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« Il s’agit d’observer le monde social à travers la façon dont s’organisent le féminin et le masculin »

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La question du genre a été au cœur de divers débats ces dernières années : mariage pour tous, ABCD de l’égalité… Mais loin de la présentation schématique qui en est souvent faite, le genre apparaît comme une notion transverse à l’ensemble des sciences sociales, et même au-delà. Les explications de la sociologue Juliette Rennes, qui a coordonné l’« Encyclopédie critique du genre ».
Pour quelles raisons la question du genre suscite-t-elle des réactions aussi vives ?

C’est consubstantiel au fait qu’il s’agit d’une question à la fois scientifique et politique, comme c’est le cas dans de nombreux domaines des sciences sociales. Travailler sur le genre, c’est interroger la dimension sociale de l’organisation des relations entre les sexes. Ces travaux révèlent la dimension arbitraire, non naturelle, des privilèges masculins. Il n’est donc pas étonnant que cette question rencontre une résistance. Si tout le monde avait intérêt à l’égalité des sexes, il y a longtemps que celle-ci serait devenue une réalité. Toutefois, cette résistance ne peut pas vraiment s’énoncer en tant que telle, dans la mesure où l’égalité est censée faire consensus dans notre société. Les attaques contre la notion de « genre » prennent donc des chemins détournés. On remet en cause, par exemple, la scientificité des études qui lui sont consacrées, on pointe leur caractère idéologique… Poser la question du genre a évidemment des implications politiques, mais les méthodes d’enquête mobilisées dans les études de genre sont celles utilisées dans les autres domaines des sciences sociales, où elles sont beaucoup plus rarement contestées.

Etudes de genre ou sur le genre, théorie du genre, études féministes ou LGBT… Toutes ces déNominations sont-elles équivalentes ?

Elles correspondent à des focales un peu différentes. Ainsi, entre « études de genre » et « études sur le genre », il existe une nuance. Dans le premier cas, on évoque le genre comme cadre d’analyse. C’est d’ailleurs celui dans lequel nous avons conçu cette encyclopédie. Il s’agit d’observer le monde social à travers la façon dont s’organisent le féminin et le masculin. En revanche, quand on parle d’« études sur le genre », il s’agit plutôt du genre en tant qu’objet de recherche. Les « études féministes », de leur côté, remontent à la fin des années 1970. A cette époque, des chercheuses, qui n’employaient pas encore le terme « genre », ont commencé à montrer comment les travaux de référence en sciences sociales privilégiaient un point de vue « androcentré », aveugle à l’expérience des femmes et aux rapports sociaux de sexe, qu’elles se donnaient pour tâche de révéler. Les « études gays et lesbiennes » se sont développées parallèlement en s’enracinant dans les mouvements de libération homosexuels des années 1970. Elles sont devenues plus visibles dans le contexte de l’épidémie du sida, au cours des années 1980, puis des débats sur le PACS à la fin des années 1990. Quant à la terminologie « théorie du genre », elle est souvent employée dans un sens péjoratif, notamment par les mouvements de la droite catholique hostiles à la mise en œuvre de l’ABCD de l’égalité dans les écoles ou à la loi sur le mariage pour tous. De leur point de vue, le genre est une « théorie » au sens d’une élucubration sans fondement empirique. En réalité, la théorisation des rapports de genre et des sexualités a toujours été indissociable d’enquêtes sociologiques, historiques, anthropologiques, linguistiques, biomédicales…

D’où vient la notion de « genre » ?

Au sens grammatical, ce mot existe depuis longtemps dans la langue française, mais il n’a pris son sens sociologique que récemment. En 1972, l’ouvrage Sex, Gender and Society de la sociologue Ann Oakley, publié aux Etats-Unis, a été l’une des premières théorisations de la différence entre le sexe biologique et les rôles sociaux. Son travail a ensuite été prolongé et discuté au cours des décennies suivantes. En France, cette notion s’est largement diffusée à partir des années 2000, comme en attestent de nombreux articles et thèses publiés alors. Si le terme « genre » est venu du monde anglo-saxon, les médias ont souvent confondu l’importation de la notion elle-même avec celle du champ de recherche qu’elle désigne. Or, au sein des universités françaises, ce domaine est largement antérieur à la diffusion du terme. L’intérêt de celui-ci est de fédérer tout un ensemble de travaux sous une dénomination unique et de condenser en un mot ce qu’il fallait auparavant définir par des périphrases. Aujourd’hui, on peut dire que les travaux sur le genre consistent à étudier les relations concrètes entre les sexes et les normes qui les régissent, mais aussi la dimension symbolique du féminin et du masculin dans l’ensemble des sociétés.

Quel était l’objectif de cette encyclopédie ?

Nous ne souhaitions pas établir un panorama exhaustif de quarante années de recherches sur le genre. De nombreux ouvrages le font déjà par disciplines. Il est plus rare, en revanche, d’aborder cette question de façon transversale en prenant en compte les sciences sociales dans leur ensemble. Nous souhaitions évoquer les travaux les plus récents pour montrer ce qui avait changé, quelles étaient les reconfigurations en cours. C’est pour cette raison que l’ouvrage comporte un certain nombre d’entrées qui peuvent paraître étonnantes, comme « Animal », « Technologie », « Cyborg »…

Comment avez-vous retenu ces 66 thèmes ?

Avec l’équipe scientifique de l’encyclopédie(1), nous sommes partis d’une liste très large de domaines de recherche renouvelés par les études de genre et des concepts qui y sont associés. Puis nous avons progressivement restreint cette liste à des problématiques transversales à ces différents domaines. Par exemple, au lieu de créer une entrée « Masculinité », nous avons proposé une entrée « Corps légitime », qui inclut les travaux sur la masculinité et la virilité, mais aussi sur d’autres dimensions et conceptualisations de la domination, liées par exemple au statut social ou à l’apparence physique. Dans l’encyclopédie, 15 disciplines sont représentées, avec une majorité de sociologues, d’anthropologues et d’historiens. Nous avons parfois constitué des binômes entre spécialistes de différentes disciplines. Par exemple, dans l’entrée sur les fluides corporels, une historienne et une anthropologue ont croisé leurs approches, la première sur la façon dont on pensait les différences entre les sexes au XVIIe siècle à travers les humeurs corporelles, et la seconde sur la symbolique du sang et du sperme dans des sociétés contemporaines.

Vous abordez trois grands thèmes : le corps, la sexualité et les rapports sociaux. Pourquoi ces fils conducteurs ?

Ils permettent d’appréhender différentes dimensions de l’état actuel des recherches sur le genre. Ainsi, sur la question du corps, qui n’est évidemment pas nouvelle dans les études de genre, des travaux récents ont montré comment des normes de genre tendent à produire des corps qui ont l’air objectivement et naturellement différents. Les caractères sexuels dits « secondaires » tels que la voix, la taille ou la corpulence sont largement le résultat de processus sociaux, comme le montrent les chercheurs en charge de ces chapitres dans l’encyclopédie.

Le deuxième grand thème est celui de la sexualité ou des sexualités…

Il s’est produit ces quinze dernières années une rencontre entre les travaux sur les discriminations subies par les minorités sexuelles, les études de genre et les enquêtes sur la sexualité. Les enquêtes sur les pratiques sexuelles ont, par exemple, incorporé progressivement la question des violences conjugales et sexuelles telle qu’elle est travaillée dans les études de genre. Elles ont aussi incorporé les problématiques sur la dissociation entre identité de genre et pratiques sexuelles. C’est un lieu commun de dire qu’un homme efféminé est homosexuel, mais en réalité, l’identité de genre doit être pensée de façon indépendante de l’objet du désir, comme l’ont montré les travaux sur les transsexuels et les transgenres. Quant au choix du troisième axe de l’encyclopédie, la question des « rapports sociaux », il s’agissait de mettre en lumière une autre tendance contemporaine des recherches qui consiste à poser systématiquement la question de l’articulation des rapports de genre avec d’autres dimensions des rapports sociaux. En clair, une femme blanche, diplômée et de classe moyenne peut avoir simultanément des désavantages liés à son sexe et des privilèges liés à son statut social et à sa couleur de peau. Le genre est toujours pris dans le contexte multidimensionnel des rapports sociaux. Cette analyse « imbriquée » ou « intersectionnelle » s’est d’abord développée dans les travaux sur les groupes dominés, notamment les femmes immigrées, mais elle est de plus en plus mobilisée pour analyser de quelle manière s’articulent les privilèges des groupes dominants.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

La sociologue Juliette Rennes est enseignante-chercheuse à l’EHESS. Avec Mathieu Trachman, elle coordonne le master « genre, politique et sexualités ». Elle a dirigé l’Encyclopédie critique du genre (éd. La Découverte, 2016).

Notes

(1) Catherine Achin, Armelle Andro, Laure Bereni, Alexandre Jaunait, Luca Greco, Rose-Marie Lagrave et Gianfranco Rebucini.

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