Comme le rappelle le conseiller d’État Denis Piveteau dans son rapport « Zéro sans solution »(1), la prise de conscience des ruptures de parcours dans l’accompagnement des personnes handicapées n’est pas nouvelle. Pas plus que les tentatives d’y remédier. C’est l’évolution de la jurisprudence – notamment l’« affaire Amélie Loquet » en octobre 2013, dans laquelle l’agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France s’était vu condamnée par le tribunal administratif à trouver une solution pour une jeune handicapée victime de troubles du comportement(2) – qui a servi de déclencheur à une réaction d’ampleur. Ecartant l’argument du nombre insuffisant de structures d’accueil, les juges n’hésitaient plus à dire que l’absence de prise en charge ouvrait droit à réparation du préjudice qui en résultait. De quoi rendre brûlantes les dizaines de situations « critiques » laissées sans solution dans chaque département. Et renvoyer les acteurs du handicap, politiques comme professionnels, à leurs responsabilités collectives.
« Seule une mobilisation collective sans faille » pouvait venir à bout de cette situation, rappelait Denis Piveteau. D’où la vive attente exprimée par les milieux médico-sociaux lors du lancement, le 10 novembre 2015, du chantier national « une réponse accompagnée pour tous »(3), issu du rapport « Zéro sans solution ». 24 départements, soit le quart de ces collectivités, se portaient alors volontaires pour expérimenter un dispositif qualifié par Ségolène Neuville, secrétaire d’État chargée des personnes handicapées et de la lutte contre l’exclusion, de « programme de réforme de grande ampleur des pratiques professionnelles et du fonctionnement des institutions », avant une généralisation prévue au 1er janvier 2018.
Techniquement, la « réponse accompagnée pour tous » apporte un niveau supplémentaire au processus d’orientation des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). Si le plan personnalisé de compensation du handicap proposé à une personne n’est pas réalisable – faute, par exemple, de place spécialisée ou lorsque la situation est trop complexe –, une réponse alternative construite en fonction de l’offre locale peut être proposée. Celle-ci est formalisée dans un « plan d’accompagnement global » qui intègre l’ensemble des interventions nécessaires au parcours de la personne (scolaires, thérapeutiques, professionnelles, sociales ou d’aide aux aidants) et désigne les institutions chargées de leur mise en œuvre. Pour cela, la MDPH peut mobiliser un « groupe opérationnel de synthèse » constitué des professionnels potentiellement concernés par la situation, en présence de l’usager ou de son représentant légal. Les financeurs peuvent être également conviés pour décider de tout moyen supplémentaire ou de toute dérogation nécessaire à la mise en œuvre de la solution. Le plan peut être révisé à échéance ou en cours d’exécution et identifie un coordonnateur de parcours.
Si le principe peut apparaître évident, son application suppose, en revanche, une révision profonde des habitudes de travail sur les territoires. Fonctionnant comme un dispositif d’orientation permanent, la réponse accompagnée oblige à repenser l’articulation entre les partenaires locaux (MDPH, financeurs, Education nationale, gestionnaires, psychiatrie, associations de familles), tout en créant les conditions d’un assouplissement des contraintes réglementaires à l’origine des ruptures de parcours.
Stéphane Corbin, directeur de la compensation à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), évoque un « changement de paradigme ». Jusqu’à présent, explique-t-il, les rôles institutionnels restaient compartimentés sur le terrain. La MDPH produisait de l’orientation, l’ARS finançait l’offre médico-sociale, les établissements déterminaient les entrées, jusqu’à l’hôpital qui appliquait sa propre logique, le tout sans remédier aux dysfonctionnements, et sans que les mécanismes d’ajustement entre l’offre et la demande fonctionnent réellement. « Tout cela est remis en cause. La logique de la réponse accompagnée pour tous a été inscrite dans la loi de modernisation de notre système de santé[4]. Désormais, les acteurs sur un territoire ont obligation de travailler les uns avec les autres. »
Chargée d’accompagner les territoires pionniers dans la mise en place de la double orientation, la CNSA, qui a dressé un premier bilan positif de la démarche en juillet dernier(5), réfléchit à l’harmonisation des pratiques entre les différentes MDPH. Un processus qui passe notamment par l’interopérabilité de leur système d’information avec celui des ARS et des établissements. A terme, les établissements pourraient avoir connaissance des orientations de la MDPH et se porter candidats pour prendre en charge telle ou telle personne.
C’est le rôle même des maisons départementales des personnes handicapées qui est interrogé. « Depuis leur création, on a fait d’elles des sortes de maisons communes produisant de la décision dans le temps le plus resserré possible. Avec la réponse accompagnée pour tous, il leur appartient de traiter les dysfonctionnements de manière qualitative, ce qui modifie leur organisation », précise Stéphane Corbin. Un budget de 100 000 € a été accordé à chaque MDPH pionnière pour le recrutement d’agents dédiés à la mise en place et au suivi des parcours.
Dans la Vienne, l’un des territoires les plus avancés, le conseil départemental, l’ARS, le rectorat et la MDPH ont signé une convention d’engagement avant d’entrer dans la démarche. « La “réponse accompagnée pour tous” vient légitimer le travail déjà accompli dans le département, à travers notamment un comité de suivi des listes d’attente qui permet aux acteurs de suivre en temps réel les décisions de la MDPH et d’avoir ainsi une lecture de l’offre de service disponible », explique Jean-Marie Courtois, directeur de la MDPH. Les 150 000 € accordés à la MDPH par l’ARS ont permis le recrutement d’une chargée de mission « orientation permanente ». « Son rôle est d’assurer du liant entre tous les acteurs concernés. Elle sera par exemple amenée à établir un dialogue avec les familles et les établissements qui ont vocation à prendre en charge les personnes concernées », souligne le directeur de la MDPH.
Le lancement du dispositif, en avril 2016, s’est accompagné d’une identification des publics cibles, quel que soit leur handicap: enfants en âge scolaire, jeunes de 16 à 25 ans afin d’assurer la transition entre les dispositifs « enfants » et « adultes » et les accompagner dans leur insertion professionnelle, aidants familiaux des personnes lourdement handicapées à domicile, bénéficiaires d’une orientation médico-sociale non effective ou présentant un risque de rupture dans leurs parcours.
Un champ large qui correspondrait dans le département de la Vienne à un public potentiel d’environ 4 000 personnes. La MDPH a donc dû trancher dans le vif. La priorité s’est portée sur les enfants et les adolescents dans le cadre de la préparation de l’année scolaire. Les objectifs d’accès à l’emploi ont, quant à eux, été délégués aux partenaires de l’insertion, tout comme le soutien aux aidants naturels à des associations.
Dans un premier bilan dressé à la mi-décembre, 80 jeunes avaient été identifiés comme bénéficiaires d’une orientation médico-sociale non effective. Près de 50 situations avaient fait l’objet d’un groupe opérationnel de synthèse, et une trentaine de jeunes avaient un plan d’accompagnement global. Celui-ci allait de la seule inclusion scolaire avec une aide spécialisée jusqu’à l’accueil à temps partiel en institut éducatif associé à des accompagnements sociaux, médicaux ou scolaires divers.
Pour le directeur de la MDPH, ce premier galop d’essai s’achève sur un constat en demi-teinte. Côté positif, la mobilisation d’acteurs issus d’horizons différents permet de réfléchir à des solutions nouvelles, tels des accueils à temps partagé entre plusieurs établissements. Mais la constitution d’un plan global d’accompagnement reste dévorante en énergie. Le délai moyen de traitement d’un dossier, depuis son ouverture jusqu’à la proposition d’orientation, est de 64 jours, auquel s’ajoute un délai supplémentaire pour sa mise en œuvre. « Il y a une difficulté à faire prendre des décisions dans les groupes opérationnels de synthèse, en particulier dès qu’il s’agit de décider de mesures de dérogation ou de moyens exceptionnels, afin d’organiser des accueils en surcapacité dans les structures médico-sociales. »
Du côté des gestionnaires d’établissements et services pour personnes handicapées, on salue le chemin parcouru. La mise en œuvre de la « réponse accompagnée pour tous » a été préparée par une série d’assouplissements réglementaires, appelés et soutenus par les associations: projet Serafin-PH de la tarification des établissements pour personnes handicapées, généralisation des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens autorisant de nouvelles marges de manœuvre, appels à projet pour les pôles de compétences et de prestations externalisées destinés à assurer la synergie entre établissements et professionnels libéraux au domicile des personnes et autres dispositifs de décloisonnement… « Ce mouvement qui remonte à deux ou trois ans s’accompagne de beaucoup d’inconnues, mais c’est ce qui rend le moment très euphorisant, car il y a de nouveau un espace à l’innovation et à la création », souligne Patrick Soria, directeur général de l’Adapei-Aria, en Vendée, une association gestionnaire membre du comité de pilotage d’une « réponse accompagnée pour tous » mis en place par la MDPH du département. Même si la contrainte budgétaire limite les propositions nouvelles au redéploiement de moyens, les associations retrouvent leur capacité à « apporter une pierre à l’édifice du médico-social », se félicite le directeur général.
Seul point noir: la signature des premiers plans d’accompagnement global en Vendée n’empêche pas qu’un important travail reste à conduire auprès des professionnels et des cadres médico-sociaux. Fruit d’une fusion réalisée en 2014, l’Adapei-Aria avait déjà réorganisé son activité en passant d’une logique de places et d’établissements à une logique de dispositifs. Elle avait dû pour cela former l’intégralité de ses 1 800 salariés, quels que soient leur métier ou leur qualification. « Mais cela reste très compliqué. Il s’agit d’un investissement majeur, massif et durable pour les gestionnaires, sur la formation, la gestion des emplois et des parcours professionnels », prévient le responsable de l’Adapei-Aria.
Unique région à s’être impliquée globalement, la Bourgogne-Franche-Comté offre un aperçu grandeur nature des enjeux institutionnels en cours. Le comité de pilotage régional, qui s’est mis en place en 2014, a commencé par intégrer les quatre MDPH et les quatre conseils départementaux de Bourgogne, à côté de l’Education nationale, de l’assurance maladie et de l’ensemble des acteurs qui contribuent au parcours des personnes. Courant 2017, les quatre MDPH et les quatre conseils départementaux de Franche-Comté doivent à leur tour entrer dans le cercle. Un vaste ensemble en pleine évolution. L’agence régionale de santé pilote ainsi le déploiement d’un système d’information régional partagé, permettant d’évaluer les besoins médico-sociaux et de suivre les orientations individuelles décidées par les maisons départementales des personnes handicapées. Elle accompagne également ces dernières, en lien avec la CNSA, dans une démarche d’orientation vers des dispositifs plutôt que vers des établissements cibles. De même, des actions fédérant les services académiques et l’hôpital aux côtés des professionnels médico-sociaux sont déclinées dans chaque département pour élargir l’éventail des réponses (accueil non programmé, prise en charge partagée, anticipation des ruptures…). « Le rôle de l’agence change, explique Anne-Laure Moser, directrice de l’autonomie de l’ARS de Bourgogne-Franche-Comté. En tant que financeur, ce que nous attendons maintenant des professionnels, c’est du répondant, de la souplesse, et qu’ils travaillent de manière concertée par-delà les clivages entre secteurs d’intervention. »
Afin d’accélérer la mise en place d’un dispositif d’orientation rénové, l’agence a injecté en 2016 près de 800 000 € – issus des excédents de gestion des établissements – pour des situations d’enfants ou d’adultes handicapés sans réponse. « Dans la mesure où il s’agit de penser en termes de dispositifs et non plus de places, cela pousse les gestionnaires à nous faire des propositions novatrices. On assiste à un début de recomposition de l’offre », observe Anne-Laure Moser.
Faut-il alors voir dans la « réponse accompagnée pour tous » la panacée? Thierry Juillet, directeur de la MDPH de Saône-et-Loire, l’une des quatre MDPH pionnières de Bourgogne, demeure prudent. S’il salue « la révolution culturelle » en cours, des conditions sont néanmoins requises pour sa réussite, estime-t-il. A commencer par la cohésion des partenaires. « La démarche prend dans notre département, car elle s’appuie sur une maturité des partenariats et sur des actions qui étaient déjà conduites sur le mode de la “réponse accompagnée pour tous”. » Reste que la pédagogie et la conviction sont encore nécessaires pour amener les acteurs du soin dans les groupes opérationnels de synthèse, est obligé de constater Thierry Juillet. En outre, une ombre plane sur la généralisation rapide du dispositif, fixée au 1er janvier 2018. L’article 89 de la loi de modernisation du système de santé, qui encadre le dispositif, stipule qu’à cette date toute personne en situation de handicap pourra demander un plan d’accompagnement global. « Mais comment va-t-on faire? », se demande Thierry Juillet. Avec 4 000 décisions annuelles d’orientation vers des établissements et services adultes-enfants, la commission exécutive de la MDPH a déjà choisi de réduire drastiquement le champ en se limitant aux situations critiques, aux amendements « Creton » et aux risques de rupture de parcours, soit une centaine de situations par an. Les 20 plans d’accompagnement déjà réalisés dans le département ont demandé près de 25 réunions de groupes opérationnels de synthèse… « Elargir un tel système est impossible: la démarche accompagnée ne peut fonctionner que dans un périmètre délimité. Si chaque enfant qui a quelques mois d’attente avant une première admission en institution doit faire l’objet d’un plan d’accompagnement et d’un groupe opérationnel de synthèse, nous allons tous y perdre notre énergie et notre motivation! », s’alarme le directeur.
A la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, on se veut rassurant. « Ce ne sont pas les MDPH seules qui pourront parvenir à installer une cohésion. Il faut que ce soit une conjonction d’acteurs », répond Stéphane Corbin. De fait, la mission d’appui de la CNSA comportera une phase de bilan et de capitalisation de l’expérience des territoires pionniers. Celle-ci devrait déboucher sur la rédaction d’un guide méthodologique de mise en œuvre du dispositif d’orientation permanent à destination des départements qui s’engageront courant 2017. Un séminaire national ainsi que des séminaires régionaux de restitution et de déploiement accompagneront également la dynamique d’essaimage. Des ajustements ne sont cependant pas exclus. « Plus les situations individuelles seront prises en compte, plus il deviendra nécessaire d’installer une souplesse dans les typologies d’établissements et dans les critères d’accueil des personnes. Pour l’heure, c’est la capacité des acteurs à travailler ensemble qui compte », résume le directeur de la compensation à la CNSA.
Alors que beaucoup pensaient que le rapport « Zéro sans solution » finirait dans un tiroir, la mise en œuvre de ses recommandations s’accompagne d’une mobilisation inédite. La feuille de route tracée par Marie-Sophie Desaulle, chargée par le ministère des Affaires sociales et de la Santé du pilotage national du projet « une réponse accompagnée pour tous », a établi une répartition des tâches entre toutes les grandes administrations du handicap. La Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), pour la mise en place du dispositif d’orientation permanent et le soutien aux maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). Le secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales (SGMAS), pour le développement des démarches de contractualisation et d’échange d’informations entre financeurs, MDPH, Education nationale et gestionnaires. Le secrétariat général du comité interministériel du handicap (SGCIH), pour la mise en place d’une dynamique d’accompagnement par les pairs. Et enfin la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), pour la formation et l’accompagnement au changement des professionnels.
Une enveloppe de 15 millions d’euros est mobilisée pour accompagner la refonte du système d’information des maisons départementales du handicap. Piloté par la CNSA, ce chantier vise à homogénéiser les processus d’information internes et externes des MDPH, en assurant notamment une interopérabilité avec les systèmes d’information des administrations et des gestionnaires.
Une autre enveloppe de 8 millions d’euros a été accordée pour soutenir l’engagement des MDPH pionnières et aider à la mobilisation des partenaires. Ces crédits, versés par l’agence régionale de santé sur la base d’une convention signée avec la MDPH, vont de 90 000 à 130 000 € selon le territoire. Une récente instruction(1) précise que les nouveaux territoires qui entreront dans le dispositif en 2017 bénéficieront de ce soutien financier.
Autre coup de pouce: afin d’enrayer les départs non souhaités vers la Belgique (dus pour la plupart à une absence de solution en France), un fonds d’amorçage de 15 millions d’euros, reconduit en 2017, a été accordé pour le financement de réponses alternatives.
Plus globalement, l’évolution de l’offre médico-sociale s’appuiera sur les 180 millions d’euros de la stratégie pluriannuelle d’investissement, annoncée par François Hollande, le 19 mai 2016, lors de la Conférence nationale du handicap(1).