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« La plateforme de services, révolution ou continuité ? »

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S’il est nécessaire de faire évoluer les établissements vers un modèle de plateforme de services, il ne s’agit pas de faire table rase de l’existant. Il faut réussir à penser de nouvelles configurations organisationnelles tout en continuant à faire institution, défend Francis Batifoulier, consultant formateur(1).

« Tribune et interview récentes dans les ASH(2) invitent à dépasser le concept d’« établissement » pour instaurer des plateformes de services, définies par Jean-René Loubat comme des entités cohérentes, possédant un statut unique, regroupant, pilotant et coordonnant divers services complémentaires afin d’accompagner dans leurs parcours respectifs des destinataires communs.

L’enjeu ne peut être, selon lui, de prolonger simplement un mode d’organisation traditionnel, en l’amendant éventuellement, mais bien d’en concevoir un radicalement nouveau au motif que l’amélioration ne ferait que prolonger la vie du système, alors qu’il faudrait en changer.

La plateforme suppose une révolution galiléenne qui veut que l’opérateur se centre sur les besoins des personnes, leurs projets de vie au lieu de leur demander de s’intégrer dans le fonctionnement d’institutions éducatives ou thérapeutiques, d’où la désinstitutionnalisation.

L’enjeu énoncé de raisonner en termes de parcours de vie et d’adaptation des réponses aux besoins évolutifs des personnes et non plus de places ne nous semble pas discutable. Ce qui, à notre sens, fait débat, c’est la nature du changement à opérer, sa caractérisation et la définition des modalités de sa mise en œuvre.

Notre pratique de direction et d’accompagnement des associations et des établissements et services nous amène à penser que le basculement tant des représentations, des pratiques que de l’organisation ne sera positivement réalisé que si les dirigeants veulent bien intégrer dans leur réflexion sur la conduite du changement ces questionnements :

→ Même si le modèle de la plateforme de services semble aujourd’hui le plus opératoire, les dirigeants, forts des expériences antérieures (par exemple, la généralisation du modèle des pôles dont on mesure aujourd’hui les limites en termes de synergie), seraient bien avertis de prendre en compte l’analyse de François Dupuy(3) selon lequel dès qu’apparaît sur le marché du management une nouvelle façon de faire, “elle s’impose à tous sans plus de réflexions. Non seulement on ne réfléchit pas plus avant au bien-fondé de ces nouveaux principes d’action et à leurs éventuels effets induits, mais… on fait comme si rien n’avait existé avant dont on aurait pu tirer quelques expériences utiles.

→ Contrairement à nos établissements et à leurs murs, la plateforme de services peut présenter un côté hors-sol : à quoi il nous sera répondu que c’est le domicile de l’usager qui devient le centre de gravité de l’intervention. C’est juste, mais il ne faut pas négliger le fait que des personnes vulnérables auront encore besoin de lieux où l’on peut « habiter »(4). Il nous semble donc nécessaire que demeurent des établissements, si possible de petite taille, car leur suppression équivaudrait au déni des besoins d’un certain nombre de personnes en souffrance. C’est un « devoir d’humanité », nous rappelle Alfredo Zenoni(5).

→ La mise en place de plateformes de services relève-t-elle de l’inédit ? S’agit-il de faire table rase de l’existant ?

Construire plutôt que rompre

Ce point n’est pas négligeable, car si c’est le scénario de rupture qui est d’actualité, il va falloir le mettre en œuvre dans un contexte global caractérisé par l’incertitude. Le secteur social et médico-social est sujet à de profonds remaniements qui génèrent chez de nombreux professionnels un sentiment d’insécurité sur l’avenir, une difficulté à donner du sens à ce qui se métamorphose et à faire confiance à ceux qui sont censés mener vers de nouveaux caps.

Ici peut-être n’est-il pas inutile d’entendre certaines mises en garde. Par exemple, celle de Jean Oury(6), selon lequel il est impossible “d’instituer une structure quelconque sans tenir compte de ce qui est déjà là. Nous ne croyons pas à la création pure et simple de l’institution construction nouvelle […]” ou encore celle de Georges Gaillard(7), pour lequel “la crise qui secoue actuellement nombre d’institutions est bien souvent précipitée par les mutations organisationnelles auxquelles elles sont confrontées […]. Ces transformations démutisent ce qui dans une organisation antérieure avait trouvé à se stabiliser. Or c’est la constitution d’un fond suffisamment silencieux qui autorise une centration sur la tâche primaire […]”.

Ne faut-il donc pas plutôt penser le changement comme un processus permanent de déconstruction-reconstruction en considérant que les plateformes de services existent déjà au moins sous forme d’ébauches – par exemple, dans le cadre du “dispositif ITEP”, dans certaines maisons d’enfants ou dans le secteur de personnes âgées(8) –, ce qui signifierait que l’on est plus dans la construction d’un processus que dans un scénario de rupture. Cette option n’a pas les mêmes implications tant en termes organisationnels que de gestion des ressources humaines.

La place du dirigeant, dans cette configuration, n’est pas de conduire le changement à marche forcée en méconnaissant l’histoire institutionnelle et les cultures professionnelles ; ce n’est pas de faire table rase de l’existant, mais d’accompagner, de manière déterminée, mais aussi attentive et subtile, la nécessaire recomposition des représentations, postures et pratiques professionnelles qui ne correspondent plus aux attentes et aux besoins des personnes accompagnées. Il faudra mener cette opération de manière à ce que l’inédit puisse prendre sens en s’intégrant dans un récit institutionnel et en garantissant la permanence d’un fond suffisamment silencieux, pour reprendre les termes de Georges Gaillard.

S’inscrire dans une continuité conséquente ne contraint pas les dirigeants à renoncer, dans certaines séquences de la vie institutionnelle, à prendre des décisions venant introduire de l’inédit par rapport aux habitudes institutionnelles. La nécessité de procéder à des changements majeurs conduit à penser à nouveau la tension coconstruction-décision. Certes, on peut considérer que changer une organisation, c’est mettre les acteurs dans un contexte dans lequel ils trouveront des solutions différentes de celles qu’ils ont adoptées dans le contexte présent, comme nous y invite François Dupuy ; toutefois, l’expérience de la direction atteste que de nombreux paramètres individuels et collectifs font obstacle au processus de déconstruction-reconstruction, car ce dernier remet en cause les positions acquises, les conforts construits dans la durée, les assurances sécurisantes. Tout ne peut être coconstruit quand il faut procéder à de profondes transformations des fonctionnements individuels et collectifs, ce qui renvoie à la nécessité de la décision portée par un acteur garant de l’intérêt général et du dépassement des intérêts particuliers. Le directeur ou directeur général est alors en situation d’exercer son pouvoir arbitral qui ne dérivera pas en pouvoir arbitraire, s’il est bordé en amont par un conseil d’administration proactif et en aval par des espaces collectifs de délibération et de coconstruction, dont le fonctionnement et le périmètre ont été clairement définis. Cela implique une lisibilité institutionnelle qui n’est pas toujours acquise.

Si l’on ne veut pas que les bouleversements institutionnels démutisent ce qui jusque-là était contenu, ce qui dans une organisation antérieure avait trouvé à se stabiliser, il va donc falloir s’inscrire dans un processus de désinstitutionnalisation-réinstitutionnalisation.

Pour une « praxis instituante »

Pour ce faire, il convient de construire en équipe de direction une démarche stratégique de conduite du changement, volontaire et organisée, mais ne négligeant pas l’histoire de l’institution, les traumas qui l’ont émaillée, la généalogie institutionnelle et ses inévitables ruptures, le projet d’humanité à l’origine de l’association et sa déclinaison éthico-politique du moment. De même que devront être pris en compte la pérennité de la poussée instituante des commencements ou sa panne provisoire (ou définitive), ainsi que l’ensemble des valeurs et des usages partagés par l’ensemble du groupe.

C’est à ces conditions que le risque d’un « managérialisme » dévastateur pourra être conjuré.

Le défi est de bien penser la mise en œuvre de nouvelles organisations et de nouvelles pratiques dans le cadre d’une “praxis instituante(9). En d’autres termes, la question princeps qui occupera les dirigeants dans les années qui viennent sera la suivante : comment faire advenir de nouvelles configurations organisationnelles et de nouvelles pratiques, garantissant le recentrage sur la personne et son parcours, tout en continuant à faire institution ? »

Contact : contact@francisbatifoulier.com

Notes

(1) Avec la participation de François Noble, directeur de l’Association nationale des cadres du social.

(2) Voir la tribune libre de Jean-René Loubat dans les ASH n° 2979 du 14-10-16, p. 28 et l’interview de Marie-Aline Bloch, dans les ASH n° 2983 du 11-11-16, p. 20. A noter également la tribune libre critique d’Hassan T’Ber dans les ASH n° 2988 du 16-12-16, p. 28.

(3) La faillite de la pensée managériale. Lost in management. Vol . 2 – Ed. du Seuil, 2014.

(4) Voir la tribune libre « La société au prisme de “l’habiter” en institution » de Denis Decourchelle dans les ASH n° 2984 du 18-11-16, p. 32.

(5) L’autre pratique clinique, psychanalyse et institution thérapeutique – Ed. érès, 2009.

(6) Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle – Ed. du Champ social, 2003 – Cité par Jean-Pierre Hardy dans Concevoir des plateformes de services en action sociale et médico-sociale – Ouvrage collectif – Ed. Dunod, 2016.

(7) « Tensions dans les institutions, généalogie, déliaison et emprise gestionnaire » – Actes de la journée régionale du 16 novembre 2012 du CREAI PACA et Corse à l’IRTS de Marseille.

(8) Voir l’interview de Marie-Aline Bloch précédemment citée.

(9) Formule extraite de l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval : Commun. Essai sur la révolution du XXIe siècle – Ed. La Découverte, 2015 – Reprise par Jean-Pierre Hardy dans Concevoir des plateformes de services en action sociale et médico-sociale – Ouvrage collectif – Ed. Dunod, 2016.

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