« La première fois que j’ai visité l’établissement, je me suis dit que le personnel avait beaucoup de courage de venir travailler aussi haut, aussi loin et dans un climat aussi rude. » Pourtant, peu de temps après, Djamel Bouhouhou a pris la direction du centre Louis-Defond, à Salagosse (Gard) et poursuit, depuis cinq ans, sa mission dans ce hameau acheté dans les années 1950 par l’association des Amis de Tatihou. Comme ce CEP isolé dans les Cévennes, nombreux sont les établissements que les GPS ont du mal à localiser, où le réseau téléphonique est mauvais et la connexion Internet encore plus compliquée. Des structures situées à près d’une heure d’un centre-ville ou accessibles uniquement par bateau, qui bénéficient, certes, d’un cadre magnifique et d’un air pur, mais pour lesquelles les contraintes sont de plus en plus pesantes.
Etablir ces dispositifs « loin de tout » est, dans un grand nombre de cas, une volonté associative. A l’instar du CER Etang-Vergy de l’association Acodège, installé dans une bâtisse sur les routes sinueuses de la Côte-d’Or ; ou du centre maternel public de Mondrepuis (Aisne), un château situé au bord d’une route départementale de l’Aisne ; ou encore de la MECS Le Barbaz de l’association Altacan, ancien lieu de vie créé par des militants dans les années 1970 dans une ferme des montagnes iséroises, à 5 km du moindre commerce et rattaché au bourg de Crêts-en-Belledonne.
Souvent, venir prendre la tête de ces structures isolées est aussi un choix personnel des directeurs. « Je n’ai jamais vécu sur une île et j’avais envie de découvrir une façon de vivre différente. Surtout, le projet de reconstruction de l’établissement m’intéressait, avec toutes les complications engendrées par notre situation géographique », explique Françoise Bruneaud, qui a pris en janvier la direction du pôle santé de Belle-Ile-en-Mer (Morbihan) – lequel comprend, entre autres, un FAM, des lits d’EHPAD et un SSIAD. Originaire de Moselle, Djamel Bouhouhou avait « pour projet de s’installer dans le Sud ». Directrice de l’EHPAD public de l’île de Groix (Morbihan), au large des côtes sud de la Bretagne, Raphaële Leblanc a quitté la Côte d’Azur l’an dernier pour se rapprocher de sa région d’origine. Quant à Matthieu Sugier, qui dirige la MECS Le Barbaz, il connaissait l’établissement pour y avoir travaillé en tant qu’éducateur pendant sept ans avant d’y revenir en 2014 après le départ du directeur historique : « Le projet, qui reste atypique, me plaît particulièrement, tout comme la qualité de vie au travail et la liberté d’action. »
« Certes, nos résidents sont lourdement handicapés et passent plus de temps en salle Snoezelen qu’au restaurant en ville, mais le moindre déplacement médical ou social mobilise deux membres de mon équipe pendant au moins trois heures », pointe Sophie Craske, directrice de la MAS d’Azun de l’APF, à Arrens-Marsous, bourgade de 800 habitants perchée dans les Hautes-Pyrénées. Pour les directeurs des établissements isolés, véhiculer les résidents reste la problématique numéro un. A la MECS Le Barbaz, les éducateurs passent une bonne partie de leur journée à transporter les 11 jeunes au village voisin soit pour l’école, soit pour des loisirs, un peu plus loin pour le collège et le lycée technique, et même jusqu’à Grenoble (quarante-cinq minutes de route) pour une formation. « Un temps de route qui suscite des échanges individuels intéressants sur le plan éducatif, souligne Matthieu Sugier, qui reconnaît que cela représente « une organisation et un budget » : « L’institution a trois véhicules équipés de pneus neige dont l’entretien annuel, hors essence, s’élève à 5 000 € par an. » Quant au centre Louis-Defond, il a investi dans deux Trafic qui servent de navettes, en plus des dix véhicules de service, pour transporter les 40 garçons accueillis vers les clubs de football, d’échec ou de badminton des villes les plus proches, mais aussi en formation(1). Un ballet de voitures qui ne cesse que lorsque la météo empêche les déplacements : « Les services de la voirie viennent déneiger, mais à 750 m d’altitude, il est arrivé une fois ou deux que nous soyons coincés », témoigne Djamel Bouhouhou.
Au centre maternel de Mondrepuis, Sébastien Bridier, cadre socio-éducatif, a innové depuis sa prise de fonction en 2014 : « Il me semblait important de travailler l’autonomie des résidentes. Comme il n’y a aucun moyen de transport public, on a imaginé un système de navette, trois fois par semaine, qui dépose les jeunes mères à Hirson, à 3 km du château. Départ à 13 h 30, retour à 17 h 30. La seule contrainte est de s’inscrire à l’avance. Cela s’ajoute, bien entendu, aux déplacements individuels organisés par les travailleurs sociaux pour les démarches. »
Sur Groix et Belle-Ile-en-Mer, ce ne sont pas les distances en kilomètres qui sont contraignantes – les ESMS sont situés à proximité des commerces et de la vie locale –, mais celles en milles nautiques. « Professionnellement parlant, les difficultés rencontrées en tant que directrice d’EHPAD sont les mêmes qu’ailleurs, mais il y a beaucoup d’éléments à prendre en compte qu’on ne mesure pas quand on est sur le continent, reconnaît Raphaële Leblanc, directrice de l’établissement groisillon. Il y a d’abord une notion du temps un peu différente puisqu’il faut tenir compte des horaires des bateaux. Pour tout ce qui est matériel, fourniture ou alimentation, l’acheminement se fait depuis Lorient, ce qui génère des frais. Pareil dès qu’on a un problème de maintenance. Je dois donc jongler avec des lignes budgétaires qu’un autre EHPAD n’aura pas. » Sa consœur de Belle-Ile-en-Mer renchérit : « Nous sommes à quarante-cinq minutes en bateau de Vannes. S’il y a une urgence médicale, les résidents doivent être pris en charge par hélicoptère ou vedette maritime, en mobilisant les pompiers et des membres du personnel. » Enfin, la question des conditions météorologiques se pose régulièrement. Une tempête, et les liaisons sont perturbées, voire interrompues. « Si je dois me rendre à une réunion sur le continent, si je veux partir en week-end, ce n’est pas toujours possible, il faut prévoir des plans B, fait valoir Françoise Bruneaud. Mais c’est intéressant, ça met du piment dans la vie ! »
Ce que la directrice belliloise doit pouvoir prévoir aussi, ce sont les remplacements en cas d’absentéisme. « Il est impossible de trouver quelqu’un au débotté. De plus, en raison du coût des logements sur l’île, le personnel est une denrée rare. » Raphaële Leblanc confirme : « Les postes à temps partiel comme ceux de psychologue ou d’ergothérapeute sont compliqués à pourvoir, mais nous puisons nos infirmiers, aides-soignants, aides médico-psychologiques et auxiliaires de vie parmi les habitants de l’île de Groix. Et comme nous ne recevons pas de CV tous les jours, notre intérêt est de faire monter le personnel en compétences. » La quasi-totalité des managers est confrontée à ces problèmes de recrutement. « J’ai des difficultés à trouver des professionnels formés à proximité, et du mal à garder sur le long terme des éducateurs qui vivent à Grenoble », confirme Matthieu Sugier, de la MECS Le Barbaz. Il a néanmoins la chance d’avoir une équipe stable – aucun turn-over depuis quatre ans – dont certains travailleurs sociaux présents depuis trente ans…
« Certes, l’environnement est magnifique, mais cela ne suffit pas pour retenir des éducateurs qui travaillent au CER plusieurs années. Non seulement le public (sept mineurs délinquants par session) est difficile, mais l’éloignement est fatigant : aller au cinéma ou amener un jeune chez un médecin, ce sont des allers-retours permanents à Dijon, à trois quarts d’heure de route au milieu des collines. Et quand ils le déposent en stage et que, deux heures plus tard, le patron appelle pour dire que ça ne va pas, il faut retourner le chercher… », décrit Frédérique Serveille. Aussi la directrice du pôle social de l’Acodège, qui a pris la direction du CER Etang-Vergy en octobre dernier, a-t-elle décidé d’écrire un courrier à tous les salariés de l’association, envoyé avec leur feuille de paie, pour encourager la mobilité interne. « Une lettre qui m’engage à autoriser l’éducateur à repartir dans son établissement d’origine si la mission ne lui convient pas. » Sophie Craske, quant à elle, a mis en place un travail conséquent avec les instituts de formation. La MAS d’Azun accueille de nombreux stagiaires, signe des contrats uniques d’insertion associés à des parcours professionnels, travaille de près avec la mission locale et la maison de la solidarité, pour inciter les professionnels à venir malgré l’éloignement.
En août 2010, le jour de son arrivée au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire) pour diriger l’ACI Pause Café rattaché à l’Armée du salut, Daniel Sansonnetti n’a pas été surpris que son nom soit déjà connu de tous. « Tout se sait en milieu rural, et il faut faire avec », sourit-il aujourd’hui. S’il a su, grâce au football, se constituer un réseau de connaissances en dehors du contexte professionnel dans ce bourg de 2 600 habitants perché dans le Massif central, ce Marseillais d’origine explique que certaines choses sont à savoir quand on arrive dans un tel lieu : « Ici, nous avons un Intermarché et un Spar. Il faut absolument se fournir auprès de chacun en alternance. Pareil pour les deux boulangeries, on doit faire fonctionner le commerce, sous peine de se mettre les gens à dos. »
A Belle-Ile-en-Mer, la situation est similaire : « Pour les marchés publics, je suis obligée de traiter en local. Pour le pain, il n’est pas question de le faire venir du continent… », admet Françoise Bruneaud. Cet esprit communautariste, nombreux le ressentent et doivent adapter leur management pour y faire face. A commencer par Sophie Craske, directrice de la MAS d’Azun. « Il y a du bon à ce que tout le monde se connaisse : on perçoit une grande bienveillance de la part des gens du village à l’égard de nos résidents et il règne une belle solidarité, d’autant que de nombreux salariés vivent à Arrens-Marsous. Mais cette proximité génère un esprit de clan que je dois prendre en compte. » Avec le FAM, l’ESAT et le foyer d’hébergement à proximité, l’APF est le principal employeur de la vallée. Des familles entières travaillent dans ces structures. Cela a forcément un impact en termes de ressources humaines. « Tout ce qui touche à un salarié, en positif ou en négatif, aura forcément des répercussions. En tant qu’employeur, je ne suis pas supposée entrer dans les histoires de familles, mais je ne peux pas non plus ignorer qu’untel est l’ex-mari d’unetelle, ni faire travailler une mère et sa fille dans la même unité de vie. Il faut donc avoir un minimum d’informations personnelles pour gérer en intra, mais pas au-delà. Et toujours rester impartiale. C’est une vigilance à laquelle je suis habituée car je suis moi-même originaire d’un hameau », explique la directrice.
Pour ne pas se sentir étriqués, pour sortir de cet isolement, les directeurs doivent développer des partenariats extérieurs. « Une maison d’enfants un peu cachée dans la montagne, ça peut être stigmatisant pour nos résidents. C’est pourquoi il est important de se constituer un bon réseau, insiste Matthieu Sugier. Nous avons la chance de travailler avec des professionnels qui connaissent bien Le Barbaz. Les éducateurs rencontrent plusieurs fois par an les instituteurs et les professeurs. Nous avons monté des partenariats avec d’autres associations en dehors du secteur de la protection de l’enfance, créé un café des parents avec des directeurs de centres sociaux sur le territoire du Grésivaudan, pris contact avec le planning familial… » Quant à Djamel Bouhouhou, il a ouvert son établissement vers l’extérieur, dans un esprit de décloisonnement : « En 2013, nous avons organisé un concert à Salagosse, auquel ont été invités les habitants du village « d’en bas ». Nous faisons des échanges avec les jeunes du lycée du Vigan. On fait ainsi en sorte d’être moins isolés que par le passé. Les jeunes qui étaient mal vus sont maintenant accueillis à bras ouverts », se félicite-t-il.
Ces partenariats permettent aussi de développer des activités sans lesquelles les résidents pourraient aisément s’ennuyer. Sophie Craske confirme : « Etre loin de tout, c’est devoir faire preuve d’imagination, surtout en hiver, quand la route verglacée ne nous permet plus de descendre à Lourdes. Il faut donc faire venir la socialisation à la MAS. » Elle poursuit : « Il faut tirer parti de tout ce qu’on a et voir les choses de manière positive. Nous avons, par exemple, développé une activité avec des chiens de traîneau, ce que l’on n’aurait pas fait en ville. L’innovation, la réflexion, c’est vivifiant ! »
Il semble plutôt logique d’installer des EHPAD ou des établissements pour personnes handicapées au plus près des besoins sur le territoire. Ou d’isoler des établissements « refuges » comme les lieux d’accueil pour femmes victimes de violences conjugales. Mais pour les autres ESMS, « l’objectif et la tendance aujourd’hui, c’est d’être dans l’inclusion, à l’école, au travail, pour les institutions et les publics », rappelle François Noble, directeur de l’Andesi. « Eloigner de la tentation est un leurre. On réinsère mieux au cœur de la ville. » Pour un Matthieu Sugier, qui voit beaucoup d’attraits à l’installation d’une MECS dans un hameau de moyenne montagne – « C’est une structure contenante pour ces enfants en grande difficulté placés par l’aide sociale à l’enfance, une ancienne ferme à la prise en charge très familiale, où ils vivent comme tous les enfants du coin, au sein d’une nature qui leur permet de retrouver une certaine tranquillité… et où l’élaboration d’une fugue est plus compliquée » –, nombre de directeurs en voient les limites et assurent que l’éloignement n’empêche pas forcément les « bêtises ». Quand les adolescents débarquent au CEP Louis-Defond, « au début, c’est tout beau, tout rose, raconte Djamel Bouhouhou. Ils se disent qu’ils n’auront plus de tentations et vont se concentrer sur leur formation. Mais après trois, quatre mois, la lassitude prend place, le téléphone portable ne capte qu’à un seul endroit, le débit Internet est faible, ça devient insupportable pour eux. » Il est arrivé que les jeunes se servent de pierres pour casser des carreaux, s’attaquer aux véhicules, voire aux personnes, ou mettent le feu. Le directeur analyse : « L’isolement est une idée désuète. Je pense qu’il vaut mieux travailler sans ces filets. Comment concevoir l’intégration si on ne peut pas travailler avec l’environnement extérieur au quotidien ? Notre lieu d’implantation, s’il a pu être pertinent dans les années 1950, est maintenant davantage un handicap qu’un atout. Qu’on utilise cet établissement isolé pour un séjour de rupture, sur une courte période, soit. Là, nos usagers vivent dans un monde virtuel, sur un modèle presque carcéral. Ces difficultés ont été maintes fois soulevées par les organismes placeurs ainsi que, plus récemment, par les conseillers techniques de l’Uriopss qui nous incitent à une relocalisation du centre. »
Frédérique Serveille renchérit : « Nous avons beau être isolés dans une maison sur les hauteurs de Nuits-Saint-Georges [Côte-d’Or], on a quand même des jeunes qui fuguent à vélo ou en volant des voitures, ou qui profitent de la moindre opportunité pour se sauver… Je suis persuadée qu’on peut faire la rupture autrement qu’en termes géographiques. D’ailleurs, de plus en plus de CER ouvrent dans les centres-villes. Comme s’ajoutent à cette réflexion des problématiques de gestion quotidienne et de difficultés administratives liées à l’éloignement, l’association s’interroge sur la possibilité de trouver un établissement qui ferait fonction près de Dijon. »
L’établissement dirigé par Françoise Bruneaud à Belle-Ile est rattaché au centre hospitalier de Vannes, où elle se rend toutes les semaines pour le comité de direction. « Sans ce lien, je ne suis pas certaine que j’aurais accepté le poste sur l’île. J’ai besoin de ce partage avec les collègues, de ce soutien. L’isolement est rompu par ces échanges. » Daniel Sansonnetti, directeur de l’ACI Pause Café, est, quant à lui, membre d’un collectif de directeurs de structures sociales et médico-sociales du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire) – deux MECS, un CADA, un EHPAD, une clinique de soins en addictologie… – qui se réunit une fois par mois. Matthieu Sugier retrouve tous les mois un groupe de directeurs du domaine de la protection de l’enfance pour échanger sur des problématiques RH ou sur la vie associative. « Un cadre isolé est un cadre en danger » est le slogan de l’Andesi, rappelle son directeur, François Noble. Il encourage tous les managers, qu’ils soient en haut d’une montagne ou au cœur de Paris, à se constituer en réseau (à l’échelle d’une association, d’une localité ou de la France, comme l’Andesi, le GNDA, l’ADC…) « pour discuter de leurs pratiques, prendre du recul, réfléchir à des positionnements communs, partager les bons plans ou encore mutualiser des achats ». Il regrette néanmoins que ces réseaux soient si difficiles à faire vivre. « Les cadres sont très pris par leur activité et ont du mal à sortir de leur institution, alors que c’est essentiel pour leur santé mentale de ne pas rester enfermés », conclut-il.
• ACI. Atelier-chantier d’insertion
• ADC. Association de directeurs et cadres de direction du secteur social
• APF. Association des paralysés de France
• Andesi. Association nationale des cadres du social
• CADA. Centre d’accueil pour demandeurs d’asile
• CEP. Centre éducatif et professionnel
• CER. Centre éducatif renforcé
• EHPAD. Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes
• ESMS. établissement et service social et médico-social
• FAM. Foyer d’accueil médicalisé
• GNDA. Groupement national des directeurs généraux d’associations du secteur éducatif, social et médico-social
• MAS. Maison d’accueil spécialisée
• MECS. Maison d’enfants à caractère social
• SSIAD. S ervice de soins infirmiers à domicile
• Uriopss. Union régionale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux
(1) Le CEP associe une MECS à un centre de formation professionnelle (CAP peinture, maçonnerie ou métallerie) pour des garçons de 13 à 21 ans présentant des troubles du comportement, suivis par la protection judiciaire de la jeunesse ou mineurs isolés étrangers.