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La culture de l’insertion

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En Seine-Saint-Denis, l’association La Résidence sociale s’est alliée à une coopérative pour développer une activité de maraîchage biologique. Une expérimentation originale, en devenir, qui cherche à faire se rencontrer différents publics.

Entre les cucurbitacées, les plants de fraises et les figuiers, la cloche électronique du lycée Utrillo voisin retentit soudainement. Pendant qu’à quelques dizaines de mètres les lycéens entrent en cours, Marvin G., sous la serre, confectionne quelques colis de fruits et légumes du type panier AMAP(1). Quant à Romaric L., il arrose et désherbe les plantes aromatiques. Salariés de l’ESAT (établissement et service d’aide par le travail) Marville, à Stains, en Seine-Saint-Denis, tous deux s’activent quotidiennement sur ce terrain d’un hectare enclavé entre lycée, lotissement et entreprises. Ils sont sous la direction de Willy Dargère, chef de culture, recruté il y a trois ans pour développer la Ferme des possibles(2).

Un projet atypique

Ce projet est pour le moins singulier dans l’univers du travail social. Il s’agit tout d’abord de développer une production biologique sur un site ouvert à différents types d’usagers, issus ou non du secteur social. « Ce qui nous intéresse, c’est la mixité des publics, les échanges entre personnes handicapées, en insertion et du milieu ordinaire », résume Mehdi Nabti, président de la société coopérative Novaedia, qui gère l’initiative. L’homme, qui possède une expérience professionnelle préalable dans la restauration, s’est réorienté dans le secteur social depuis le début des années 2000. « Je ne trouvais pas mon compte dans l’entreprise sur le plan humain », résume-t-il sobrement. Diplômé d’éducation technique en 2004, puis d’un certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale (Caferuis) en 2012, il est devenu, l’année suivante, directeur adjoint de l’ESAT Pleyel, fonction cumulée depuis 2016 avec la direction adjointe de l’ESAT Marville(3) – deux structures gérées en Seine-Saint-Denis par l’association La Résidence sociale.

« En 2012, quand l’ESAT Pleyel, qui a une activité de restauration et traiteur, est venu s’installer dans ce quartier, la municipalité de Stains nous a également proposé un terrain voisin, qui abritait autrefois des jardins familiaux et était en friche depuis longtemps, explique le responsable. Les élus voulaient que ce terrain puisse bénéficier à un large public, avec une dimension écologique forte. » Le futur directeur adjoint imagine rapidement l’usage qu’il pourrait faire de cet espace. « D’un côté, je trouvais important que les travailleurs handicapés qui se destinent à la cuisine connaissent bien les produits et sachent comment ils sont cultivés, résume-t-il. De l’autre, nous avions un intérêt à utiliser des produits biologiques en circuit court pour notre activité, car cela correspond aux appels à projet des entreprises qui sont nos clients. »

Le choix d’une structure coopérative

Mais ni les ESAT ni La Résidence sociale n’ont les moyens de louer ce terrain, d’abord confié gracieusement à l’association. « Nous avons donc pensé intégrer le projet dans une société coopérative d’intérêt collectif [SCIC], une structure qui permet à la municipalité de mettre à disposition son terrain via un bail emphytéotique[4] symbolique », raconte Mehdi Nabti. La SCIC est une organisation juridique qui permettra aussi, en fonction des développements, de construire à moindre coût quelques petits bâtiments sur le terrain pour servir de vestiaires, de salle de réunion… Il se trouve que Mehdi Nabti est alors proche d’une SCIC existante, Novaedia, créée sur L’Ile-Saint-Denis en 2011 par Mohamed Gnabaly afin de favoriser l’insertion de jeunes en difficulté du département grâce à la confection et la livraison de fruits ou de plateaux-repas biologiques dans les entreprises. Les deux entités collaborent d’ailleurs déjà. « Depuis que nous avons emménagé à Stains, nous leur louons nos anciens locaux et eux recrutent certains de nos travailleurs handicapés en cuisine ou en livraison, où ils œuvrent en binôme avec un travailleur en insertion, résume le directeur des ESAT. Ces échanges – riches et valorisants – entre un travailleur handicapé qui a développé des savoir-faire et un jeune autonome qui n’a pas les mêmes compétences, nous souhaitions les reproduire ailleurs. » Pour concrétiser le partenariat des deux structures, Mehdi Nabti devient, à la fin 2016, le président de Novaedia, gestionnaire de la Ferme des possibles, tandis que Mohamed Gnabaly, fondateur de la société coopérative, en conserve la direction générale. Un attelage qui ambitionne de valoriser et de développer le territoire dyonisien, dans une perspective respectueuse de l’environnement et du potentiel de ses populations.

Laboratoire de pratiques

Dès les premières heures de son aménagement, la Ferme des possibles s’ouvre à différentes pratiques d’insertion. « Le site a accueilli un chantier d’insertion qui a permis d’élaborer l’aménagement du terrain, puis d’un chantier école qui, lui, a consisté en la construction d’une arène où l’on peut se réunir autour d’un intervenant, voire d’un petit spectacle en plein air », poursuit Mehdi Nabti. Autant d’actions sous-traitées à d’autres associations, l’objectif n’étant pas de réinventer ce que d’autres savent déjà faire.

Outre la production maraîchère, très vite, il a aussi été décidé d’ajouter au projet un volet « animation ». C’est ainsi qu’Abdellatif Moustad, l’un des salariés de Novaedia – devenu depuis éducateur technique de l’EMPro (externat médico-professionnel) de Stains –, s’est particulièrement investi dans l’aménagement du terrain, avant même son intégration dans la SCIC : construction de bacs de culture pourvus d’une trappe dévoilant les différentes couches d’humus et de terre nécessaires au développement d’une plante ; construction de bacs à compost ; tissage de clôtures autour des ruchers installés par l’éducateur technique d’un établissement partenaire… « A toutes ces actions, nous avons intégré des groupes de jeunes de notre EMPro qui est tout proche », souligne Abdellatif Moustad. Ceux-ci n’ont en effet qu’une rue à traverser pour se rendre sur le site, où ils interviennent les mardis et vendredis. « Ça me rend malade de voir qu’on ne leur propose comme avenir que des activités de manutention ou de nettoyage des espaces verts, poursuit l’éducateur technique. Alors ici, j’essaie de les intéresser à d’autres choses, de les amener à profiter de cet espace et à apprendre des choses utiles dans la vie. Nous ne sommes pas là pour leur apprendre un métier mais pour les amener au maximum d’autonomie. »

Le vendredi, des jeunes déficients mentaux pris en charge dans d’autres établissements du département ayant intégré la SCIC en tant que partenaires non fondateurs(5) viennent rejoindre ceux déjà présents pour des activités de découverte autour du jardinage et d’une exploitation respectueuse de la nature. Ce vendredi d’octobre, quelque 25 jeunes ont fait le déplacement avec leurs éducateurs depuis leur établissement. « Cela nous permet d’échanger, de mélanger nos savoirs », explique Claude Frazier, éducateur technique spécialisé de l’EMPro de Stains. « Ce partage, voir comment les autres travaillent, c’est vraiment le point fort ici », confirme Julien Platrier, éducateur technique à l’IME (institut médico-éducatif) Toulouse-Lautrec d’Aulnay-sous-Bois.

Ce matin-là, pourtant, l’activité a un peu de difficulté à démarrer. Claude Frazier et Abdellatif Moustad s’entretiennent avec Willy Dargère, pour savoir s’ils peuvent utiliser certains des produits de la ferme. « Nous avons vraiment beaucoup de calebasses, vous pouvez en disposer comme vous le souhaitez », observe le chef de culture. Abdellatif avait en tête de récolter quelques courges, d’en expliquer la culture, de les faire découper aux jeunes avant qu’elles soient cuisinées dans les ateliers de l’ESAT Pleyel. « Ce n’est pas possible, objecte Willy Dargère. Au niveau des conditions d’hygiène, tu ne pourras pas ramener des courges déjà découpées en cuisine. » Les jeunes devront donc se rabattre sur une activité de sculpture végétale à partir des calebasses. Mais certains éducateurs traînent des pieds. « Lorsqu’on nous a proposé de venir à la Ferme des possibles, il s’agissait de faire bénéficier nos jeunes usagers d’un calendrier d’animations précises, que nous avions évoquées : une rencontre avec l’association des Croqueurs de pommes, pour évoquer la taille des arbustes, une autre avec un spécialiste qui nous explique le fonctionnement d’un rucher… Bref, des choses que nous ne maîtrisons pas, remarque l’un d’entre eux. Mais il n’y a pas de responsable de projet pour gérer et organiser cela. »

Force est de constater que le projet d’animation en est encore à ses balbutiements. « Nous avançons en marchant, reconnaît Mehdi Nabti. Il est vrai qu’au début, nous avions pensé que les éducateurs des différentes structures partenaires s’organiseraient entre eux pour gérer l’animation. Mais cela ne prend pas. » Un financement régional vient heureusement d’être débloqué, qui permettra le recrutement, dès le mois de février, d’un animateur dédié à cette tâche. C’est le premier obtenu par le projet, qui a jusqu’à présent bénéficié de quelque 200 000 € d’investissement dans le sondage, la préparation et la mise en culture du site.

La SCIC s’est également ouverte à des partenariats plus variés avec le milieu ordinaire. « Nous avons signé une convention avec la clinique voisine, indique ainsi son président. Celle-ci a créé une association d’activités maraîchères pour ses salariés, et cela les intéresse de venir apprendre avec nous et découvrir ce que nous faisons ici. Nous envisageons aussi d’ouvrir le jardin aux patients qui sont hospitalisés en long séjour. » Le lycée Utrillo figure également parmi les partenaires : deux professeurs de biologie aimeraient travailler sur l’écosystème des bassins installés sur le site. « Les accords sont signés, mais il nous reste à mettre en place toutes ces actions », poursuit Mehdi Nabti. Autant d’idées qui restent à concrétiser.

Des entreprises sollicitent également des visites dans le cadre de leurs obligations en matière de responsabilité sociale environnementale : « Elles organisent une matinée de réflexion dans leurs locaux, puis viennent visiter l’ESAT et la ferme, explique le président de Novaedia. Comme nous avons du mal à entrer dans les entreprises avec nos publics, là, nous avons trouvé le moyen de les faire venir vers nous. » La ferme accueille également des écoles du quartier pour faire découvrir le maraîchage aux enfants, des employés de la communauté de communes pour des temps de « team building », ou encore des employés de la municipalité en stage de reconversion.

Le recrutement de stagiaires

Toujours dans l’objectif de mixer les publics, la ferme recrute régulièrement des stagiaires issus de CADA (centres d’accueil pour demandeurs d’asile) ou d’autres structures d’accompagnement socioprofessionnel. « Nous avons par exemple travaillé avec une ex-assistante de service social en reconversion dans la production horticole, se souvient Willy Dargère. Elle a participé à l’élaboration du plan de culture, même si elle n’est restée que deux semaines. Mais en tant qu’ancienne assistante sociale, elle savait très bien encadrer nos publics, et la présence d’une femme dans ce secteur où il n’y a bien souvent que des hommes a présenté un réel intérêt. » De même, un jeune apprenti en CAP métiers de l’agriculture est venu effectuer son stage de découverte, puis son apprentissage pratique à la ferme. « C’était une expérience intéressante, même si ce jeune, originaire d’Afrique de l’Ouest et très autonome, a eu du mal à s’adapter à l’ambiance, aux consignes que je donnais », relate le chef de culture. Et un autre a pu intégrer un lycée horticole et trouver un maître de stage grâce à son passage sur la ferme. « C’était un jeune expulsable. Il est d’abord venu travailler quatre mois bénévolement sur le site, deux jours par semaine. Je lui ai trouvé un maître de stage et, à présent, il a ses papiers et une fiche de paie », se félicite Willy Dargère.

Des pistes à développer

Le travail des salariés de l’ESAT Marville détachés sur le site ne cesse pas de l’étonner. « Ils se retrouvent en position d’apprendre des choses aux stagiaires, c’est extrêmement valorisant pour eux. Bien sûr, il faut être en permanence auprès des travailleurs, ce qui est très chronophage. Mais j’essaie de toujours conserver pour eux cet objectif de professionnalisme. » En 2016, Willy Dargère a même accompagné Romaric L. dans une démarche de validation des acquis de l’expérience en CAP travaux paysagers. « En raison de gros problèmes de mémoire, il ne l’a pas obtenu, mais il a expérimenté la démarche, s’est battu et a senti ses limites aussi… » L’ingénieur agronome envisage à présent de lui proposer des formations techniques plus courtes, comme celle qui permet d’obtenir le certificat d’aptitude à la conduite en sécurité grâce au tracteur de la ferme.

Pour améliorer la productivité du site, encore loin d’être à son maximum, Willy Dargère estime que trois autres travailleurs handicapés seraient nécessaires, accompagnés d’un moniteur technique. « Ne serait-ce que parce que je ne peux pas être présent en permanence. Il y a les périodes de congé, les moments où je suis au bureau… » D’ici là, d’autres stagiaires viendront ponctuellement renforcer l’équipe. Il faudra aussi que le terrain soit raccordé à l’eau et à l’électricité. « Là, ce sont les services de la voirie qui nous font attendre », note Mehdi Nabti.

Du côté des débouchés, de nombreuses pistes sont à l’étude. Certains produits sont en effet utilisés par l’ESAT Pleyel et par les ateliers de Novaedia. « Bien sûr, la production d’un terrain de 1,2 hectare ne pourra jamais couvrir tous les besoins ne serait-ce que de l’un des deux », observe le chef de culture. Ponctuellement, quelques paniers de fruits et légumes sont confectionnés pour les salariés de La Résidence sociale qui sont intéressés et le service pourrait s’ouvrir à d’autres clients dans le courant de l’année. La SCIC cherche par ailleurs à se rapprocher d’autres petits producteurs bio de la région. « L’idée serait de nous coordonner pour travailler sur des produits complémentaires, réfléchit Mehdi Nabti. Nous avons déjà rencontré un syndicat d’hôteliers et de restaurateurs qui seraient intéressés par des légumes frais et oubliés (salsifis, rutabagas…) aux portes de Paris. »

Notes

(1) Association pour le maintien d’une agriculture paysanne.

(2) La Ferme des possibles : rue de la Coopération et rue du Moulin-à-Vent – 93240 Stains.

(3) 80 travailleurs handicapés œuvrent dans le traitement des déchets, le brochage, l’encartage, le façonnage, le conditionnement, la location et l’entretien de plantes vertes, la création et l’entretien et d’espaces verts, la blanchisserie, les objets publicitaires, la sérigraphie, le flocage, la peinture sur toile.

(4) Un bail emphytéotique est un bail immobilier de très longue durée, le plus souvent de 99 ans.

(5) L’IMPP (institut médico-pédagogique et professionnel) Romain-Rolland d’Aubervilliers, l’IME Henry-Vallon de Noisy-le-Sec, l’IME Tremplin de Bobigny… Une contribution de 1 000 € par an est demandée à chaque partenaire non fondateur. En outre, des parts sociales d’un montant de 500 € ont été fixées pour l’entrée d’un nouveau partenaire dans la SCIC.

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