« Cela fait aujourd’hui 72 ans qu’a été adoptée l’ordonnance du 2 février 1945 régissant le droit pénal des mineurs. A l’occasion de cet anniversaire, lançons l’idée d’une modeste réforme. Modeste car on sait ce qu’il est advenu de la fameuse refonte tant annoncée et espérée(1)… Une simple réforme des mots à défaut de modifications du fond : proposons de prohiber désormais toute utilisation dans les textes, mais aussi dans les discours des professionnels, et peut-être un jour des hommes et des femmes politiques, des termes accolés de “mineur” et de “délinquant”.
Cette proposition ne ferait certainement pas honte aux fondateurs du texte de 1945. S’ils avaient décidé de dire de cette ordonnance qu’elle serait “relative à l’enfance délinquante”, c’était dans l’esprit bienveillant et paternaliste que traduisait aussitôt son propos préliminaire : “La France n’est pas assez riche d’enfants pour négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains.” Tandis que ce préambule était supprimé, au début des années 2000, un mur de plus en plus épais s’est dressé entre deux catégories de mineurs : ceux que l’on doit protéger, et ceux dont on doit se protéger ; les “mineurs en danger” d’un côté, les “mineurs délinquants” de l’autre.
Cette opposition croissante s’est traduite dans une spécialisation des services : à défaut d’avoir supprimé – ou réussi à supprimer – la double compétence du juge des enfants, les gouvernements précédents ont réduit à néant – ou presque – l’intervention de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) dans le domaine de l’assistance éducative. Cette disparition de l’activité civile du secteur public de la PJJ s’est accompagnée d’une suppression des protections judiciaires réservées aux “jeunes majeurs”, jusqu’alors financées par l’Etat. Dans certaines situations, les éducateurs se mettent même à fouiller dans les dossiers des jeunes pour “chercher des délits”, et ainsi obtenir du juge une “mise sous protection judiciaire”, autrement nommée “article 16 bis”, unique mesure pénale permettant de prolonger un suivi après majorité… De l’autre côté du mur, les services de l’aide sociale à l’enfance demandent de plus en plus vite la main-levée d’un placement au civil, dès le premier passage à l’acte d’un jeune confié. Ce dernier n’est plus alors “en danger” mais “délinquant” ; on dira même parfois de lui, artifice du jeu institutionnel, qu’il est un “mineur PJJ” – ce qui, au fond, revient au même, l’euphémisme en plus. Curieuse idée d’ailleurs que de nommer un public par l’institution qui le prend en charge. Imaginons-nous une personne au chômage qualifiée de “Pôle emploi”, ou une autre en situation de handicap désignée “MDPH” [maison départementale des personnes handicapées] ? A qui viendrait l’idée de dire d’une personne malade qu’elle est “un CPAM” [caisse primaire d’assurance maladie] ?
La délinquance serait, elle, consubstantielle à l’individu, qui, parce qu’il s’est retrouvé dans une situation qui l’a conduit à commettre un délit, serait dès lors, et par essence, délinquant. Les fondateurs de 1945 invitaient à ne pas réduire le mineur à son acte – le psychologue Guy Sinoir appelait ainsi, dès 1946, à rechercher ce qui, “derrière le délit, se cache dans le délinquant”. Aujourd’hui, l’adjonction sans nuance des termes “mineur” et “délinquant” risque de faire disparaître toute identité autre que celle liée au passage à l’acte. En février 2011, une proposition de loi déposée par Christian Estrosi (n° 3132) invitait même à parler de “délinquants mineurs”. Cette inversion des termes n’aurait fait que concrétiser un long processus d’essentialisation de la délinquance juvénile. Ce processus se nourrit, depuis le milieu des années 1990, de discours sécuritaires qui ne cessent de fragiliser les savoirs issus des sciences humaines et sociales, accusés de promouvoir une “culture de l’excuse”. Déjà mobilisée en 1997 par Lionel Jospin, ressortie du chapeau par Manuel Valls à la suite des attentats de novembre 2015, cette rhétorique de “l’excuse”, le plus souvent dite “sociologique”, légitime la “responsabilisation” de mineurs de plus en plus réduits à leur étiquette de “délinquants”. Toutes les analyses empiriques et sociologiques montrent pourtant que pour la grande majorité des jeunes, la délinquance n’est qu’une étape. Ils la quitteront parfois du fait du travail éducatif, parfois par amour, pour un projet professionnel ou artistique, ou par épuisement. Comme le chantaient les Clash : “I fought the law and the law won”(2).
Par quelle expression remplacer alors cette expression essentialisante et tellement pratique de “mineur délinquant” ? On pourrait s’appuyer sur le combat, mené en 2005, lors de la réforme du handicap, pour parler désormais de mineur “en situation de délinquance”. En passant d’un statut essentialisant (“délinquant”) à une dynamique réversible (“en situation de délinquance”), cette modeste réforme, non coûteuse au demeurant, pourrait avoir de réelles conséquences sur les représentations, et donc sur les pratiques professionnelles. Elle pourrait, en outre, réinterroger le double droit, à l’oubli et à l’évolution, présent dans le texte fondateur de 1945.
Le droit à l’oubli – des erreurs de jeunesse – avait pour objectif de permettre la réinsertion des jeunes. De lois en lois, au nom d’une traçabilité et d’un principe de précaution sans limites, les mineurs voient leurs “antécédents” conservés durablement, et être de plus en plus difficilement effaçables. Le non-effacement du casier judiciaire à la majorité et l’inscription durable des mineurs dans une diversité de fichiers – FNAEG (fichier national automatisé des empreintes génétiques), FIJAISV (fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes), TAJ (traitement d’antécédents judiciaires) – seront autant de freins à la réinsertion sociale et professionnelle. Délinquant un jour, délinquant toujours. Le droit à l’évolution – des jeunes – visait à prendre en compte les dynamiques éducatives entre la commission des faits et le jugement. A force de n’être plus perçus que comme un “risque” pour l’ordre social, “sauvageons” un jour, “racailles” le lendemain, les mineurs délinquants sont désormais condamnés à être jugés plus rapidement – dans un délai de dix jours – dès lors que leur situation a déjà été évaluée dans l’année qui précède. Délinquant un jour… »
(1) A défaut d’une réforme globale de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante – promise par le chef de l’Etat, mais finalement abandonnée –, il faut se contenter des articles réformant le droit pénal des mineurs de la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle – Voir l’article de Christophe Daadouch sur
(2) « J’ai combattu la loi et la loi a gagné » – Les Clash, groupe punk britannique des années 1970.