Il vient très probablement du Maghreb, dans les années 1920-1930, à Casablanca, où des constructions provisoires, de loin, ressemblaient à des bidons à moitié enterrés – d’où le nom de « bidonville ». L’ONU en donne une définition selon plusieurs critères : absence de services de base, insalubrité, surpeuplement, précarité, insécurité, pauvreté et exclusion sociale. A cela s’ajoute un critère de dimensions : au moins 700 m2 ou 300 habitants. Bien sûr, en France, on ne trouve pas des bidonvilles aussi grands que ceux de Kinshasa, de Nairobi ou de Rio de Janeiro, mais si l’on supprime ce critère de taille, on retrouve tous les autres critères de l’ONU.
On estime qu’au moins un milliard de personnes vivent en bidonville sur la planète, principalement en Asie du Sud-Est, en Afrique et en Amérique du Sud. Il existe en particulier une concentration très forte de bidonvilles en Afrique subsaharienne. En Europe, le phénomène demeure minoritaire et, en France, selon la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement, environ 18 000 personnes vivraient dans quelque 580 bidonvilles, implantés dans les grandes agglomérations, surtout dans les couronnes urbaines.
C’est une réalité. En 1976, le dernier bidonville a été éradiqué et, jusqu’au milieu des années 1990, il n’y en a quasiment plus eu. Ce n’est qu’après cette date que l’on a vu réapparaître ce type d’habitat. Aujourd’hui, il s’agit d’un véritable phénomène urbain. D’ailleurs, le nombre de 18 000 personnes vivant en bidonville ne reflète pas la réalité, étant plus proche des 30 000. Il est en effet difficile de recenser tous ces lieux souvent éphémères et qui, par définition, n’ont pas d’existence légale.
On ne dispose pas de chiffres officiels précis mais, ayant mené des enquêtes sur différents terrains, je constate que les habitants des bidonvilles sont principalement des migrants, issus pour la plupart d’Europe de l’Est, du Moyen-Orient et d’Afghanistan. Il existe aussi des bidonvilles dits « rom », peuplés de personnes venues de Roumanie, mais ils sont loin d’être majoritaires. Certains habitants sont arrivés récemment en France, d’autres y vivent depuis plusieurs années et sont passés par plusieurs bidonvilles. On y trouve très souvent des familles, avec parfois jusqu’à quatre générations présentes. En ce qui concerne les qualifications des habitants, elles sont très variables. On trouve des personnes extrêmement qualifiées, par exemple des médecins. A l’inverse, d’autres n’ont aucune qualification, notamment les personnes originaires de Roumanie.
Même s’il est composé de vieilles caravanes ou de cabanes construites avec des matériaux de récupération, il s’agit d’un habitat à part entière. On se l’approprie, on lutte quotidiennement contre la saleté et la boue… Les habitants posent des morceaux de linoléum par terre pour essayer de préserver des endroits à peu près propres et juguler des risques sanitaires omniprésents. De ce point de vue, le bidonville est un village avec des règles fortes, entre autres autour de l’organisation des repas. Il existe aussi un véritable contrôle social qui permet que ces lieux soient des refuges protecteurs pour leurs habitants. On ne débarque pas comme ça dans un bidonville. Ceux que nous connaissons dans le nord-est de la France fonctionnent sur le mode de la cooptation.
L’économie du bidonville est multiple. Il y a évidemment le recyclage de la ferraille, dont la rentabilité dépend du cours des métaux. La mendicité est également présente, pratiquée dans les centres-villes. Beaucoup d’hommes travaillent aussi au noir, en particulier dans le bâtiment sur des chantiers informels. Par ailleurs, nous avons pu observer quelques activités délinquantes, en général de petits larcins. En revanche, dans les lieux où nous avons enquêté, la délinquance organisée, de type mafieux, n’est pas acceptée.
Ils sont implantés en général dans des espaces disponibles qui permettent l’accès à d’autres espaces urbains, tels que des centres commerciaux, des institutions, des lieux où l’on peut travailler, des services de santé… Ainsi, à Nancy, le bidonville sur lequel nous avons travaillé se situe dans une parcelle de forêt coincée entre une aire de stationnement pour les gens du voyage, la prison et un très grand quartier d’habitat social.
Dans beaucoup de pays, comme l’Inde ou le Brésil, le bidonville s’inscrit dans la durée. Lorsque les gens y habitent depuis vingt ou trente ans, il devient légal. Il existe même un tourisme du bidonville, parce que certaines constructions sont originales. Les favelas de Rio de Janeiro, au Brésil, sont ainsi quasiment devenues un décor de cartes postales. En France, les bidonvilles ne s’installent pas dans la durée. Ils sont en général expulsés, parfois pour de mauvaises raisons mais aussi parfois pour de bonnes, par exemple lorsque le terrain est pollué. Là où nous avons mené nos observations, les familles sont restées plus de deux ans, les pouvoirs publics faisant en sorte que cela se passe le mieux possible, avec une adduction d’eau, l’installation de sanitaires, l’attribution de matériaux isolants… Une municipalité qui amène deux bennes de cailloux, ça semble tout bête, mais ça change la vie des gens en leur évitant de marcher en permanence dans la boue.
L’installation d’un bidonville s’accompagne, le plus souvent, de conflits avec le voisinage, notamment en raison de stéréotypes qui existent de part et d’autre. Pour ses voisins, il peut y avoir des risques, en particulier d’incendies et de vols. Mais on observe aussi des contacts entre les deux populations. Des personnes viennent aider les habitants du bidonville, spontanément ou par l’intermédiaire d’associations. Des coups de main s’échangent, par exemple pour réparer une voiture. Je pense à un monsieur qui venait étendre son linge dans le bidonville parce qu’il n’avait pas la place chez lui. Dans ces relations sensibles, en face à face, les stéréotypes tendent à être relativisés.
Les populations qui y vivent n’ont pas accès au logement privé et sont complètement à l’écart du circuit du logement social. Il n’existe pas de politique nationale relative aux bidonvilles. Des expulsions ont lieu sans vraiment de solution, d’autres avec un dispositif de relogement. Ce qui est certain, c’est que leurs habitants attendent la sortie du bidonville avec impatience. Pour ceux que nous avons rencontrés, c’était leur « horizon de sens ». Ils en parlaient, ils en rêvaient… Accéder à un logement chauffé, avec de l’électricité, des sanitaires et de l’eau courante, cela change absolument tout. Souvent, la démarche de relogement se joue dans la relation avec les travailleurs sociaux. Si un rapport de confiance se noue avec ces derniers, les solutions sont évidemment plus faciles à mettre en place. Autrement, les familles s’écartent des dispositifs institutionnels et essaient de se débrouiller par leurs propres moyens.
D’abord, parce qu’il a lui-même connu des évolutions importantes. Il s’est décentralisé et est devenu davantage coordinateur. Il fixe des orientations, à charge pour les collectivités territoriales de les mettre en œuvre, ou non, avec d’autres institutions, les intervenants sociaux et les habitants. Bien sûr, sur la question des expulsions, l’avis du préfet reste incontournable, mais certaines collectivités ont une action plus volontariste que d’autres. L’un des bidonvilles où nous avons travaillé se situe sur une commune du Grand Nancy dont les élus affichent la volonté politique de ne pas expulser tout de suite les gens. Ce bidonville a bénéficié d’aides importantes qui ont amélioré sa situation, même si tout était loin d’être rose. Cela a permis de reloger les gens progressivement.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Hervé Marchal, sociologue, est maître de conférences à l’université de Lorraine, membre du Laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S). Avec Jean-Baptiste Daubeuf et Thibaut Besozzi, il est l’auteur d’Idées reçues sur les bidonvilles en France (éd. Le Cavalier bleu, 2017). Il est également l’auteur, avec Jean-Marc Stébé, de Les lieux des banlieues (éd. Le Cavalier bleu, 2012)(1).