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Pour la CJUE, les entreprises privées peuvent interdire le voile… sous conditions

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La décision était attendue. Dans deux arrêts du 14 mars, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) estime que l’interdiction du port d’un signe convictionnel ne constitue pas une discrimination et est possible dans une entreprise privée à la condition qu’elle soit « objectivement justifiée », « appropriée et nécessaire ». Elle précise également qu’une telle interdiction ne doit pas instaurer de différence de traitement directement fondée sur une conviction et que la relation avec la clientèle ne constitue pas à elle seule un motif suffisant pour justifier une interdiction du port de signes convictionnels.

La CJUE répondait aux interrogations des plus hautes autorités judiciaires française et belge, saisies chacune dans leur pays des situations – sensiblement différentes – de femmes musulmanes qui soutenaient avoir été discriminées sur leur lieu de travail en raison de leur religion. Les questions des magistrats portaient sur l’interprétation à donner à la directive de l’Union européenne du 27 novembre 2000 sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Un texte qui, dans son article premier, indique avoir pour objet d’établir « un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, [le] handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les Etats membres, le principe de l’égalité de traitement ».

Une interdiction objectivement justifiée, appropriée et nécessaire

Dans la première affaire, l’histoire se déroule en Belgique en 2006 et concerne une femme belge licenciée de son poste de réceptionniste après avoir décidé de porter le foulard islamique. A l’époque de son recrutement, trois ans auparavant, elle ne le portait pas et une règle non écrite au sein de l’entreprise interdisait aux travailleurs de porter des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail. En avril 2006, elle fait savoir à son employeur qu’elle a l’intention de porter le voile pendant les heures de travail. Sa direction la prévient alors que cette pratique n’est pas tolérée, au nom de la neutralité à laquelle s’astreint l’entreprise dans ses contacts avec ses clients. Puis, devant la détermination de son employée, elle fait modifier le règlement intérieur afin d’y inscrire l’interdiction pour les travailleurs de « porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ». Le bras de fer débouche finalement sur le licenciement de la salariée et se poursuit devant la justice belge, l’intéressée attaquant son ex-employeur pour discrimination.

Déboutée en première instance comme en appel, elle a fini par saisir la Cour de cassation belge… qui s’est alors tournée vers la CJUE pour savoir si l’interdiction de porter un foulard islamique, quand elle découle d’une règle interne générale d’une entreprise privée, constitue une discrimination directe.

Les juges européens ont répondu par la négative après avoir constaté que, en l’espèce, la neutralité vestimentaire imposée par l’entreprise visait indifféremment et de manière générale toute manifestation de convictions religieuses. Une telle règle interne « n’instaure pas de différence de traitement directement fondée sur la religion ou les convictions, au sens de la directive ».

La CJUE n’exclut toutefois pas que le juge national puisse estimer qu’elle instaure une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions. Tel sera ainsi le cas s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données. Mais même dans cette hypothèse, la justice peut ne rien avoir à y redire. Une telle discrimination indirecte peut en effet « être objectivement justifiée par un objectif légitime » tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique et religieuse, pourvu que les moyens utilisés soient « appropriés et nécessaires ». Il revient ainsi, en l’espèce, à la Cour de cassation belge de se prononcer sur ces points. Soit, autrement dit, de vérifier que l’employeur, préalablement au licenciement de la salariée, avait établi une politique générale et indifférenciée, que l’interdiction visait uniquement les travailleurs de la société en relation avec les clients et qu’il n’était pas possible de proposer à l’intéressée un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec les clients plutôt que de la licencier.

La notion d’exigence professionnelle essentielle et déterminante

Les faits sont sensiblement différents dans la seconde affaire. L’histoire a lieu en France en 2009. A la suite de la plainte d’un client, une entreprise demande à une de ses employées, ingénieure d’études, de ne plus porter le voile au nom du « principe de nécessaire neutralité à l’égard de sa clientèle ». L’employée refuse et est licenciée par la suite sans préavis. La société était pourtant au courant que son ingénieure portait le voile. Elle le portait d’ailleurs lorsqu’elle a été embauchée. Elle a donc contesté son licenciement devant les juridictions françaises. Les prud’hommes puis la cour d’appel ont indemnisé la jeune femme pour l’absence de préavis, mais ont estimé que le licenciement était fondé sur « une cause réelle et sérieuse ».

Saisie de l’affaire, la Cour de cassation a demandé à la CJUE si la volonté d’un employeur de tenir compte du souhait d’un client de ne plus voir ses services fournis par une travailleuse qui porte un foulard islamique pouvait être considérée comme une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » au sens de la directive.

Pour les juges européens, il appartient avant tout à la Cour de cassation de vérifier si le licenciement de la requérante était ou non fondé sur le non-respect d’une règle interne prohibant le port visible de signes de convictions politiques, philosophiques ou religieuses. A charge pour elle, si tel est le cas, de vérifier que les conditions relevées dans la première affaire sont réunies (voir ci-dessus). Autrement dit, de vérifier que la différence de traitement, découlant d’une règle interne d’apparence neutre risquant d’aboutir in fine à un désavantage particulier pour certaines personnes, est objectivement justifiée par la poursuite d’une politique de neutralité et si elle est appropriée et nécessaire.

En revanche, dans le cas où le juge national relèverait que le licenciement de l’intéressée n’était pas fondé sur l’existence d’une telle règle interne, il lui revient alors de déterminer si la volonté de l’employeur de tenir compte du souhait d’un client de ne plus voir ses services fournis par une travailleuse voilée est justifiée au sens de la directive. Pour mémoire, cette dernière autorise les Etats membres à prévoir qu’une différence de traitement prohibée par la directive ne constitue pas une discrimination « lorsqu’en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif est légitime et que l’exigence est proportionnée ». La CJUE rappelle à cet égard que « ce n’est que dans des conditions très limitées qu’une caractéristique liée, notamment, à la religion peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante ». « En effet, cette notion renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice d’une activité professionnelle et ne couvre pas des considérations subjectives telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client. » Pour les juges européens, la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée à elle seule comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive.

Dans un communiqué rendu public le jour même, l’Observatoire de la laïcité a salué les arrêts de la CJUE en soulignant que, sans modifier le droit positif français, ils « permettent de préciser l’application des restrictions à la manifestation des convictions individuelles dans le cadre de l’entreprise privée lorsqu’elle n’exerce aucune mission de service public ».

[CJUE, 14 mars 2017, aff. C-157/15 et C-188/15, disponibles sur www.curia.europa.eu]

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