« On parle beaucoup de la participation des usagers, mais que fait-on en réalité ? On les interroge davantage sur la couleur de la moquette que sur les questions de fond ! Là, on croit tellement à la valeur de ce qu’ils peuvent apporter qu’on travaille avec eux ! », lâche David Laumet, chef de service de Totem-De la rue au logement, de l’association Le Relais Ozanam à Échirolles (Isère). Ce programme accompagne vers le logement de « grands exclus » qui n’accèdent plus aux dispositifs d’hébergement traditionnels avec une équipe composée d’éducateurs et de deux travailleuses paires, qui apportent leur connaissance de la rue. S’inspirant des médiateurs de santé pairs en santé mentale – des malades stabilisés intégrés à des équipes soignantes –(1), certaines associations du champ de la lutte contre l’exclusion font le choix, depuis quelques années, de recruter d’anciens usagers avec la conviction qu’ils peuvent apporter une expertise spécifique.
Le concept de peer support worker, traduit par « pair aidant » ou « travailleur pair », a émergé progressivement depuis les années 1980 aux Etats-Unis sous l’impulsion des mouvements d’usagers. En France, la dynamique, après s’être développée dans le secteur de la psychiatrie, a gagné le champ social, en particulier le secteur de l’hébergement et du logement, explique Juliette Gervaux, chargée de mission « développement et promotion du travail pair » dans le cadre de l’appel à projets 2015-2017 de la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL)(2).
Les initiatives sont nées souvent du pragmatisme des acteurs de terrain. « Dès le début des Enfants du canal à Paris, en 2007, des sans-domicile fixe sont venus en aide à d’autres avec de vrais résultats. L’équipe s’est dit : “Il y a quelque chose à valoriser” », retrace Christophe Louis, son président. Aujourd’hui, l’association, qui vise à lutter contre l’exclusion des personnes qu’elles soient à la rue, mal logées ou en bidonville, compte une dizaine de travailleurs pairs sur une vingtaine de travailleurs sociaux. Elle est, en outre, en train de recruter une dizaine d’usagers rom pour aller rencontrer cette communauté.
Mais sur quels critères, en l’absence de statut officiel de travailleur pair, recruter ces intervenants ? Si l’association Les Enfants du canal s’est tournée vers d’anciens usagers connus de ses services, c’est souvent le bouche-à-oreille qui fonctionne. « Bien entendu, il ne s’agit pas de demander des diplômes ! », s’exclame Claudine Lagha, chef de service à l’Association pour le logement des sans-abri (ALSA) à Mulhouse (Haut-Rhin), qui a intégré un travailleur pair dans son équipe. Néanmoins, elle souligne que les personnes doivent avoir une expérience de la précarité et de l’addiction, être près de l’emploi et dotées de qualités relationnelles. David Laumet (Totem) veille en outre, lors de l’entretien d’embauche, « que l’on [ne soit] pas dans le don et contre-don – ils m’ont aidé à sortir de la rue, en échange je m’engage –, ce qui constituerait un écueil ». Quels sont alors les profils des travailleurs pairs ? Des hommes et des femmes aux parcours divers (certains sont très diplômés, d’autres non) qu’un accident de la vie a fait basculer dans la grande précarité. Ce sont en général des personnes qui « aiment s’exprimer » et « tiennent la route grâce à un certain capital culturel », constate le sociologue Patrick Bruneteaux (voir encadré).
Ces intervenants sont recrutés en contrat de droit commun (CDD, CDI) ou, quand les finances ne le permettent pas, comme à la Fondation de l’Armée du salut, en contrat unique d’insertion. Cette fondation compte huit travailleurs pairs dont trois bénévoles, qui ont refusé le statut de salarié par conviction personnelle ou pour ne pas perdre leurs prestations sociales, explique Emmanuel Ollivier, directeur de deux centres d’hébergement d’urgence. Pas facile, en outre, lorsqu’ils sont salariés, de les faire rentrer dans les grilles des métiers existants. « La fiche de poste et le contrat de travail indiquent les termes de “travailleur pair”, mais cette fonction n’étant pas répertoriée dans la convention collective, nos deux travailleuses paires émargent sur la ligne “animateur prévention santé” », explique David Laumet.
Quelle est la fonction du travailleur pair ? Faute d’une définition précise, les responsables des associations ont dû parfois tâtonner avant de trouver la « juste » place de cet intervenant. « Nous avons tout d’abord affecté les travailleurs pairs dans des centres d’hébergement avant de comprendre que leur place était en maraude dans l’“aller au contact” des publics », témoigne Christophe Louis, président des Enfants du canal. La Fondation de l’Armée du salut n’a, quant à elle, pas voulu établir de fiche de poste pour ne pas « fermer les possibilités », explique Emmanuel Ollivier. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir défini le rôle du travailleur pair : un intervenant « qui s’appuie sur son parcours pour entrer en relation avec le public d’une façon différente de celle du travailleur social ». D’une façon générale, ces personnes sont présentes dans les accueils de jour, à l’animation des espaces collectifs des foyers ou lors des maraudes, avec comme mission principale d’instaurer le dialogue avec le public.
L’intérêt principal du travailleur pair, qui connaît les codes de la rue, est en effet de permettre la restauration du lien de confiance avec des usagers très éloignés des travailleurs sociaux ou qui ont une relation compliquée avec eux. C’est un facilitateur de la relation : « Sans lui, le contact ne serait pas aussi rapide », estime David Laumet. Il permet aux usagers de « se projeter », sa présence « démontrant qu’il est possible de sortir de la rue », complète Christophe Louis. En outre, ajoute-t-il, « il joue un rôle d’interface dans des situations du quotidien : il peut accompagner un usager dans ses différentes démarches ou dans le face à face avec le travailleur social avec qui il peut être en opposition ». Stéphanie Mirande, éducatrice spécialisée à Totem, estime qu’il apporte « un second regard », car il voit la situation de l’usager de l’intérieur. Alors que le travailleur social est très soucieux de la « bonne distance », « le travailleur pair, qui est plus aisément dans le non-jugement, ne craint pas d’être proche de l’usager ». Jusqu’à parfois poser des questions que le travailleur social s’interdirait de formuler : par exemple sur la consommation de substances en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Le travailleur pair permet par conséquent d’avoir une approche plus fine de l’usager et « de lui offrir une palette élargie de propositions fondées sur ses souhaits et sur ses capacités », soutient Stéphanie Mirande.
Il peut intervenir seul ou en binôme avec un professionnel. Un tandem qui fonctionne, pour Elodie Kiefer, monitrice éducatrice dans un centre d’hébergement et de résinsertion sociale (CHRS) géré par le Comité d’études et d’informations pour l’insertion sociale à Cajarc, dans le Lot, qui intervient dans les secteurs de l’hébergement et de l’insertion, des addictions et de l’accueil des demandeurs d’asile – et a recruté quatre travailleurs pairs. Cette intervention en duo l’aide par exemple à formuler les messages aux résidents. « Je lui transmets un peu de théorie, lui va me ramener à des questions d’éthique que l’on peut être tenté de mettre de côté quand on est dans l’urgence. Par exemple, l’impact d’une parole pour l’usager, lui en connaît les conséquences », souligne Elodie Kiefer.
Une complémentarité dont se félicite aussi David Wirtz, travailleur pair de la Fondation de l’Armée du salut(3) : « Avec mon binôme, une éducatrice spécialisée, nous nous concertons sans cesse. Déjà, parce que la personne accompagnée ne dit pas la même chose à chacun. » Pas question pour lui de voir dans le pair aidant « un magicien » : « Il n’a pas plus de solution que le travailleur social. Il va seulement présenter les propositions en se référant à sa propre expérience et en faisant attention à ce que la personne reste actrice de sa décision. » Il explique ainsi qu’il peut dire à un usager : « Je suis passé par tel dispositif, voilà ce que ça a produit sur moi. » Gilbert Pinteau, ancien sans-abri fondateur du Collectif des SDF de Lille, qui vise à reloger les personnes sans abri dans le parc privé par l’action conjuguée d’usagers bénévoles et d’éducateurs spécialisés, souligne que les travailleurs pairs maîtrisent les dispositifs de relogement car ils les ont expérimentés eux-mêmes. Un savoir-faire qu’ils transmettent aux éducateurs et aux stagiaires du collectif, dont la formation sur les questions d’habitat est jugée insuffisante par Gilbert Pinteau(4). « Le travailleur pair se forme à notre contact et il nous déforme ! », glisse en clin d’œil Mélanie Koffel, travailleuse sociale à l’ALSA.
Reste que cet intervenant doit être épaulé et soutenu. Ne serait-ce que pour s’assurer que les situations des usagers ne soient pas trop perturbantes en ravivant chez lui des souvenirs douloureux. Bon nombre d’associations font ainsi bénéficier ces intervenants de séances de supervision et d’analyse de pratiques. Ceux-ci participent également aux réunions d’équipe et de suivi des usagers – « et ce n’est pas forcément simple pour eux de parler des personnes accompagnées ! », relève Dominique Taburet, chargé de mission sur le travail pair au Comité d’études et d’informations pour l’insertion sociale, à Cajarc.
Mais l’intégration dans les équipes éducatives se révèle parfois délicate. Le travail pair bouscule en effet les repères et ébranle les certitudes des professionnels en place. Dominique Taburet reconnaît ainsi que les débuts « ont pu être un peu tendus », notamment parce que « la personne recrutée a vite revendiqué qu’elle savait “mieux faire” ». Il explique qu’il a fallu l’amener à réfléchir sur sa fonction en revenant à la question centrale : c’est quoi, accompagner une personne ? « Nous avons analysé ses compétences au sein de l’équipe afin de l’aider à les développer. » Une crise nécessaire « qui a appris à tous », souligne-t-il aujourd’hui. Parfois, il y a aussi des refus d’équipes éducatives d’intégrer des travailleurs pairs (voir interview, page 21). Enfin, il arrive que des usagers réagissent négativement. « Certains nous ont dit : “Maintenant je veux vraiment m’en sortir, je veux être accompagné par un professionnel” », raconte David Laumet.
L’intégration doit-elle en outre être complétée par une formation ? Mais ne risque-t-on pas alors de formater, voire de dénaturer le savoir expérientiel à partir duquel les personnes ont été recrutées ? Si la question divise les associations, les travailleurs pairs sont eux-mêmes très partagés, précise Juliette Gervaux. La Fondation de l’Armée du salut et Les Enfants du canal ont fait appel à l’IRTS Paris Ile-de-France dans le cadre d’une formation expérimentale (voir encadré ci-dessous). D’autres associations misent plutôt sur les formations internes en leur ouvrant largement celles-ci ou en privilégiant une formation ciblée sur le savoir-être.
Enfin, combien de temps peut-on être travailleur pair ? En endossant le rôle d’intervenant au sein d’une équipe et en passant de l’autre côté du miroir, ne perd-il pas avec le temps sa qualité de proche des usagers et sa légitimité ? Pour Christophe Louis, « la mission des travailleurs pairs ne devrait pas durer plus de deux, trois ans, car ils ont, eux aussi, leur avenir à construire. Pour la même raison, je m’oppose à ce que l’on parle de “statut de travailleur pair” ». L’association des Enfants du canal a ainsi mis en place un chantier d’insertion destiné aux travailleurs pairs « afin de structurer leur accompagnement et de les aider à consolider leur projet professionnel ». D’une durée d’un an en moyenne, celui-ci peut être prolongé si le projet professionnel n’est pas abouti. A la sortie, environ la moitié des participants se sont orientés vers le travail social. D’autres associations estiment que l’on peut être pair aidant sur une très longue période et que c’est aux premiers concernés de décider de la durée de leur engagement. « Leur expérience leur a donné une force et une hypersensibilité pour toute la vie. Ce qui compte, c’est d’avoir été », assure ainsi Dominique Taburet.
Patrick Bruneteaux, chercheur au CNRS et au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Certaines équipes refusent la présence d’un travailleur pair. Comment comprendre cela ?
Pour les travailleurs sociaux, il s’agit de « garder le contrôle ». Les travailleurs pairs représentent un contre-pouvoir qui peut faire peur. Pas facile pour un professionnel d’être face à quelqu’un qui dit « Je ne suis pas d’accord » et qui argumente ! J’avais déjà observé ce refus avec les femmes relais. Certains travailleurs sociaux s’opposaient à leur présence lors de leurs rencontres avec des usagers. Il faut aussi tenir compte d’un contexte typiquement français avec l’Etat, qui délègue le travail social à des professionnels diplômés qu’il recrute, soit une forme de bureaucratisation du travail social. De nombreux professionnels sont enfermés dans leurs certitudes et attachent beaucoup d’importance au diplôme. La Belgique et le Canada n’ont pas instauré le même système et se révèlent bien plus entreprenants sur le terrain de la médiation.
Quel est l’enjeu d’une expérience de pair-aidance ?
C’est celui de la démocratie participative. On peut en effet aborder l’expérience de deux façons différentes : voir les travailleurs pairs comme la cheville ouvrière du travail social, une marche que l’on ajoute entre le public et le travailleur social ; ou, ce qui a ma préférence, comme les porte-drapeaux des sans-abri, une forme de syndicalisme, avec une parole libre, et donc la possibilité de critiquer le travail social.
Il n’existe qu’une seule formation diplômante dédiée aux travailleurs pairs en santé mentale, le diplôme universitaire « médiateur de santé/pair » (université Paris-VIII). Par ailleurs, l’institut régional du travail social (IRTS) Paris Ile-de-France et l’Institut de formation en travail social (IFTS) à Échirolles (Isère) réfléchissent à une formation adaptée aux travailleurs pairs intervenant dans le secteur de la grande exclusion. L’IRTS Paris Ile-de-France a déjà accueilli des travailleurs pairs, en 2016, dans le cadre d’une formation conçue sur mesure pour les associations demandeuses, un « chantier expérimental » dont Les Enfants du canal et la Fondation de l’Armée du salut ont bénéficié(1). Une journée d’étude devrait être organisée cette année avant de poursuivre l’expérience, explique Luis Morales, responsable de formation. « La formation ne risque-t-elle pas de lisser des savoirs empiriques ? », s’interroge-t-il.
« La question de la formation des travailleurs pairs s’était déjà posée dans le passé pour les adultes relais. Elle ressurgit dès qu’une fonction émerge dans les interstices », souligne Chantal Cornier, directrice de l’IFTS à Echirolles, qui « dialogue régulièrement avec des travailleurs pairs en fonction »(2). Elle estime qu’« on pourrait leur proposer de piocher, selon leurs besoins, dans les modules déjà existants, mais aussi, selon un principe de réciprocité, d’intervenir, comme d’autres intervenants extérieurs, dans le cadre des formations sociales ». Mais si l’on envisage une formation, celle-ci « doit permettre au travailleur pair d’évoluer au-delà de cette fonction et être conçue sous une forme proche de la validation des acquis de l’expérience (VAE) ».
(1) Voir le bilan du programme du Centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé (CCOMS) dans les ASH n° 2896 du 6-02-15, p. 14, et notre reportage sur le programme Un chez-soi d’abord dans les ASH n° 2904 du 3-04-15, p. 24. Ce dernier dispositif a récemment été pérennisé et étendu à l’ensemble du territoire – Voir ASH n° 2992 du 13-01-17, p. 26.
(2) La DIHAL a intégré, en 2015, le développement de la pair aidance à son appel à projets annuel « innovation sociale ». Elle organise une journée d’étude sur ce thème le 8 juin prochain.
(3) David Wirtz témoigne aussi de son parcours à la rue dans son livre C’est pas comme si c’était grave, éditions Les points sur les i (2008).
(1) Pour la Fondation de l’Armée du salut, la formation comptait plusieurs sessions, soit 126 heures. La première session, avant la prise de poste, d’une durée de 35 heures, portait sur « Les politique sociales ».
(2) Dans le cadre du collectif Soif de connaissances, qui vise à resserrer les liens entre la recherche, la formation et les pratiques de terrain en travail social, dont fait partie l’IFTS. Ce collectif réfléchit à la participation des usagers et rencontre, dans ce cadre, des travailleurs pairs –