Jean-Marie agrippe de sa main tremblante le poignet de Bettina. Les yeux plongés dans les siens, celle-ci lui égrène des paroles rassurantes. « Tout de suite, j’ai compris qu’il fallait lui parler », confie-t-elle. Infirmière retraitée, Bettina Frosini fait partie des « baluchonneurs » de l’association Répit Bulle d’air(1), implantée à Chambéry (Savoie), qui a mis en place voici cinq ans un service de répit à domicile permettant de soulager les aidants de proches fragilisés par la dépendance, la maladie ou le handicap. Chaque mercredi, de 10 heures et demie à 17 heures, Bettina se rend dans l’appartement de Jean-Marie et Maryvonne Bertout, dans le centre-ville d’Aix-les-Bains, où ce couple originaire du nord de la France s’est installé en septembre 2015. Son rôle : assurer une présence bienveillante auprès de Jean-Marie, atteint d’une pathologie neurodégénérative qui, peu à peu, grignote ses capacités motrices et cognitives. Quelques heures durant lesquelles Bettina est là pour lui donner ses médicaments, le faire manger, prendre soin de lui et tout simplement rester à ses côtés, pendant que Maryvonne quitte le domicile et prend du temps pour elle. « Je m’en vais complètement en confiance », confie cette femme dotée d’une énergie et d’un appétit de vivre que la maladie de son mari n’a pas réussi à entamer. Et si sa voix s’étrangle parfois à l’évocation de souvenirs, notamment de voyages à l’autre bout du monde dont témoignent les tableaux peints par Jean-Marie, aussitôt elle se reprend : « Je veux le tenir dans le monde des vivants le plus longtemps possible, déclare-t-elle. Malgré sa maladie, je l’interpelle, je lui raconte des choses, je râle, je le maintiens dans mon quotidien. » Pour autant, « pour une bataille comme celle-là, on a besoin de soutien psychologique, il faut se donner les moyens de tenir ». Parmi lesquels se trouve le service « Bulle d’air », dont Maryvonne a découvert l’existence lors d’un rendez-vous au printemps dernier avec la médecin-gérontologue de son mari. « Il y avait une affiche à l’hôpital, j’ai téléphoné… » Depuis, elle ne peut plus se passer de cette « respiration indispensable ».
L’association Répit Bulle d’air est née en février 2011 sous l’impulsion de la Mutualité sociale agricole (MSA) Alpes du Nord. « Pour nous, travailler avec les aidants, leur apporter des services et les soutenir dans leur rôle est quelque chose d’historique, témoigne Nathalie Moore, sous-directrice de l’action sociale, de l’animation des territoires et de l’offre de services à la MSA Alpes du Nord. En 2011, nous avons eu la volonté d’aller au-delà et de proposer un service de répit à domicile. Notre inspiration est née des expériences québécoises de “baluchonnage”. Cependant, nous nous sommes aperçus que nos besoins étaient divers et pouvaient s’inscrire sur des durées bien plus courtes que ce qui est pratiqué là-bas : nous sommes partis de l’idée d’un service où l’on peut intervenir à partir de trois heures consécutives et jusqu’à plusieurs jours d’affilée. Trois heures, c’est une durée qui peut déjà permettre à l’aidant de souffler, de sortir un après-midi, de faire une activité, des courses, de placer des rendez-vous médicaux… On ne va pas en dessous parce qu’on se mettrait en concurrence avec les services d’aide à domicile. »
D’abord expérimenté à partir de 2012 dans la Savoie, Bulle d’air a été étendu l’année suivante dans la Haute-Savoie et l’Isère (les deux autres départements qui relèvent de la MSA Alpes du Nord) et est développé dans l’Ain depuis septembre dernier et sur le territoire Drôme-Ardèche depuis le début de l’année.
Le premier contact avec le service se fait par téléphone. Une étape déterminante, qui « permet de dégrossir la situation, de cerner les besoins pour que la responsable de secteur n’ait plus qu’à affiner lors de l’évaluation à domicile », explique Valérie Toneguzzi, l’une des deux assistantes administratives. Lors de cet entretien, sa collègue Olivia Dupont ou elle-même recueille les informations nécessaires sur la situation et les besoins de la personne fragilisée : quel âge a-t-elle, est-elle bénéficiaire de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), de la prestation de compensation du handicap (PCH), est-elle imposable, ressortissante de la MSA, dispose-t-elle d’une mutuelle complémentaire, à quelles caisses de retraites principale et complémentaires est-elle affiliée, a-t-elle recours à des aides à domicile ? L’assistante cherche ensuite à en savoir plus sur le degré de dépendance (compréhension, cohérence, mobilité, élocution…). Viennent enfin l’identification des besoins (surveillance, compagnie, aide au lever, activités de loisirs, courses…) et la période d’intervention souhaitée. « Le plus important est l’écoute sur la dépendance de la personne fragilisée, mais aussi celle de l’aidant, souligne Olivia Dupont. La personne qui appelle a généralement du mal à lâcher prise et ressent un peu de culpabilité à l’idée de prendre du temps pour elle. »
A l’issue de l’entretien, si l’appelant envisage de recourir au service – une décision qui met parfois plusieurs mois à mûrir –, les assistantes administratives établissent un prédevis qui pourra être transmis au conseil départemental pour l’inclure au plan d’aide APA. Une fois le devis validé, la responsable du secteur géographique concerné procède à une évaluation plus approfondie. « Je me rends au domicile pour faire le point sur l’autonomie de la personne accompagnée, son habitat, ses habitudes de vie et ses besoins réels, décrit Estelle Sunseri, responsable de secteur pour la Savoie. Ensuite, je me mets en relation avec une “baluchonneuse” dont le profil correspond à l’accompagnement envisagé : j’essaie de faire le lien entre, d’un côté, les besoins de la personne accompagnée, son degré de dépendance, et, de l’autre, les compétences de la professionnelle, ses disponibilités, son secteur géographique et ses souhaits d’intervention. »
En 2015, Bulle d’air disposait d’un pool de 110 baluchonneurs – presque exclusivement des femmes. Agés en moyenne de 50 ans, un quart d’entre eux sont des personnes retraitées, 45 % sont diplômés des filières médico-sociales (infirmiers, aides-soignants, aides médico-psychologiques, aides à domicile…) et tous possèdent une « expérience professionnelle significative auprès de personnes fragiles », selon le dernier rapport d’activité de l’association. Comme Elodie Daulon, titulaire d’un BEP services à la personne, qui a travaillé en maison de retraite et dans l’aide à domicile. Aujourd’hui, cette trentenaire, qui effectue toujours en parallèle des gardes de nuit à domicile, se rend deux fois par semaine – le lundi après-midi et le mercredi matin – au domicile des Regolini, à Sonnaz, un village de la métropole de Chambéry. A chaque fois, le rituel est identique : elle prépare Jacques, le mari, atteint d’une affection dégénérative, pour une balade dans les environs. S’ils vont moins loin qu’aux débuts, voici deux ans, les mouvements étant désormais plus lents et laborieux, ces trois heures permettent à Lucienne de se poser un peu, de partir faire des courses… Mais ce jour-là, tout juste sorti d’une grippe, Jacques est encore trop faible pour aller affronter les frimas de l’hiver savoyard. A la place, Elodie l’aide à s’installer à la table du salon, évoque leur dernière promenade, le complimente sur sa tenue, le taquine, provoquant le rire de son interlocuteur. Lucienne raconte quant à elle son récent séjour à Prague, où sa fille l’a emmenée le temps d’un week-end prolongé, durant lequel Elodie et une autre « baluchonneuse » se sont relayées auprès de son mari. A les voir attablés tous les trois, la complicité est évidente. Une qualité relationnelle qu’Elodie n’avait pas l’opportunité de tisser lorsqu’elle travaillait dans l’aide à domicile : « Je commençais très tôt le matin pour terminer tard le soir, avec des prestations découpées, sans rien faire au milieu, témoigne-t-elle. Dans l’aide à domicile, on a un temps donné, minuté, pour remplir des tâches spécifiques, on n’est pas dans le même état d’esprit. »
Autre avantage : « On peut dire nos préférences, si on veut travailler en journée, la nuit… », indique Bettina Frosini. Beaucoup de « baluchonneurs » exercent ainsi cette activité en complément d’une autre, à l’instar d’Elodie Daulon ou encore d’Anne Tanquerel, une candidate reçue ce matin-là dans les bureaux de Bulle d’air. Aide-soignante de formation, celle-ci explique que ce qui l’a séduite, c’est le concept – permettre à des personnes dépendantes de rester le plus longtemps possible à domicile –, mais aussi la souplesse pour les intervenantes – pas d’obligation d’accepter une mission, possibilité de choisir la fréquence et le nombre de ses interventions. Un critère important, pour elle qui vient de commencer une formation de masseuse et envisage de lancer son activité. De son côté, Nadège Thévenet, la responsable du service, qui vient de recevoir une demande d’accompagnement pour un jeune garçon souffrant de troubles autistiques, profite de l’entretien pour demander à Anne Tanquerel si elle a déjà travaillé auprès d’enfants en situation de handicap. Réponse affirmative. L’échange se poursuit : « Vous connaissez l’autisme ? » « Pas trop, mais j’ai une amie qui a un enfant autiste, et j’ai un bon contact avec lui. » « Une formation sur le sujet vous intéresserait ? » « Oui, beaucoup. » « Tout ce qui est maladie d’Alzheimer et apparentées, vous connaissez ? » Nadège Thévenet continue à la sonder sur son expérience auprès de personnes fragilisées, ses compétences, ses disponibilités, sur l’attitude qu’elle adopterait si la personne aidée fait une chute, refuse de manger…
La spécificité du statut de « baluchonneur » tient au fonctionnement de Répit Bulle d’air, un service mandataire : les professionnels sont employés directement par les personnes aidées, tandis que l’association, qui compte neuf salariées(2), se charge en amont de toute la partie administrative (rédaction des contrats, décompte des heures effectuées…) afin de simplifier au maximum le fonctionnement pour les employeurs, qui n’ont plus qu’à signer le contrat.
Ce dispositif a été choisi par défaut par rapport au mode prestataire car il constituait le seul moyen d’apporter de la flexibilité et d’autoriser la présence d’un intervenant unique à domicile jusqu’à 48 heures d’affilée. « C’est vraiment du “à la carte” », précise Nadège Thévenet. Le tarif horaire, de 13,10 € en moyenne, varie ainsi en fonction de l’intervention : « Si celle-ci a lieu la nuit auprès d’une personne agitée ou ayant des troubles du comportement, cela augmente le taux horaire. De la même façon, si c’est une intervention de longue durée, le tarif est dégressif, et quand il y a besoin de plus de technicité, il augmente », poursuit la responsable. « Comme le tarif horaire varie tout le temps, ce n’est pas simple de mettre du Bulle d’air dans les plans d’aide APA », glisse pour sa part dans un sourire Aude Messifet, chef de service PA-PH de la délégation territoriale du bassin chambérien du conseil départemental de Savoie. « Que le recours à Bulle d’Air soit régulier ou occasionnel, à chaque fois cela nous demande de revoir les plans d’aide pour réajuster ce qu’on verse à la personne âgée. Mais on le fait, même parfois pour trois jours, parce que l’on est persuadé de la qualité du service et de la plus-value que cela peut apporter pour la personne âgée. » Le droit au répit et l’aide aux aidants sont en effet inscrits dans l’un des axes du schéma départemental des personnes âgées, qui sera renouvelé en 2018. « En Savoie, autant il existe des limites pour le ménage, autant, pour le répit, c’est assez ouvert. Si, par exemple, un époux qui s’occupe de sa femme dépendante dit : “j’ai besoin d’aller jouer à la pétanque”, nous allons financer trois après-midis par semaine pour lui permettre de souffler », souligne Aude Messifet. « Depuis les débuts de l’APA, nous avons toujours eu à cœur de prendre le temps de faire l’évaluation de la perte d’autonomie de la personne dans son environnement global, appuie Ginette Gagnière, référente PA-PH à la délégation territoriale du bassin chambérien. Par rapport au répit, nous essayons de travailler avec les besoins de la personne aidée, mais aussi avec ceux de l’aidant, car l’intérêt de la première est d’avoir un entourage qui tient la route. Après, on entre dans un jeu de rôles familial souvent rodé depuis plusieurs années, et il n’est pas toujours facile de se positionner en tant que professionnel : ce n’est pas tout de dire à un aidant qu’il a droit à de l’aide, il faut mettre celle-ci en place. Sur le plan des solutions de répit, Bulle d’air a représenté une vraie innovation. »
Le conseil départemental joue aussi un rôle important d’information, essentiel pour le déploiement de Bulle d’air, qui repose à la fois sur le bouche-à-oreille et sur l’orientation de la part des partenaires (centres locaux d’information et de coordination gérontologique, hôpitaux, médecins, etc.). « Il existe un réel besoin, mais la concrétisation du service n’est pas encore généralisée dans les usages », relève Elsa Bonfils, responsable de l’association et chargée de la communication, du développement et de la gestion d’activités, arrivée le 1er janvier dernier. Son rôle est notamment d’intensifier la communication et les partenariats. « Nous allons faire des démarches de communication auprès des familles via nos prescripteurs pour faire connaître le service. Mais cela ne suffit pas encore, il y a un cap à franchir pour qu’elles fassent appel à nous. L’aspect financier fait partie des éventuels écueils dans l’accès au service. » Comme le souligne Nathalie Moore, celui-ci n’est pas solvabilisé à 100 %, il y a toujours un reste à charge plus ou moins important pour les familles. « Notre stratégie est d’aller vers les caisses de retraite complémentaire car beaucoup d’aidants sont retraités. Nous avons aussi comme projet de nous tourner vers les caisses primaires d’assurance maladie et, à plus long terme, vers les mutuelles », précise-t-elle.
Autre critère essentiel dans le développement de Bulle d’air : la qualité des partenariats avec les acteurs locaux. Lorsque la MSA Ain-Rhône a souhaité proposer le service dans le département de l’Ain, elle a trouvé des interlocuteurs particulièrement réceptifs à la question du répit aux aidants. « J’ai eu connaissance de l’association Bulle d’air et de son concept de “baluchonnage” par l’intermédiaire de ma collègue présidente de la fédération de Savoie », raconte ainsi Christian Mugnier, président de la fédération de l’Ain de Générations mouvement (ex-Aînés ruraux), qui organise des ateliers thématiques d’aide aux aidants financés par le conseil départemental. Par ailleurs, à la suite du vote, fin 2015, de la loi d’adaptation de la société au vieillissement, les élus du département ont lancé en mars 2016 le « Plan Seniors 01 », qui fixe quatre grands axes : la prévention de la perte d’autonomie, le vivre ensemble, le « mieux vieillir chez soi » et l’adaptation des EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), complété par un axe transversal : le soutien aux malades d’Alzheimer et à leurs familles. Des orientations dans lesquelles les solutions de répit ont toute leur place et qui ont contribué, explique Christian Mugnier, à l’essor du service sur le département. « Notre association a en outre joué un rôle de caisse de résonance : en l’espace d’un an, il y a eu une énorme progression. » Prochaine évolution attendue pour Bulle d’air : en 2018, la MSA a prévu de l’étendre sur la métropole lyonnaise dans le cadre d’un partenariat engagé l’année dernière avec la Fondation France Répit.
(1) Répit Bulle d’air : 20, avenue des Chevaliers-Tireurs, 73000 Chambéry – Tél. 04 79 62 87 38 –
(2) La responsable de l’association, la responsable du service, deux assistantes administratives et cinq responsables de secteur (Savoie, Haute-Savoie, Isère, Ain et Drôme-Ardèche).