Dieu. Pourtant, le corps de Muhammad porte lui aussi des marques particulières, même si elles n’en font pas un infirme. C’est du moins ce que racontent certaines légendes relatives au prophète. Par ailleurs, pour le Coran, les malheurs tels que la maladie ou l’infirmité font partie du plan de Dieu, comme toutes choses. Lorsqu’elles nous apparaissent mauvaises, c’est que nous ne comprenons pas le dessein de Dieu. Dans le Coran, on ne discute pas de l’origine des souffrances mais on doit cependant faire preuve de bienveillance, de bonté et d’hospitalité à l’égard de ceux qui souffrent. La grande différence avec le christianisme est que, pour celui-ci, accueillir son prochain qui souffre, c’est accueillir le Christ, donc Dieu en personne. Ce n’est pas le cas dans l’islam, où cette identification n’existe pas.
L’infirmité est clairement un héritage de nos vies antérieures. Elle fait partie des choses dont il faut progressivement se débarrasser pour atteindre la perfection du Bouddha. Mais il ne faut pas y voir une notion de « péché » ou de « faute » à l’encontre d’une déité qui n’existe d’ailleurs pas dans le bouddhisme. Nous portons simplement ce qui s’est passé dans nos vies antérieures. Par exemple, on dira qu’une personne est aveugle parce que, dans une vie antérieure, elle a peut-être porté tort à des aveugles. Ce sont des erreurs de parcours qu’il faut rectifier jusqu’au moment où on sera libéré pour atteindre le nirvana. Quant à l’hindouisme, dont est issu le bouddhisme, ses grands textes évoquent assez peu la question de l’infirmité, du moins pour ce que j’en connais. Il s’appuie lui aussi sur la croyance en des vies antérieures, mais il fait appel à la médiation de nombreux dieux issus du principe originel qui peuvent avoir un lien avec les infirmités.
Il est présent dans les sociétés traditionnelles africaines, amérindiennes ou encore du Pacifique. Mais là non plus, il ne résulte pas d’une faute ou d’un péché. Simplement, il existe des interdits, des tabous, et si vous les transgressez, que vous le sachiez ou non, vous déclenchez un malheur de façon quasi automatique. Le handicap peut relever du sacré. On attribue parfois à l’infirme une puissance surnaturelle. Il est craint car on pense qu’il peut ouvrir des perspectives extraordinaires, mais aussi déclencher des malheurs. C’est le cas, par exemple, des albinos, qui sont vus dans certaines ethnies africaines comme un mauvais signe. Il ne faut pas les approcher. Pour d’autres ethnies, ils sont sacralisés. Ce schéma de pensée existait d’ailleurs aussi en Europe au Moyen Age, notamment avec les bossus.
Même si ces schémas religieux ne sont plus liés à une institution religieuse en tant que telle, ils restent présents dans le psychisme des gens. Les psychologues savent bien que la naissance d’un enfant handicapé dans une famille s’accompagne d’une culpabilité chez les parents. C’est ce qu’indique l’expression « qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ? ». Les gens se demandent forcément d’où vient ce malheur qui leur tombe dessus. Durant toute une période, dans la chrétienté, on était convaincu que les malheurs étaient le châtiment pour nos péchés et, en même temps, que la souffrance pouvait racheter nos fautes. Cette conception nous paraît aujourd’hui révoltante, mais de nombreuses personnes handicapées ont pu entendre ce type de propos : « Rends grâce à Dieu car ton handicap va permettre de racheter tes fautes et celles de tes proches. » C’est intolérable, même si, je le répète, ce n’est pas ce qui est écrit dans le Nouveau Testament. Enfin, l’un des legs des religions reste le devoir de bienveillance à l’égard du pauvre et de l’infirme. Le croyant est invité à faire preuve de bonté à l’égard des malheureux et à porter secours aux malades.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Docteur en philosophie, Henri-Jacques Stiker est membre du laboratoire ICT (Identités, cultures, territoires) de l’université Paris-7. Il est cofondateur d’Alter. European Journal of Disability Research. Il publie Religions et handicap. Interdit, péché, symbole (éd. Hermann, 2017).
(1) Troisième livre de la Torah, il traite essentiellement des lois divines sur les sacrifices, de la pureté et d’autres questions rattachées au culte de Jéhovah.