Depuis quelques années, les travailleurs sociaux sont confrontés à un problème récurrent : les jeunes ont peu à peu déserté les permanences des associations. Où aller les chercher ? Sur les réseaux sociaux, qui rythment aujourd’hui le quotidien de la plupart des adolescents. Cependant, mis à part quelques initiatives personnelles et partielles, les associations ne savent pas comment investir cette rue numérique. Jusqu’à un voyage d’études en Suède organisé en 2011 par la caisse d’allocations familiales (CAF) de la Manche. « Nous avons découvert l’association Fryshuset, qui organise une présence éducative sur les réseaux sociaux via son dispositif “Promeneurs du Net” [« Nätvandrarna » en suédois]. Cela nous a inspirés », explique Béatrice Martellière, l’ancienne directrice de cette caisse. Le projet séduit immédiatement Daniel Lenoir, directeur général de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF).
De retour en France, Béatrice Martellière propose au conseil départemental et à la maison des adolescents de la Manche de mettre en place une démarche similaire sur son territoire, afin de permettre à quelques travailleurs sociaux de nouer durant leur temps de travail un lien avec les jeunes sur les réseaux sociaux. Les Promeneurs du Net sont lancés dès 2012. La Cnaf octroie une aide de 2 000 € pour les structures, également financées par le conseil départemental et la direction générale de la cohésion sociale. La démarche est suivie de près par les partenaires institutionnels, tels que la Mutualité sociale agricole (Msa) et l’Etat, qui y voit un prolongement de son plan priorité « jeunesse ».
Peu à peu, la recette prend. La maison des adolescents, chargée de la coordination, convainc 45 structures de rallier le dispositif. Une soixantaine de volontaires, les « promeneurs », y sont nommés. Trois autres départements le rejoignent. D’abord le Cher en 2014 : « Une réflexion avait déjà été lancée à propos des réseaux sociaux, en lien avec l’ACEP [Association pour les clubs et équipes de prévention] et la CAF, car nous avions vu que les jeunes s’étaient déportés vers ces espaces numériques », se souvient Eva Sandou-Vallette, coordinatrice du projet pour ce département et l’AceP.Aujourd’hui, 23 organismes et 43 promeneurs s’y sont investis. Le Morbihan suit naturellement l’année suivante, Béatrice Martellière ayant été nommée directrice de la Caf du département. Le dispositif y compte actuellement 29 structures partenaires et une cinquantaine de promeneurs. Enfin, en janvier 2016, s’ajoute l’Ardèche, avec une trentaine de promeneurs dans 25 associations.
En même temps que le projet se déploie, son cadre est affiné et sa définition précisée par la CNAF : « Un promeneur du Net est un professionnel de la jeunesse […] qui, en plus de son travail dans une structure, entre en relation avec les jeunes sur Internet et les réseaux sociaux. Il les écoute, les conseille et les soutient dans la réalisation de leurs projets », peut-on lire sur le site caf.fr. Ces salariés – animateurs, éducateurs, professionnels exerçant en centre social, en foyer de jeunes travailleurs ou en maison des jeunes – s’inscrivent sur les réseaux sociaux : Twitter, Snapchat et surtout Facebook, la plateforme la plus fréquentée par les adolescents. Ils s’y créent un profil avec leur photo, leur prénom et l’organisme qu’ils représentent. Tout doit être très clair dès le début. Facilement identifiables, ils précisent, dès qu’ils entrent en relation avec un nouvel « ami » Facebook, leur rôle et leurs créneaux de présence éducative – de deux à quatre heures hebdomadaires selon les promeneurs. Le plus souvent, ils n’« ajoutent » pas eux-mêmes leurs futurs correspondants. « Nous n’allons pas à la pêche aux amis, sourit Eva Sandou-Vallette. Quand nous rencontrons une personne dans la structure, nous lui présentons le dispositif, mais cela lui appartient de décider si elle veut en bénéficier ou non. Il y a aussi un effet de bouche à oreille : certains touchent des jeunes qu’ils n’avaient jamais vus. Ils se construisent un réseau de relations au quotidien, un peu comme dans le travail social classique. »
Les Promeneurs du Net bénéficient de la supervision d’un coordinateur, présent dans une structure de chaque département : par exemple Pascal Lainé pour la maison des adolescents de la Manche ; Eva Sandou-Vallette pour l’ACEP dans le Cher ; Garlann Nizon pour le Syndicat mixte des inforoutes en Ardèche. Leur rôle essentiel est de superviser les promeneurs d’un territoire. « J’ai trois missions principales, explique Eva Sandou-Vallette. J’assure un fil rouge entre les promeneurs, en animant le réseau par le biais de réunions et d’analyses de pratiques. Je les accompagne aussi individuellement en répondant à leurs questions techniques et professionnelles. Enfin, j’assure la promotion et la communication du dispositif, innovant mais qui reste encore à ce jour assez méconnu. »
Cinq ans après sa mise en œuvre, le projet a déjà prouvé son efficacité. En premier lieu, il renforce le lien entre les structures et les jeunes. « Les organismes qui ne voyaient plus les adolescents ont pu se rapprocher d’eux à nouveau. Grâce à cet outil, les animateurs reconnaissent avoir gagné en proximité et se sentir plus disponibles, plus attentifs », assure Eva Sandou-Vallette. Lorsqu’ils contactent un promeneur, les jeunes peuvent rechercher une information pratique – les horaires d’ouverture du centre, des conseils pour leurs projets professionnels –, vouloir bavarder de tout et de rien, ou se confier sur des sujets plus lourds. « Les échanges commencent souvent par des banalités, puis un lien se crée, témoigne Eva Sandou-Vallette. Je me rappelle par exemple une adolescente très déprimée qui s’est confiée sur Facebook. Peu à peu, elle s’est laissé convaincre de venir dans notre structure, où nous avons pu l’aider. Elle n’aurait jamais franchi ce pas sans les réseaux sociaux. » Emmanuel Crétier, promeneur dans le Cher et animateur de l’espace « jeunes » de La Chapelle-Saint-Ursin, renchérit : « Les “Coucou, ça va” peuvent sembler anodins, mais peu à peu nous nous sommes rendu compte qu’ils peuvent déboucher sur une demande d’aide. » D’autres profitent de ces échanges virtuels pour évoquer des sujets tabous, comme leur vie sexuelle et affective. « L’écran désinhibe un peu, les ados vont aborder des thématiques plus profondes qu’en face-à-face », confie Christelle Petit, directrice du foyer de jeunes travailleurs Tivoli à Bourges. L’outil est d’autant plus important pour les publics éloignés qui ne peuvent venir régulièrement aux permanences des antennes. « C’est une alternative à l’isolement. On s’affranchit de la distance, du temps et de la géographie », s’enthousiasme Eva Sandou-Vallette. Il permet aussi de prolonger facilement les liens. « Avant, le contact s’arrêtait une fois la prise en charge terminée. Maintenant, quand un jeune quitte l’accompagnement, on ne le supprime pas de notre répertoire Facebook », explique Christelle Petit. Il sert également au suivi global de la prise en charge d’un jeune, en construisant des liens avec sa famille. Dans le Cher, certains promeneurs sont déjà spécialisés sur les questions de parentalité. « A l’origine, on ciblait plutôt les jeunes de 11 à 25 ans, mais nous avons fini par intégrer aussi les parents, éclaire Eva Sandou-Vallette. Ce n’est pas la même mission. Ces derniers ont surtout besoin d’être rassurés par rapport à leurs missions éducatives, car ils se retrouvent désemparés face au numérique. »
Autre effet positif de cette présence éducative : réagir en cas de débordements sur les réseaux sociaux. « Il y a quelque temps, après une journée “portes ouvertes” dans une mosquée à Cherbourg, des propos racistes ont été relayés sur certains murs Facebook. L’animateur a rappelé à chacun que ce type de message tenait de l’apologie de la haine raciale et a renvoyé à la loi. D’autres jeunes l’ont épaulé, en disant aux autres “Calmez-vous les gars, c’est pas bien malin…” On a ici une démarche éducative qui peut relever d’un mode d’action de pair à pair », se félicite Pascal Lainé. En cas d’intox, les promeneurs peuvent aussi renvoyer vers les sites et médias qui décryptent les rumeurs. Dans tous les cas, ils agissent discrètement et ne désavouent pas les jeunes en public. « Il faut apprendre à ne pas réagir dans l’urgence et à répondre de manière distanciée, pour ne pas amplifier un phénomène. Et si cela va plus loin et nous dépasse, nous déléguons aux autres instances du territoire », souligne Pascal Lainé.
Par leur veille régulière, les promeneurs recueillent des informations utiles sur le quotidien des adolescents. « Le but n’est pas d’être intrusif mais de voir dans quel état d’esprit ils sont et de pouvoir rebondir si besoin », explique Eva Sandou-Vallette. Beaucoup postent par exemple des photos qui dévoilent leur vie privée. Il faut alors leur montrer qu’exposer sa vie sur les réseaux sociaux n’est pas sans conséquences. « Quand je vois ce type de publications, je leur explique où les images peuvent se retrouver ensuite. Il y a aussi ceux qui postent des vidéos sans savoir qu’elles sont géolocalisées », illustre Emmanuel Crétier. Parfois, ces dérives peuvent aller plus loin. « Quand nous nous sommes aperçus que certains insultaient en ligne leurs patrons, nous avons organisé une réunion pour leur montrer les effets et les risques de cette pratique », explique Christelle Petit.
Enfin, avoir accès au profil d’un jeune donne tout simplement l’occasion de proposer des projets en harmonie avec ses passions. « J’ai eu le cas d’une jeune fille qui ne venait jamais à l’association,se souvient Emmanuel Crétier. Mais comme j’avais vu, sur son mur Facebook, qu’elle adorait faire des photos, je l’ai dirigée vers l’un de mes projets de photographie. »
Le dispositif comporte aussi un atout de taille : la mise en réseau. Au sein d’un département, les promeneurs sont déployés autour de multiples acteurs qui ne se seraient pas forcément rencontrés autrement, ou qui ne se parlaient plus vraiment. Ils leur permettent de se connaître, d’échanger, de collaborer, un peu comme un réseau social interne aux travailleurs sociaux. Une mise en contact précieuse lorsque des événements tragiques surviennent. « Quand il y a eu la série d’attentats, c’était dur à vivre pour nous comme pour les jeunes, il fallait trouver les bons mots. Nous avons pu nous rencontrer entre promeneurs pour réfléchir à cela. C’était d’une richesse énorme », se remémore Christelle Petit. Des rencontres départementales sont également organisées au moins deux fois par an par les coordinateurs, ainsi que des séances d’analyse de pratiques et des formations continues. « Cela facilite la circulation de l’information, la mutualisation des outils et la construction d’un lien entre nous, estime Garlann Nizon. Cette mise en réseau améliore aussi notre visibilité des politiques publiques pour la jeunesse, et nous pouvons mieux voir ce qui manque. » Les réseaux sociaux permettent aussi à toutes ces structures de communiquer plus facilement sur leurs activités et sur celles de leurs partenaires. « Avant, nous distribuions des tracts dans les boîtes aux lettres, les boulangeries, mais ils n’étaient pas vraiment visibles. Aujourd’hui, il faut l’accepter : si on envoie une lettre, un mail ou un message sur Facebook, c’est ce dernier que le jeune verra le plus vite », souligne Garlann Nizon.
Néanmoins, quelques résistances se font ressentir encore aujourd’hui. Certains employeurs voient d’un mauvais œil l’idée d’autoriser leurs salariés à passer du temps sur les réseaux sociaux. « Ces permanences numériques ne sont pas du temps d’oisiveté ! Ce sont des manières de faire en plus qui viennent alimenter leur travail quotidien », proteste Christelle Petit, elle-même responsable d’un foyer de jeunes travailleurs. « Ils travaillent différemment et peuvent gagner du temps sur certains dossiers », complète Eva Sandou-Vallette. Cette nouvelle pratique soulève aussi des interrogations sur l’éthique, le secret professionnel et la déontologie. « Ces situations nécessitent forcément d’avoir des espaces d’analyse des pratiques. Tout reste encore à construire », reconnaît Karlen Patrix, responsable du centre départemental de l’enfance de la Manche, qui doit rejoindre cette année les Promeneurs du Net. Pour les coordinateurs, il faut user de pédagogie pour briser certaines représentations. « Nous organisons des colloques et des rencontres pour répondre aux appréhensions. Nous avons même réalisé un petit film pour expliquer ce que sont ces nouveaux animateurs et faire témoigner les jeunes », sourit Béatrice Martellière.
Du côté des travailleurs sociaux, il faut aussi prendre en compte la peur de ne pas savoir utiliser les outils numériques. Une formation de quatre jours est organisée pour tous les nouveaux promeneurs. « Nous leur apprenons à paramétrer leur compte Facebook et à maîtriser un socle minimal de connaissance des réseaux sociaux », précise Pascal Lainé. Malgré tout, il n’est pas aisé de prendre tous ces outils en main. « Les réglages changent, il faut s’adapter en permanence », explique Emmanuel Crétier. La plupart du temps, ce sont ceux qui disposent d’une solide culture numérique qui deviennent promeneurs. Ils appartiennent souvent à la jeune génération de travailleurs sociaux. Garlann Nizon, dont 40 % des promeneurs ne disposaient pas de compte Facebook, a fait le choix de rendre possible à tous d’intégrer le projet, sans prérequis de maîtrise des réseaux sociaux. « Les formations sont plus longues, cela requiert davantage d’accompagnement, mais ce n’est pas grave. Il faut le voir comme une force pour eux, une montée en compétence », assure la coordinatrice de l’Ardèche.
D’autres craignent que le dispositif soit trop intrusif. « C’est plus délicat d’écrire, il faut faire attention à chacun de ses mots. Beaucoup ne sont pas à l’aise avec cela, ils ont peur de ne pas savoir comment répondre et de gérer seuls les choses », développe Pascal Lainé. Garlann Nizon nuance : « Il suffit de rester naturel et professionnel. Nous ne sommes pas des copains, mais nous sommes là pour discuter si nous sommes sollicités. » Il faut aussi veiller à ne pas laisser cette mission déborder de son temps de travail. « Les promeneurs ne doivent pas se sentir obligés de répondre lorsqu’ils reçoivent un message en dehors de leur créneau horaire », assure Pascal Lainé, qui milite pour fournir un téléphone portable professionnel à chacun « dans un souci de déconnexion et de respect de la vie privée ».
Enfin, le sujet de la radicalisation soulève de nombreux désaccords. A la suite des attentats de novembre 2015, le gouvernement a cité le dispositif des Promeneurs du Net dans son plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme du 9 mai 2016. Daniel Lenoir, directeur de la Cnaf, affiche la même volonté : « Ce mode de prévention primaire est utile pour identifier des personnes fragiles et pour éviter les phénomènes de radicalisation. En Suède, cela a été extrêmement efficace contre les jeunes néonazis. De mémoire, ils ont traité 700 situations de personnes radicalisées sur une petite dizaine d’années. » Un avis partagé par Béatrice Martellière. Pourtant, de nombreux promeneurs rejettent cette dimension sécuritaire : « Nous ne sommes pas des cybergendarmes », se défend Eva Sandou-Vallette. « Evidemment, notre accompagnement permet d’agir et de signaler les éventuelles prémices de dérives. Mais nous faisons exactement le même travail qu’en face-à-face avec un jeune, et prenons en compte toutes les problématiques sociales existantes », complète Pascal Lainé.
Malgré ces quelques difficultés, les Promeneurs du Net ont peu à peu trouvé leur place. Dans bien des cas, ils ont permis d’institutionnaliser une pratique déjà existante. « J’ai accepté que ma structure entre dans ce dispositif, car notre animateur était déjà présent sur les réseaux sociaux – mais sur un compte personnel, ce qui soulevait de nombreux problèmes » –, explique Christelle Petit. Les travailleurs sociaux n’y voient d’ailleurs pas un changement fondamental, mais plutôt une continuité de leur rôle. Tous le soulignent : ce travail en ligne n’a pas vocation à se substituer au face-à-face. « Rien ne remplacera la présence physique, mais ces échanges sont réels et s’intègrent aux missions quotidiennes. Ils nous permettent de prolonger notre action sur le terrain et dans certains territoires qui ont été désertés, conclut Pascal Lainé. La plupart des promeneurs ne quitteraient pour rien au monde cette nouvelle pratique. Nous devons être sur les réseaux sociaux, c’est une évidence, car c’est là que les jeunes sont. » Reste à convaincre l’ensemble des départements français.
• 2008 : Découverte de l’association Fryshuset par Béatrice Martellière.
• 2011 : Voyage d’études en Suède de la Caf de la Manche.
• 2012 : Mise en place du dispositif dans la Manche.
• De 2014 à 2016 : Intégration de trois nouveaux départements : Cher, Morbihan et Ardèche.
• 27 septembre 2016 : Journée nationale des Promeneurs du Net, pour un déploiement dans toute la France.
• 2017 : Environ 70 Caf devraient rejoindre le dispositif.
Le public des Promeneurs du Net peut varier d’un département à l’autre. Le Cher a ouvert le dispositif à un large panel d’organismes : centres sociaux, missions locales, foyers de jeunes travailleurs et structures du médico-social. Ce n’est pas le cas de tous les départements. « Lorsque les collectivités se sont lancées en 2012 dans la Manche, il y a eu un petit loupé : le conseil départemental n’a pas lancé d’appels à projets, contrairement à la CAF. Les structures de protection de l’enfance et liées au handicap, plutôt du ressort du conseil départemental et/ou des ARS, n’ont donc pas encore adhéré », regrette Pascal Lainé. La Manche et les autres départements espèrent s’élargir dès 2017 aux centres spécialisés dans le handicap, la protection de l’enfance et le médico-social. Des acteurs institutionnels, comme la protection judiciaire de la jeunesse et les services de protection de l’enfance, pourraient eux aussi rejoindre l’initiative. « Mais il est plus difficile d’y faire entrer les réseaux sociaux, car il existe des problèmes de confidentialité, de secret professionnel et des postures professionnelles différentes. Le processus est beaucoup plus lourd », souligne Eva Sandou-Vallette. Un nouveau statut, différent de celui de « promeneur », pourrait voir le jour. En Ardèche, Garlann Nizon fait appel à des « référents ». « Ils ne sont pas en contact direct avec les jeunes, mais sont présents en interne pour les promeneurs. Cela peut amener à des collaborations sur le territoire qui n’existent pas aujourd’hui. »