Une directrice générale d’association l’assure : « La discrimination par le genre n’existe pas dans notre secteur. » Tout aussi catégorique, la directrice d’une maison d’accueil pour enfants handicapés soutient n’avoir jamais eu de difficultés à s’imposer en tant que femme. « Je n’ai jamais ressenti qu’on pensait que je n’étais pas apte à prendre le poste ou que je prenais de mauvaises décisions en raison de mon genre », renchérit une directrice d’IME. Autant de « cheffes » de service, directrices d’établissement ou directrices générales qui, spontanément, réfutent tout sexisme dans le secteur des ESMS, puis se rendent compte, une fois qu’elles poussent davantage la réflexion, que l’accès au « pouvoir »(1) des femmes managers n’est pas une sinécure…
Ainsi, même si elle est certaine que la question du sexe ne s’est pas posée dans son recrutement, Ghyslaine Wanwanscappel, DG de la Fondation des amis de l’atelier, affirme : « Ma légitimité, parce que je suis une femme, a été moins évidente. » Celle qui a occupé, ces vingt dernières années, des postes de direction générale dans différentes associations pense qu’elle a eu à s’imposer « par davantage de travail » que si elle avait été un homme, à se montrer « plus performante ». Ce qui valide les observations de Véronique Bayer, responsable « formation » à l’ETSUP : « Les directrices sont largement plus diplômées que les directeurs. » Celle qui a analysé les dossiers de 300 professionnels dans le cadre de sa thèse sur « L’encadrement par le prisme du genre » (voir encadré page 28) explique que « les directrices sont parfois surqualifiées et doivent montrer beaucoup plus de compétences que les hommes dans tous les domaines pour asseoir leur poste ». En outre, les entretiens qu’elle a menés avec 30 cadres en formation laissent apparaître que l’accession des femmes à un poste d’encadrement est rarement le résultat d’un projet professionnel longuement mûri. Elles disent plus volontiers avoir été poussées ou encouragées par leur entourage à progresser dans leur carrière. C’est le cas de Ghyslaine Wanwanscappel, qui assure qu’elle n’a jamais eu pour ambition de diriger : « C’est le hasard de rencontres, d’offres d’emploi, d’opportunités qui ont guidé mon parcours professionnel. » Directrice de l’EPIDE de Strasbourg après dix ans à la tête d’un centre socioculturel, Sandra Scariot raconte aussi qu’elle n’avait « aucune stratégie » et qu’elle ne serait pas allée d’elle-même vers un poste de direction si ses collègues ne l’avaient pas poussée. « Ces femmes ont intériorisé la conviction, la croyance qu’elles ne sont pas aussi prédisposées que les hommes pour occuper cette fonction, sans pouvoir précisément nommer ce qui leur manque. Ces différentes étapes inscrivent les femmes dans des temporalités de carrière plus lentes que celles de leurs collègues masculins, ce qui les conduit par conséquent à accéder plus tardivement aux postes d’encadrement », analyse Véronique Bayer.
« Ce doute-là existe en effet », souscrit Noah Derfouli, DG de l’Association de promotion des actions médico-sociales précoces (APAMSP), qui est pourtant passée rapidement d’éducatrice spécialisée à directrice d’établissement alors qu’elle n’était âgée que de 29 ans. « Il y a des moments où l’on se sent usurpatrice, mais il y a quelque chose de plus fort encore qui nous permet d’assumer cette position. »
Même écho chez Bénédicte Aubert. Si elle assure avoir eu plus de remarques sur son jeune âge que sur son genre quand, à 38 ans, elle a pris la direction générale de la Fondation Grancher, elle n’a néanmoins pas hésité à arborer l’an dernier le badge #SexismePasNotreGenre pour revendiquer l’égalité réelle entre les hommes et les femmes. Quand elle a postulé en 2013 dans cette association qui regroupe quatre établissements accueillant des enfants dans le cadre de mesures ASE, celle qui était titulaire d’un DESS de psychologie clinique et avait exercé au sein du Groupe SOS successivement comme psychologue, chef de service, directrice adjointe et directrice d’établissement, se pensait « trop jeune et trop femme ». « Avant moi, le poste était occupé par un homme un peu plus âgé et qui correspondait plus à l’idée que l’on se fait d’un directeur général. » C’est par le hasard d’une rencontre qu’elle dit s’être « autorisée » à envoyer sa candidature.
Selon Véronique Bayer, s’il existe bel et bien une féminisation des fonctions d’encadrement, celle-ci découle majoritairement d’une « promotion sociale ». En effet, ce sont en grande partie des travailleuses sociales qui ont évolué dans leur carrière. « Ce qui est moins vrai pour les hommes, dit-elle. J’ai observé qu’ils peuvent arriver à des postes à responsabilité sans diplôme et obtenir rapidement des financements pour partir en formation. Les femmes, quant à elles, préfèrent d’abord consolider leur expérience et, dans un système d’autodépréciation inconscient, retarder leur projet d’évolution de carrière pour se sentir plus légitimes. » C’est à ce schéma que répond Véronique Borriello. La présidente de la Fnadepa (Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées) Vendée et Pays de la Loire a toujours voulu être directrice d’EHPAD. Elle a pourtant choisi de commencer comme CESF avant de gravir les échelons. Elle a passé son diplôme de management par la VAE avant de prendre la direction de la résidence L’Equaizière, à La Garnache (Vendée). « Pour moi, c’est primordial de connaître la base, le métier de soignant, d’agent, afin de conduire les équipes efficacement », explique-t-elle. Bénédicte Aubert, elle, possédait déjà un diplôme de niveau I mais a tout de même préféré passer son Cafdes afin d’acquérir des compétences en gestion financière, en droit social et en politiques publiques avant de prétendre à des fonctions de direction. Cadre depuis quatorze ans, P. H.(2) n’a accédé à un poste de direction que l’an dernier, après avoir obtenu elle aussi le Cafdes – dans une promotion composée en majorité d’hommes. Selon elle, son autorité naturelle lui permet de tenir les rênes de la maison d’accueil temporaire Les Enfants de l’arc-en-ciel, à Quistinic (Morbihan), sans que son genre soit mis sur le tapis. Elle a pourtant appris qu’un membre du conseil d’administration avait démissionné à l’issue de son recrutement. « Il n’était pas d’accord qu’une femme soit choisie. Heureusement, pour les autres membres, cela n’avait pas d’importance. Ils se sont uniquement fondés sur mon expérience et mes compétences. » On a également rapporté à Ghyslaine Wanwanscappel des propos du type : « Tout va bien dans l’association, sauf qu’on a une femme à notre tête ! » – ce qui l’a fait sourire…
Quelques situations, plus rares, sont dramatiques, comme pour A. S., directrice d’un foyer d’hébergement pour adultes handicapés : « Certaines associations ont encore des mentalités d’un autre âge… J’ai eu droit à des regards déplacés, à des remarques sur ma tenue vestimentaire et sur ma façon de manager prétendument trop dans l’affectif, à la fois de la part du directeur général et de celle du président, raconte-t-elle. J’ai toujours eu le sentiment qu’il y avait moins de respect pour une femme dirigeante, venant du haut comme du bas de la hiérarchie. J’ai ressenti des jalousies, des frustrations et des inégalités de traitement, à diplômes et compétences égaux. De par mon expérience, je suis persuadée que les hommes ont moins de soucis en tant que directeurs… »
Quand elles ne rencontrent pas des difficultés en interne, c’est à l’extérieur que le sexisme s’impose aux femmes managers. « Quand il s’agit de travaux de maintenance, avec un bon nombre de professionnels, il faut rappeler que c’est moi, la directrice, qui prend les décisions, sourit Chloé Spychala, directrice de l’IME La Roseraie, à Lille (association EPDSAE). Même expérience pour Véronique Borriello à l’EHPAD public L’Equaizière : « J’ai pu rencontrer des difficultés dans certaines négociations, dans les mises en concurrence sur les achats, avec des chefs d’entreprise de sexe masculin qui n’ont pas l’habitude d’avoir affaire à des femmes… »
Dès lors, ces directrices pensent-elles qu’il existe un management au féminin ? « Si c’est le cas, alors c’est de l’ordre du naturel, on ne s’en rend pas compte », estime Chloé Spychala. « Il peut y avoir une sensibilité, des préoccupations, une écoute différentes, ajoute Véronique Borriello, mais je ne le rapproche pas forcément du fait d’être une femme mais plutôt d’une façon d’être. »
« Il y a surtout une perception différente du management selon qu’il est féminin ou masculin, remarque quant à elle Noah Derfouli, de l’APAMSP. J’étais directrice d’un foyer de l’enfance quand, un jour, la secrétaire est venue me déranger pour une broutille pendant une réunion importante. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas osé déranger le directeur adjoint, qui était pourtant dans un rendez-vous avec moins d’enjeux. C’est plus qu’énervant, mais c’est une réalité qu’il faut accepter. » La professionnelle ajoute que lorsqu’elle participe à des réunions avec d’autres directeurs généraux, c’est toujours à elle que l’on demande de prendre des notes. Ce qu’elle refuse catégoriquement !
« Est-ce que j’ai un mode de management féminin ? Je ne me suis jamais posé la question, mais c’est probable, admet Ghyslaine Wanwanscappel. Mais ne serait-ce pas davantage ma formation d’origine, DRH, qui influence ma manière de diriger ? » « La vraie spécificité de mon management, renchérit Bénédicte Aubert, de la Fondation Grancher, c’est que j’ai été psychologue, et non pas que je sois une femme. Mais on ne peut pas nier qu’il y a une différence entre les hommes et les femmes, ne serait-ce que par notre physique, notre voix, notre façon d’être dans les exercices de représentation… » Si elle reconnaît faire preuve de « beaucoup d’écoute et d’empathie, ce qui est assimilé à un management “féminin” »,Chloé Spychala, la directrice de l’IME La Roseraie, assure que cela tient plus à sa personnalité qu’à son genre : « Je connais des collègues directrices bien moins à l’écoute que des collègues hommes. Dans la fonction publique hospitalière, à laquelle j’appartiens, on passe tous, homme ou femme, par le même cycle de formation, avec les mêmes cours de management. Restent donc les qualités intrinsèques de la personne. »
Au cours de ses recherches, Véronique Bayer a analysé que les cadres de sexe masculin utilisent des verbes d’action – assurer, développer, affirmer, occuper… – « qui expriment une plus grande assurance pour qualifier leurs missions », alors que les femmes insistent sur la nécessité d’avoir le sens, le souci des responsabilités, « qui impliquent des enjeux moraux ». Les hommes se conforment donc aux stéréotypes qu’on attend d’eux et les femmes, de la même façon, vont développer dans leur propos des stéréotypes. « Ce n’est pas la même chose que de parler d’un management “féminin” ou “masculin” », conclut-elle.
Quant à Cristina Lunghi, présidente-fondatrice d’Arborus, une association qui a pour objet la promotion des femmes dans la prise de décision, elle est persuadée que celles-ci apportent leur propre vision du monde dans leur façon de diriger. « Elles vont être plus bienveillantes et rendre la structure qu’elles dirigent plus humaine. » Ces manageuses sont dotées, selon elle, de nombreuses qualités : « Elles sont beaucoup dans le doute, mais un doute positif, qui les amène à rechercher les meilleures solutions. Car elles ne se sentent pas toutes-puissantes et prennent le temps de faire des choix. » Avant d’ajouter : « Les femmes ont aussi des systèmes de délégation différents. Le reporting est plus soft et plus régulier, davantage dans la continuité. » Au cours des enquêtes qu’elle a conduites au sein d’entreprises, Cristina Lunghi a constaté qu’« on attendait toujours plus des femmes cheffes, sur tous les terrains – du côté des compétences, mais aussi de l’humain puisqu’on leur attribue culturellement des qualités maternantes. Et dès qu’elles trahissent ce schéma classique, elles déçoivent tant leurs subordonnés que leur hiérarchie et passent pour des femmes dures, masculines ! »
La militante explique que ce qui est finalement compliqué, « c’est que les formations de management s’inspirent des managements masculins et qu’il y a peu de « role model » femme – on manque donc de repères pour imprimer sa propre marque ».
• ASE. Aide sociale à l’enfance
• Cafdes. Certificat d’aptitude aux fonctions de directeur(trice) d’établissement ou de service d’intervention sociale
• CESF. Conseiller(ère) en économie sociale et familiale
• DESS. Diplôme d’études supérieures spécialisées
• DG. Directeur(trice) général(e)
• DRH. Directeur(trice) des ressources humaines
• EHESS. Ecole des hautes études en sciences sociales
• EHPAD. Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes
• EPIDE. Etablissement pour l’insertion dans l’emploi
• ESMS. Etablissement social et médico-social
• ETSUP. Ecole supérieure de travail social
• IME. Institut médico-éducatif
• VAE. Validation des acquis de l’expérience
Responsable « formation » à l’ETSUP, Véronique Bayer prépare une thèse à l’EHESS sur l’encadrement par le prisme du genre. « Il existe de nombreux travaux sur les cadres du travail social, mais rien sous cet angle. Or la question du genre me traverse depuis une quinzaine d’années, notamment la question des inégalités sociales entre hommes et femmes, que j’ai pu identifier dans mes différents terrains professionnels », explique-t-elle. Si l’on assiste bien à une féminisation de l’encadrement, celle-ci est, selon elle, toute relative : il y a un « plafond de verre ». Selon l’enquête « Emploi 2012 » d’Unifaf(1), parmi les chefs de service, les femmes sont majoritaires ; on compte 46 % de directrices d’ESMS, mais seulement 38 % de directrices générales. Des disparités existent toutefois entre les différents secteurs d’activité. Par exemple, le taux de femmes cadres est de 84 % dans le secteur de l’accueil des jeunes enfants et de 48 % dans celui des enfants en difficulté sociale. « Quand on sait qu’entre huit et neuf travailleurs sociaux sur dix sont des femmes, si l’encadrement suivait logiquement la “population mère”, il faudrait 80 à 90 % de directrices ! », pointe Véronique Bayer.
Directrice générale de l’APAMSP, Noah Derfouli abonde en ce sens : « Dire que notre secteur n’est pas sexiste, c’est aller vite en besogne, car il prend ce qu’il y a ! Certes, on y recense davantage de directrices que dans le BTP, mais il y a surtout moins d’hommes qui postulent… Dans les EHPAD ou le secteur du handicap, par exemple, ce sont essentiellement des femmes qui se portent candidates. » Et les deux professionnelles de renvoyer également vers une étude de la DREES, « Les salaires dans le secteur social et médico-social en 2011 »(2), qui montre que les hommes exerçant dans les ESMS perçoivent des salaires en moyenne plus élevés que les femmes. « Cet écart s’explique en grande partie par une répartition inégale des postes les plus qualifiés et donc les mieux rémunérés. A niveaux de responsabilité et d’expérience identiques, les écarts de rémunération entre hommes et femmes sont moindres mais persistent », peut-on lire dans ce document.
(1) « Le terme de “pouvoir”, bien qu’inscrit légalement dans l’activité d’encadrement, ne semble pas faire partie du registre lexical des cadres du travail social », écrit Véronique Bayer dans l’ouvrage collectif Management, encadrement, quelles évolutions ? (éd. Champ social) – Voir ASH n° 2951 du 11-03-16, p. 34. Dans les entretiens qu’elle a menés, seuls 3 % des professionnels utilisent ce mot et 7 % celui d’« autorité », tous préférant le terme de « responsabilité ».
(2) Certaines interlocutrices ont préféré garder l’anonymat.
(2) Etudes et résultats n° 879 (avril 2014) – Voir ASH n° 2857 du 25-04-14, p. 16.