« Bonjour, je suis né sous X en 1979 et j’ai été adopté. Je voudrais savoir comment faire pour retrouver l’identité de ma mère de naissance… » Chaque jour, le Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP) reçoit plusieurs messages de ce type, par courriel ou téléphone(1). La France est l’un des rares pays occidentaux où la loi autorise une mère à ne pas se nommer sur l’acte de naissance de l’enfant. Ainsi, sur environ 800 000 naissances, 600 enfants naissent chaque année sous le secret.
Devant la revendication croissante de certains d’entre eux de connaître leurs origines, la loi du 22 janvier 2002 a maintenu la possibilité d’accoucher sous le secret, mais a créé le CNAOP, qui doit aider tout enfant qui rechercherait sa mère de naissance. « Cette loi est centrée sur un enjeu de santé, afin d’éviter l’accouchement clandestin, l’abandon sauvage ou l’infanticide, décrypte Jean-Pierre Bourély, secrétaire général du CNAOP. Mais c’est aussi une loi d’équilibre : elle reconnaît ce droit à la femme en lui rappelant qu’elle n’est pas seule et que l’enfant aussi a le droit de connaître ses origines. »
Dans les locaux parisiens du CNAOP, la porte de chaque bureau est sécurisée par un digicode. Derrière l’une d’elles, Catherine Lenoir, chargée de mission, épluche un dossier à la recherche d’une information qui permettrait d’identifier une mère. A côté, une autre chargée de mission, Nathalie Imbert, est en conversation téléphonique avec un « enfant » de 50 ans qui liste les questions qu’il souhaiterait poser à sa mère de naissance.
Le CNAOP est composé d’une base parisienne et d’un réseau de correspondants départementaux formés. A Paris, quatre conseillères expertes et quatre chargées de mission instruisent les dossiers. « Nous recevons chaque année 900 demandes, détaille Cécilia Durant, conseillère experte. Nous ne sommes compétents que pour 600 cas, car pour qu’on l’accompagne, il faut que l’enfant ait été adopté ou soit pupille de l’Etat et qu’il soit né dans le secret. » Pour 200 dossiers, l’identification de la mère de naissance est impossible. Les chargées de mission contactent les 400 autres, dont la moitié acceptent de lever le secret. Dans les départements, les correspondants, désignés par le président de chaque conseil départemental, instruisent eux aussi certains dossiers, s’occupent des remises en lien entre la mère et l’enfant et de l’accompagnement des femmes qui souhaitent accoucher sous le secret.
Lors d’un premier entretien téléphonique, les chargées de mission écoutent ce que souhaite le demandeur. La plupart du temps, celui-ci est majeur. Souvent, sa démarche est déclenchée par la mort de ses parents adoptifs ou par le fait qu’il attend lui-même un enfant. « Beaucoup disent vouloir connaître l’identité de la mère de naissance, mais finalement ils veulent surtout comprendre le contexte de leur naissance et les raisons de la décision de cette femme », explique Catherine Lenoir, juriste de formation. Les raisons des femmes qui accouchent dans le secret sont multiples(2). On sait qu’elles sont souvent liées aux relations avec le père de naissance (séparation, violence, adultère) et à une situation économique difficile. S’y ajoute la découverte tardive de la grossesse. Certaines femmes se sentent trop jeunes, craignent le rejet de leur famille ou de leur communauté, ou encore souffrent d’addiction.
« Nous conseillons aux demandeurs d’aller consulter leur dossier d’aide sociale à l’enfance, pour qu’ils se sentent acteurs de leur recherche, qu’ils en apprennent plus sur leur histoire et puissent réfléchir à leur démarche, développe Nathalie Imbert, psychologue de formation. Beaucoup parlent d’une souffrance ou d’un manque qui les habite. Ils veulent en savoir plus sur le point de départ de leur construction. » Les professionnelles rappellent toujours au demandeur qu’une femme qui accouche sous le secret met l’enfant à l’abri à la hauteur de ses moyens : « Ça peut tout changer pour lui de penser qu’il a été confié plutôt qu’abandonné. »
Même si les chargées de mission ont de forts pouvoirs d’investigation, comme le droit de consulter les fichiers de la sécurité sociale, retrouver des indices pour identifier les mères de naissance s’apparente parfois à un travail de détective. Quand celui-ci aboutit, les professionnelles s’assurent que l’état de santé de la femme lui permet d’accueillir la nouvelle et de manifester sa volonté. La prise de contact se fait par courriers types neutres, avec une gradation dans l’insistance. Il faut être prudent pour ne pas bouleverser une famille qui n’est peut-être au courant de rien.
Les professionnels du CNAOP se préparent à faire face à tout type de réaction. « La plupart des femmes savent tout de suite de quoi il s’agit, observe Jean-François Davy, chef du service « adoption » au conseil départemental d’Ille-et-Vilaine et correspondant CNAOP. Certaines sont très contentes, c’est un soulagement. » D’autres refusent d’en parler ou nient, parce qu’elles ont refait leur vie et ont tu leur secret. D’autres, encore, ont besoin de temps et d’être accompagnées dans leur réflexion. « Elles craignent que l’enfant ne les juge, comme cette femme qui était prostituée, poursuit Jean-François Davy, éducateur spécialisé de formation. Parler du vécu très douloureux qui les a amenées à demander le secret prend du temps. Je rassure les femmes en leur disant que l’enfant n’est pas dans une démarche de jugement, mais de compréhension. » Il leur propose aussi un accompagnement psychologique au service « adoption ». Peu l’acceptent.
Au fur et à mesure de la démarche, les professionnels tiennent l’enfant au courant et s’assurent qu’il est prêt à tout entendre – y compris, par exemple, d’être né d’un viol – et qu’il souhaite poursuivre la prise de contact. « On lui rappelle que la mère peut écourter rapidement la conversation, détaille Catherine Lenoir. On le prépare à toutes les possibilités. Puis on recueille les questions qu’il souhaite lui poser, pour se faire son porte-parole le plus fidèlement possible. » Quand elles appellent la mère présumée, les chargées de mission sont dans une posture d’écoute et d’empathie sans jugement : « On leur rappelle qu’on respecte leur choix, mais qu’on est le messager de l’enfant qui souhaite connaître son histoire. L’important, c’est que l’on discute. » La parole se libère peu à peu, parfois au bout d’une conversation de deux heures. Parfois, un travail de recherche d’un an se termine en dix minutes, parce que la femme souhaite ne rien dire. « C’est difficile quand le demandeur a préparé quatre pages de questions pour savoir si elle aime le sport et la musique comme lui, ou s’ils sont d’origine tunisienne ou marocaine », reconnaît Catherine Lenoir. Elle essaie alors de recueillir toute information que la femme voudra bien donner, sans parler de son identité. L’autre difficulté, c’est la procédure qui oblige les chargées de mission à demander à une mère qui refuse de lever le secret si cela vaudra aussi après son décès : « C’est une question tellement intime mais qui vient si rapidement… »
Certains demandeurs se plaignent de la lenteur du processus, du côté irrévocable du coup de téléphone, ou parfois se sentent dépossédés d’une instruction qu’ils ne mènent pas eux-mêmes. « C’est vrai que les demandeurs doivent nous faire confiance et accepter que l’on tempère », reconnaissent les professionnels. « Chez certains enfants, il existe une telle souffrance que se crée l’idée que la mère est débitrice ou qu’il faut la retrouver, peu importe son avis et les conséquences de cette intrusion, décrit Jean-Pierre Bourély. Nous, nous instruisons dans la déontologie et le respect. »
La reprise de liens peut prendre plusieurs formes : une rencontre, anonyme ou pas, un coup de fil avec des numéros masqués, un échange de lettres. « Dans ce processus, j’essaie d’insuffler du temps et des mots, explique Jean-François Davy, pour que les éventuelles retrouvailles ne nient pas ce qui s’est passé. Il faut apprendre à reconstruire le lien avec cela. » Peu instaurent ensuite une relation durable. « Mais peu importe, pense Catherine Lenoir. Cela correspond à une étape qui apaise les enfants, parfois les mères, et leur permet de rebondir vers autre chose. »
Les professionnels du CNAOP n’aident pas seulement les enfants à retrouver des informations. Ils encouragent aussi les femmes à en laisser. Appelé par les établissements de santé, le correspondant départemental rencontre à la maternité toute mère qui accouche sous le secret. Il lui explique ses droits, y compris la possibilité de se rétracter, les aides possibles, le devenir de l’enfant, et renseigne avec elle un questionnaire que l’enfant pourra consulter plus tard. Elle peut laisser ouvertement son identité ou l’écrire dans un pli fermé : si l’enfant s’adresse au CNAOP, celui-ci la contactera pour savoir si elle souhaite lever le secret. Elle peut aussi laisser des renseignements non identifiants sur son apparence, sa santé ou les raisons de son choix.
« C’est un moment court mais crucial pour l’enfant et pour la femme, souligne Nathalie Imbert. Cela permet à celle-ci de poser des mots sur cette partie de son histoire dont elle ne parlera peut-être plus. » La femme est responsabilisée : c’est sa parole qui sera consignée. Alors que dans d’anciens dossiers, on lit beaucoup de jugements de valeur comme : « la mère est demeurée », ou : « elle est petite et débile profonde ».
En Ille-et-Vilaine, l’accompagnement des femmes accouchant sous le secret est spécifique : elles voient d’abord le service d’accompagnement des femmes enceintes en difficulté (SAFED) rattaché à la protection maternelle et infantile (PMI) du département, une équipe pluridisciplinaire disponible sept jours sur sept. « On rencontre directement à la maternité celles qui, souvent isolées et dans le déni, ne sont pas venues vers le soin avant, décrit Anne Faligot, responsable du SAFED et chef du service PMI « parentalité ». Le mieux est de pouvoir accompagner les femmes en amont, quand elles sont orientées vers nous après qu’elles ont évoqué leur projet à un acteur social ou dans le cadre du suivi médical de la grossesse. » Les femmes enceintes peuvent rencontrer la sage-femme ou la psychologue du SAFED ou l’une des deux assistantes sociales, qui leur rappelle leurs possibilités, leurs droits et comment sera construite la confidentialité autour d’elles. « Elles sont souvent dans l’émotion, en conflit avec leur famille ou dans l’angoisse de devoir décider vite, détaille Françoise Le Devéhat, assistante de service social au SAFED. Nous leur rappelons que la loi leur donne le droit d’avoir cet espace de réflexion, ce n’est pas une transgression. » Les assistantes sociales abordent aussi les aspects concrets de la grossesse : le département peut prendre financièrement en charge les examens de santé. « Nous les informons, par exemple, que si elles demandent des indemnités journalières, il y aura des conséquences sur le plan de la discrétion. L’informatisation des procédures laisse des traces. » L’équipe aide les femmes à comprendre ce qu’implique, y compris à long terme, la volonté de secret.
Les professionnelles travaillent également la dimension familiale autour de la femme : le père est-il au courant de la grossesse et de sa décision ? « Même quand un couple semble d’accord, je les reçois séparément pour qu’ils s’expriment librement, avec leurs mots et leurs questions », décrit Anne Faligot. Malgré ses efforts, l’équipe se sent parfois désarmée face à des jeunes femmes qui semblent très influencées par leurs parents ou par un conjoint qui disparaît rapidement. « On a l’impression que la femme vit un conflit de choix qu’elle ne s’autorise pas à formuler. Puis on ne la revoit plus », expliquent les assistantes sociales. La sage-femme insiste sur le fait que les femmes font un choix respectable et qui leur appartient, mais que l’enfant existe bien. Si elles ne veulent pas de lien avec lui, elles ont tout de même la responsabilité d’en prendre soin. Au fur et à mesure de l’accompagnement, une partie des femmes décident de garder et de reconnaître l’enfant.
En Ille-et-Vilaine, un protocole prévoit qu’à la maternité le bébé ne soit pas mis sur le ventre de la femme après l’accouchement et ne partage pas sa chambre. « Les femmes ont nommé le désir de ne pas être chargées de cet enfant, explique Françoise Le Devéhat. Il faut respecter ce choix sans l’influencer. » A la demande de la femme, le SAFED peut lui faire rencontrer l’enfant. La psychologue de l’équipe se déplace à la maternité, « car un espace psychique s’ouvre à ce moment et se referme très vite ». En tant que correspondante CNAOP suppléante, Anne Faligot invite la femme à réfléchir aux informations qu’elle voudra laisser : « On essaie de faire la différence entre son vécu du moment et l’intérêt de l’enfant à lire telle ou telle information, dans vingt ans. »
Le but du SAFED est de permettre à la femme de vivre ce moment de la manière la moins traumatisante possible, de l’aider à retrouver une sérénité pour envisager l’avenir, et au bébé d’être le mieux accueilli possible. A différents moments, l’équipe va parler au bébé et lui expliquer la situation de manière chaleureuse et apaisante. « On valorise aussi tout ce qu’une femme a fait pour ce bébé, alors qu’elle choisit de ne pas être sa mère », ajoute le SAFED. Le plus dur, pour l’équipe, est d’assister à des passages éclairs de femmes épuisées et sidérées, qui accouchent et confient leur enfant en moins de vingt-quatre heures, ou de les voir parfois repartir en laissant un dossier complètement vide, sans aucune chance pour l’enfant d’en savoir plus sur ses origines.
Le CNAOP a mis au point un protocole et un guide de bonnes pratiques afin que tout établissement de santé puisse réagir au mieux en cas d’accouchement sous le secret. Car de la façon dont une femme est accueillie dépend ce qu’elle laissera pour l’enfant dans le dossier. « On travaille avec les réseaux de périnatalité pour former les personnels de santé, souligne Catherine Lenoir. Comme ces cas sont rares, on comprend qu’ils puissent paniquer par manque d’habitude. » En effet, accueillir ces femmes est atypique pour les soignants. « Habituellement, on leur demande de favoriser le lien immédiat entre la mère et l’enfant, alors qu’ici ils doivent favoriser l’espace de réflexion », souligne Françoise Le Devéhat. Il faut aussi déconstruire les préjugés des soignants, qui ont beaucoup d’inquiétudes sur le devenir de l’enfant et parfois trop de curiosité. « On travaille avec la femme sur ce qu’elle veut dire ou pas, et sur ce qu’elle veut savoir ou pas – connaître le sexe de l’enfant, voir son visage… »
Dans toutes leurs missions, l’intérêt du CNAOP, de ses correspondants et du SAFED, à Rennes, est de faire office de tiers. « Sans accompagnement, la recherche par un enfant de sa mère de naissance, ou vice versa, peut être excessivement violente pour tout le monde », estime Nathalie Parent, présidente de la fédération Enfance et familles d’adoption, pour qui le CNAOP, dans son travail de mise en relation, pourrait davantage intégrer les méthodes de la médiation familiale. Elle aimerait aussi que ses missions soient élargies et concernent toutes les personnes adoptées. Difficile à envisager, avec une équipe déjà trop réduite par rapport au nombre de dossiers à traiter… Selon la présidente, la loi devrait obliger les femmes qui accouchent sous le secret à laisser leur identité sous pli fermé. Jean-Pierre Bourély remarque : « C’est étonnant, mais, depuis 2002, le choix d’une mère sur deux de ne pas lever le secret est une constante. C’est significatif. » Pour le SAFED, la possibilité du secret garantit à l’enfant d’être accueilli dans la sécurité et la bienveillance : « Pour certaines femmes, c’est justement parce qu’elles n’y sont pas contraintes qu’elles vont finalement construire un lien avec l’enfant. »
(1)
(2) « Etude sur les mères de naissance qui demandent le secret de leur identité lors de leur accouchement », Catherine Villeneuve-Gokalp (INED, 2010).