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Doctorat en travail social, une nouvelle étape ?

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Il y a cinq ans, la conférence de consensus sur la recherche en travail social plaidait pour que la France ne reste pas à l’écart du mouvement international de valorisation du secteur(1). Aujourd’hui, le débat franco-français sur la reconnaissance du travail social comme une discipline, qui ouvrirait la voie à la création d’un doctorat à part entière, refait surface. Mais y a-t-il vraiment une demande en ce sens des travailleurs sociaux ?

Non, le secteur social n’est pas atteint de « diplômite » aiguë ! Si l’ancienne et récurrente revendication de formateurs et de chercheurs portant sur l’instauration d’un doctorat de travail social reprend de la vigueur, c’est peut-être que le moment s’y prête. En tout cas, les spécialistes, qui ont participé, début février à Paris, au 4e Forum international du travail social, veulent y croire. Ou, à tout le moins, se mobiliser ensemble « pour faire avancer la cause », selon la formule de Stéphane Rullac, directeur de la recherche et directeur scientifique de l’institut régional du travail social (IRTS) Paris Ile-de-France, coorganisateur de la manifestation avec la Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) et l’Institut supérieur des sciences du travail et de l’entreprise de l’université de Lisbonne (ISCTE-IUL)(2).

Une singularité française

La France est un peu « le dernier des Mohicans » par rapport à cette question de doctorat, fait observer Manuel Pélissié, président – au titre des employeurs (NEXEM) – de la commission professionnelle consultative (CPC) du travail social et de l’intervention sociale. Cette « exception française est un handicap à l’heure de la mondialisation des échanges d’idées », renchérit Christian Rollet, ancien président du Conseil international d’action sociale (CIAS), l’un des rares Français à sortir régulièrement du « village gaulois »(3) pour participer aux conférences mondiales intéressant le travail social. Il n’y a pas que dans ces rencontres que les Français brillent par leur absence. « Leur présence est quasiment nulle, aussi, dans les revues scientifiques internationales », précise-t-il. « On n’a pourtant aucune raison de penser que les travaux de recherche français soient mauvais. » Pouvoir se prévaloir du titre de docteur en travail social constituerait, justement, un moyen de se faire reconnaître par la communauté universitaire et scientifique au-delà des frontières. En France même, l’existence de ce grade « valoriserait l’ensemble des professions sociales et permettrait de sortir, par le haut, d’une espèce de crise d’identité quasi permanente des professionnels du secteur », estime Christian Rollet. Dans de nombreux pays, le métier de travailleur social se vit mieux que dans l’Hexagone. Des travailleurs sociaux étrangers « ayant de leur statut une très haute idée » n’hésitent pas, par exemple, à participer au Forum économique mondial de Davos (Suisse), ajoute-t-il.

Le travail social n’est cependant pas plus arriéré en France que dans d’autres grands pays développés. Par exemple aux Etats-Unis, qui sont les premiers à avoir institutionnalisé la recherche dans ce domaine, dès la fin du XIXe siècle, et où il existe plus de cent formations doctorales en travail social.

Le poids de l’histoire

Pourquoi, alors, cette singularité française de non-reconnaissance du travail social comme une discipline académique ? Il y a, à sa racine, « un fait historique et éminemment politique, celui du choix fait à la Libération de construire les différents enseignements de ce qui ne s’appelait pas encore le travail social à l’écart du champ universitaire », explique le sociologue Michel Autès(4). La spécificité des métiers, la question de leur mode de transmission, l’importance de l’alternance dans la construction des savoirs pratiques ont constitué autant d’arguments mis en avant pour défendre ce choix. Mais ce dernier procédait surtout « d’une volonté de garder une emprise sur un domaine largement construit au sein de l’initiative privée », analyse le chercheur. Les acteurs du monde associatif « cherchaient ainsi à protéger et à conforter les positions sociales qu’ils avaient conquises ». Trente ans plus tard, « l’alliance des professionnels et de hauts fonctionnaires a été déterminante » pour faire entériner, dans la loi du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales, « la place de la formation des travailleurs sociaux dans leur secteur à la fois d’origine et d’affectation, comme une formation professionnelle à part entière », sans intégration à l’université, développe Marcel Jaeger, titulaire de la chaire de travail social et intervention sociale du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)(5). Les blocages d’aujourd’hui résultent de cet héritage. Ainsi s’expliquent, notamment, les difficultés à « universitariser » les diplômes post-bac du secteur pour qu’ils soient intégrés au système LMD (licence, master, doctorat) prévu, depuis 1999, par le processus de Bologne pour harmoniser les cursus et favoriser la mobilité des étudiants, des enseignants et des chercheurs dans l’Espace européen de l’enseignement supérieur. Rappelant, « in fine, que l’“excellence” relève d’une reconnaissance formelle que seuls les établissements d’enseignement supérieur sont fondés à accorder », la mise en œuvre du « D » se révèle particulièrement problématique, souligne Marcel Jaeger(6).

Définition légale

Des verrous, cependant, commencent à sauter. Le plan interministériel d’action en faveur du travail social et du développement social du 21 octobre 2015 reconnaît l’intervention sociale comme un champ de recherche et évoque, au conditionnel, « la constitution d’une discipline universitaire en travail social » comme pouvant être un objectif « à moyen terme »(7). Plus carrée, la CPC, qui, processus de Bologne oblige, est chargée de la réingénierie des formations et des certifications, insiste « pour que la réarchitecture des diplômes aille vraiment du niveau V au niveau I, y compris jusqu’au doctorat. La CPC a pris conscience que recherche et formation ne doivent plus être séparées », explique Manuel Pélissié – lui-même doctorant en travail social au Portugal, avec une thèse en cours sur la scientifisation du travail social. Autre signe d’un alignement favorable des planètes ? La France pourrait bientôt se doter d’une définition légale du travail social, transposée de celle de l’International Association of Schools of Social Work (IASSW) pour laquelle le travail social est à la fois « une pratique professionnelle et une discipline ». Après quatre mois de réflexion d’un groupe ad hoc constitué en son sein, le Haut Conseil du travail social (HCTS) a en effet adopté à l’unanimité, le 23 février, un aménagement de la définition internationale selon lequel « le travail social est un ensemble de pratiques professionnelles qui s’inscrit dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire » (voir ce numéro, page 5). Cette formulation prudente permet d’éviter l’utilisation du mot « discipline », qui fâcherait les universitaires – mais ne constitue, pour ses rédacteurs, qu’une première étape sur la voie d’une autonomisation de la matière.

Malgré ce début d’évolution, Patrick Lechaux, sociologue et philosophe, chef de projet du groupement d’intérêt scientifique Hybrida-IS, ne pense pas que le scénario français soit en passe de changer. « Il n’y a pas de forces sociales, politiques et scientifiques suffisamment puissantes pour soutenir la reconnaissance d’une discipline et d’un doctorat de travail social, comme ce fut le cas pour les dernières disciplines reconnues liées à des champs de pratiques – sciences de gestion, sciences de l’information et de la communication, sciences de l’éducation » –, estime-t-il. En outre, les sciences sociales, déjà en grande difficulté financière à l’université, verraient d’un mauvais œil l’arrivée d’une spécialité concurrente. Quant à l’Etat, « on a vu son engagement dans le financement de la recherche : en 2016, 34 millions pour l’appel à projets de recherche en santé et… 80 000 € pour le travail social ! Une aumône, un mépris même », s’insurge Patrick Lechaux. L’heure n’est pourtant pas aux lamentations. Pour contrer l’immobilisme, Hybrida-IS et l’IRTS Paris Ile-de-France se sont attelés, chacun de son côté, à la coproduction internationale de doctorats de travail social (voir page 29). Par-delà les projets institutionnels et scientifiques propres à chacun, par-delà les positionnements différents à l’égard de la discipline « travail social » – « un rêve ou une chimère » –, c’est le « combat pour la structuration de l’intervention sociale comme champ de recherche […] qui doit nous rassembler », affirme Patrick Lechaux.

Mais pourquoi au juste faire une thèse ? A quoi cela sert-il ? Il y a au moins trois façons d’envisager le doctorat en travail social, estime Guy-Noël Pasquet, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Montpellier-III, rédacteur en chef du Sociographe, revue de recherche publiée par l’IRTS Languedoc-Roussillon. La première met en avant le diplôme, l’accession à un titre – « ce qui n’est pas anodin, parce que c’est la question de la valeur de la personne, de la possibilité de se placer sur le marché de l’emploi, d’avoir un salaire et de prendre du pouvoir », souligne Guy-Noël Pasquet. Une autre approche consiste à viser, par le travail de la thèse, à obtenir des savoir-faire et des savoir-être à même de susciter des modifications de l’accompagnement des bénéficiaires. Enfin, grâce à l’accès privilégié aux populations qu’ont les travailleurs sociaux, source de données à la base de la production de savoirs, le doctorat peut être un lieu où élaborer des connaissances et de l’expertise. Pour Wajdi Limam, éducateur qui travaille à une thèse de sociologie sur les pratiques d’intervention sociale face aux parcours de radicalisation, « le travail social est le seul champ qui permette d’entrer en contact avec des personnes radicalisées – en dehors des prisons et du monde virtuel ». L’ambition du doctorant est de faire émerger, avec les professionnels rencontrés sur ses terrains d’investigation, de nouvelles approches appropriées à la prévention de la radicalisation.

Influer sur les décisions

« La complexité sociale demande un travail social qualifié et des professionnels ayant des compétences non seulement pratiques, mais aussi théoriqu es, souligne Jorge Ferreira, professeur en 3e cycle de travail social à l’ISCTE-IUL. Il faut pouvoir présenter des propositions novatrices pour l’action et penser les modèles de pratique dans le contexte des changements sociaux actuels. » Mais comment faire pour que la recherche infuse les interventions ? A la direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé (DASES) de Paris, « nous travaillons à cette congruence entre la recherche et le travail social », notamment par l’accueil de doctorants en procédure CIFRE (convention industrielle de formation par la recherche)(8), répond Jean-Paul Raymond, directeur de la DASES. « Pourtant, notre métier de base n’est pas de rechercher, mais de servir des prestations. Toutefois, on se pose tous les jours la question du “comment on fait l’action sociale” », explique-t-il. « Il est salutaire que des gens non collés au terrain nous aident dans cette réflexion », estime aussi Nadia Zeghmar, directrice générale de l’association Sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de la Drôme (ADSEA 26), qui ouvre également la porte de son institution à des doctorants en CIFRE. « Il peut y avoir une alliance vertueuse entre les savoirs connaissants et les savoirs connivants » ou implicites des praticiens, déclare-t-elle. Le Groupement national des directeurs généraux d’associations du secteur éducatif, social et médico-social (GNDA) ne la démentira pas. Il s’est réuni en septembre dernier pour réfléchir à « une intervention sociale qui nourrit et se nourrit de la recherche ».

Reste que pour un acteur de terrain, plonger dans le grand bain des concepts n’est pas aisé, témoigne Lydie Gibey, en cursus de doctorat de travail social à l’ISCTE-IUL (voir page 29). « Entre l’expérience au pays de la recherche et la pratique professionnelle, j’ai l’impression de faire du saut à l’élastique », explique cette directrice de maison d’accueil spécialisée (MAS), qui prépare une thèse sur le renforcement de la capacité d’agir des équipes pour renforcer celle des personnes psychotiques accueillies en MAS. L’objectif de Lydie Gibey est d’obtenir un bagage pratique et scientifique suffisant pour être à même d’influer sur les décisions stratégiques concernant les modes d’accompagnement, la participation des personnes et l’innovation dans ce secteur de la direction d’établissement.

De sa position de formateur et directeur de thèses, Stéphane Rullac est bien placé pour constater l’appétence que manifestent nombre de travailleurs sociaux pour la recherche. Il n’en serait pas de même du corps professionnel pris dans son ensemble. « Les 1,1 million de travailleurs sociaux en France ne veulent pas d’un doctorat en travail social, sinon on l’aurait obtenu depuis belle lurette, comme on a pu obtenir des choses aussi incroyables que des diplômes d’Etat faits sur mesure pour nous et un appareil de formation dédié. » Pourquoi cette non-demande ? « Parce que le doctorat remettrait en cause l’identité praticienne [des professionnels du social], affirme Stéphane Rullac. C’est un vrai blocage culturel, une forme d’incompatibilité entre l’exercice de la thèse, qui consiste à creuser très profondément sur un tout petit périmètre de l’action sociale, et l’approche panoramique du travail social, qui prend en charge l’individu dans sa globalité. » Marcel Jaeger en est également convaincu : « Le fait que le travail social ne soit pas reconnu en France comme une discipline académique n’est pas forcément une mauvaise chose pour les professionnels. » L’attrait du doctorat pourrait renforcer une intellectualisation du travail social – voire une évaporation de ses meilleurs éléments. Manifestement, les avocats de la disciplinarisation ont encore du pain sur la planche pour rallier le gros des troupes sous leur bannière. « En France, cette question du doctorat n’est pas gouvernée par la raison », soupire Stéphane Rullac.

Des chiffres et des lettres

L’absence de doctorat de travail social n’a pas empêché les chercheurs – dont nombre de travailleurs sociaux – de produire des thèses, dans différentes disciplines, sur les dispositifs, les publics, les pratiques, les professionnels, les politiques publiques, les évolutions du secteur. D’après le corpus établi par la base de données Thesis, il y a eu, entre 2005 et 2010, 1 117 thèses francophones « intéressant le travail social » – selon la formule d’une représentante du groupe Thesis(1). Les travaux recensés relèvent principalement de la sociologie, mais aussi de la psychologie, des sciences de l’éducation, de l’histoire et du droit. Quant aux thèses dirigées par la chaire de travail social et intervention sociale du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) depuis juin 2013 (voir page 29), elles sont au nombre de 17 : 12 dans la spécialité doctorale « sociologie-travail social » (dont 4 ont déjà été soutenues), et 5 dans la spécialité doctorale « sciences de l’éducation-travail social » (toutes en préparation).

Marcel Jaeger, titulaire de la chaire du CNAM, explique le nombre relativement modeste de thésards inscrits dans les doctorats du conservatoire. « Nous avons eu un afflux de demandes – près d’une trentaine entre juin et novembre 2013, au total une bonne cinquantaine depuis la création des doctorats –, mais il faut donner des éléments de réalité aux candidats », précise-t-il(2). En particulier, les professionnels du social, qui voient d’abord la reconnaissance symbolique liée au titre de docteur, doivent prendre la mesure des difficultés du parcours (questions scientifiques, mais aussi gestion du temps et financement). En matière de contenu, Marcel Jaeger souligne – pour ce qui concerne sa spécialité « sociologie-travail social » – la richesse de travaux qui produisent des connaissances nouvelles et traduisent une ouverture intellectuelle « supposant de mettre les pieds dans le plat par rapport à un certain nombre de débats ». Mais il attire l’attention sur le problème de la distance – ou plutôt du risque de décentrage insuffisant – des doctorants par rapport à leur objet de recherche. A cet égard, souligne-t-il, une réflexion sur les assistants de service social développée par un éducateur spécialisé est plus intéressante que l’énième thèse d’un éducateur sur l’identité professionnelle des tenants de sa corporation.

Notes

(1) Voir notre dossier – ASH n° 2784 du 23-11-12, p. 24.

(2) Le 4e Forum international du travail social s’est tenu à Paris du 1er au 3 février dernier sur le thème « Les « défis » de la création du doctorat de travail social. Quelles articulations entre des enjeux académiques et professionnels ? ». Les travaux de cette rencontre devraient donner lieu à la publication d’un ouvrage – Renseignements à l’IRTS Paris Ile-de-France.

(3) Il a d’ailleurs publié Du village gaulois au village global – Ed. L’Harmattan, 2016.

(4) Voir Conférence de consensus. Le travail social et la recherche – Ouvrage collectif coordonné par Marcel Jaeger – Ed. Dunod, 2014.

(5) Voir La coopération entre les établissements de formation préparant aux diplômes de travail social et les universités – Rapport de Marcel Jaeger pour la direction générale de la cohésion sociale – Voir ASH n° 2785 du 30-11-12, p. 5.

(6) Voir Revue française de service social, n° 252 – Janvier 2014.

(7) Voir ASH n° 2932 du 6-11-15, p. 67.

(8) Qui permet à une entreprise d’avoir une aide financière pour recruter un jeune doctorant, dont les travaux de recherche, encadrés par un laboratoire public, conduiront à la soutenance d’une thèse.

(1) Voir ASH n° 2985 du 25-11-16, p. 41.

(2) Lors du 4e Forum international du travail social organisé à Paris du 1er au 3 février dernier par l’IRTS Paris Ile-de-France.

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