« C’est un rapport comme on n’en a jamais fait depuis 22 ans, parce que centré sur la solution », a souligné Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre, en présentant à la presse le rapport 2017 sur l’état du mal-logement en France. Les deux tiers de ce nouvel opus de plus de 400 pages, qui a été remis en avant-première au chef de l’Etat le 30 janvier, avant d’être rendu public le 31, à la Grande Arche de la Défense, sont en effet consacrés aux propositions de la fondation pour lutter contre la crise du logement. En cette année électorale, elle ne soumet pas, comme en 2012, de « contrat social » aux candidats, mais « 15 idées » qui pourraient, selon son délégué général, « constituer un guide pour le futur quinquennat ». Cinq prétendants à la fonction présidentielle – François Fillon (LR), Benoît Hamon (PS), Yannick Jadot (EELV), Emmanuel Macron (En marche) et Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise) ont été invités lors cette présentation à s’exprimer sur la politique du logement. Seul le premier n’a pas fait le déplacement et s’est fait représenter par Isabelle Le Callennec (LR).
Même si la statistique ne permet pas de quantifier strictement l’évolution du nombre de mal-logés depuis 2006, « plusieurs tendances montrent une aggravation de la situation », sous les effets conjugués de la hausse des prix et de la précarisation d’une partie de la population, rappelle Manuel Domergue, directeur des études de la fondation (sur les chiffres du mal-logement, voir encadré ci-contre) : le nombre de personnes sans domicile a augmenté de 50 % entre 2001 et 2012, celui des personnes en hébergement contraint chez des tiers de 19 % entre 2002 et 2013 et des personnes en surpeuplement « accentué » de 17 % entre 2006 et 2013. Le nombre de personnes amenées à se priver de chauffage pour des raisons économiques a crû de 44 % depuis 2006, celui des personnes qui subissent un effort financier excessif pour leur logement de 42 %. Sans compter les expulsions locatives avec le concours de la force publique, qui ont atteint un chiffre record de 14 363 en 2015 (+ 33 %).
Et en 2017, « non seulement les situations s’aggravent, mais le nombre de personnes confrontées à la crise du logement continue d’augmenter », constate la fondation. Sans surprise, le rapport, tout en ne ménageant pas ses critiques, dresse un bilan du quinquennat « en demi-teinte », pour les mal-logés, marqué par des avancées mais aussi des renoncements. Le 1er février 2012, rappelle la Fondation Abbé-Pierre, François Hollande avait accepté de signer le « contrat social pour une nouvelle politique publique du logement » soumis aux candidats. Ses grands axes : la production suffisante de logements accessibles, la régulation des marchés de l’immobilier et du logement ainsi que le renforcement des aides publiques aux ménages, l’amélioration immédiate des réponses pour aider les personnes en difficulté de logement et en finir avec les mises à la rue, et enfin l’égalité des territoires. En dépit d’un « plan quinquennal de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale qui semblait structurant » et d’« une activité législative dense en lien avec le logement », a relevé Christophe Robert, le compte n’y est pas. La production de logements sociaux est en hausse sur la dernière année de la mandature (120 000 financés en 2016), sans atteindre l’objectif de 150 000 par an. « On attendait le doublement des aides à la pierre et on a assisté à la dégradation des financements de l’Etat », ajoute Christophe Robert, précisant que « la production de logements sociaux pour les plus modestes a été très affaiblie ». Au final, « le logement pour les plus fragiles est le parent pauvre » des politiques du logement, relève-t-il, par comparaison avec « les décisions plus généreuses pour dynamiser le secteur privé ». Sur un programme de « 2 000 logements très sociaux à bas niveau de quittance en 2014 et de 3 000 ensuite, 1 500 sont sortis en trois ans », illustre le délégué général de la Fondation Abbé-Pierre, et « le programme de 5 000 logements PLAI en HLM a été abandonné à cause de ponctions successives sur les fonds des HLM ».
Si le décret plafonnant l’augmentation des loyers à la relocation dès 2012 dans les zones tendues a constitué un progrès, sur l’encadrement des loyers, « on est resté au milieu du gué », puisque le dispositif a été réduit à une expérimentation, à Paris (Lille doit le mettre en œuvre à partir du 1er février). Même déception sur la garantie universelle des loyers (GUL), qui « a perdu son caractère universel et obligatoire dès les débats parlementaires » avant d’être abandonnée au profit du dispositif « Visale », ou sur la sortie de la gestion hivernale du dispositif d’urgence : « On a continué à augmenter le nombre de places d’hébergements, sans apporter de réponses structurelles satisfaisantes aux personnes ».
Au bout du compte, conclut le rapport de la fondation, des avancées ont été obtenues, « en matière de loyers, d’orientation des attributions HLM, de gouvernance, de précarité énergétique… », mais elles restent insuffisantes, « faute de priorité budgétaire accordée à ce sujet, de cap politique clair et stable et d’un partage de compétences suffisamment lisible et responsabilisant sur le terrain ». L’annonce par l’Etat d’un plan d’économies de 50 milliards d’euros entre 2015 et 2017 a, de fait, douché les espoirs des associations : « Le gouvernement a renoué avec des choix budgétaires de court terme, des chocs fiscaux sans lendemain et des politiques à moyens constants aux effets limités, soumises à des arbitrages et ajustements permanents ».
Pour le prochain quinquennat, la fondation appelle à un changement d’échelle et décline ses propositions en 15 principes d’action, nourries d’expériences locales ou européennes. « Nous pensons qu’en mettant en place un grand plan d’action national pour sortir les sans-domicile et les différentes catégories de mal-logés de leur situation, on pourrait régler le problème en cinq ou dix ans selon les territoires », assure Christophe Robert. Ce plan, « auquel la fondation propose de prendre part activement », ne devrait « pas souffrir d’un nouveau diagnostic ou d’une nouvelle loi », mais s’appuyer sur une « loi de programmation financière, avec des engagements fermes », dès le début de mandat, et sur une mise en œuvre territorialisée. Les propositions de la fondation sont guidées par un credo : « Les économies de court terme empêchent les économies de long terme. »
Premier axe proposé : faire du « logement d’abord une référence partagée pour répondre aux besoins des publics défavorisés au sens large, et pas seulement de certains sans-abri », alors que, fait remarquer Christophe Robert, « le programme « Un chez soi d’abord » touche 350 personnes ». La fondation recommande d’agir sur le levier de l’attribution de logements sociaux aux ménages prioritaires et aux plus pauvres, « dont les demandes sont plus souvent orientées vers les quartiers de la politique de la ville, voire restent sans réponse, comme le montre le chiffre de 59 000 ménages prioritaires DALO toujours en attente ». Si la loi « Egalité et citoyenneté » contient des dispositions en ce sens, la fondation préconise que les intercommunalités soient « autorités organisatrices des attributions sur leurs territoires », pour permettre plus d’équité dans les traitements et la définition de règles communes. « Face à la complexité des procédures actuelles et à la concurrence des publics », elle suggère de généraliser le système de « cotation », qui permet d’évaluer objectivement les demandes en fonction de la pondération de critères.
Reste également à produire des logements adaptés aux besoins, poursuit le rapport, précisant qu’« en dehors des quartiers de la politique de la ville, le taux d’attribution de logements sociaux aux ménages du premier quartile de revenus n’est que de 18,72 % ». Pour remédier à cette distorsion, la fondation préconise de produire 150 000 logements HLM par an sous plafonds APL (aides personnalisées au logement). Autre piste : la mobilisation du parc privé à des fins sociales, la Fondation Abbé-Pierre rappelant qu’elle a proposé au gouvernement, sans succès, « un package clé en main » – reposant sur une réforme fiscale et la sécurisation des bailleurs – pour capter 40 000 logements par an.
Sur le front de la prévention, la fondation plaide pour construire « une sécurité sociale du logement », l’un des objectifs manqués du quinquennat. « La mise en place d’un véritable dispositif de garantie des loyers, universel et obligatoire, est impérative, profitant à la fois aux bailleurs mieux indemnisés, aux locataires accédant plus facilement et sans caution au logement et à l’Etat qui diminuerait les coûts directs et indirects liés aux expulsions », argue-t-elle. Une mesure qui gagnerait à « s’inscrire dans un véritable New Deal des rapports locatifs, comprenant une mobilisation du parc privé à vocation sociale, une obligation de rénover les passoires thermiques, un encadrement des loyers et une meilleure solvabilisation par les APL ». Là encore, insiste Manuel Domergue, « il s’agit d’un investissement et pas de dépenses en pure perte ».
Alors que les actions en faveur de l’accueil des migrants sont « paralysées par crainte d’un appel d’air », pointe Christophe Robert, la fondation enjoint de « sortir de la logique dissuasive et répressive » pour accompagner les migrants vers l’insertion et garantir leur accès aux droits. Elle recommande de développer les solutions de logements dans les parcs privé et social, de maintenir les centres d’accueil pour demandeurs d’asile « comme la norme de l’accueil minimale » et d’assouplir les possibilités de régularisation « afin d’éviter que des dizaines de milliers de personnes soient en situation de grande précarité pendant des années ». Parmi ses nombreuses autres propositions : renforcer les financements et l’utilisation d’outils coercitifs pour lutter contre l’habitat indigne, en accompagnant les occupants vers leur recours aux droits, faire des intercommunalités « les pièces maîtresses de la politique urbaine et du logement », ce qui passerait par « l’élection au suffrage universel direct des élus intercommunaux, de façon à doter les exécutifs des EPCI d’une légitimité démocratique forte », réformer la fiscalité foncière pour modérer les prix…
« La politique du logement doit amortir la crise, mais constitue aussi un outil pour la surmonter, analyse le rapport. Elle porte en elle la réconciliation de plusieurs priorités nationales : l’emploi, la santé, les économies d’énergie, l’indépendance énergétique. » A ce titre, le logement « peut renforcer une politique de relance à l’échelle européenne », avance la fondation. Alors que l’Union dispose de « nombreux outils d’investissement qui peuvent être utilisés en faveur du logement », l’Europe peut aussi « être un outil d’harmonisation vers le haut du droit au logement ».
La Fondation Abbé-Pierre livre, comme chaque année, ses chiffres du mal-logement en France, estimations établies essentiellement à partir de son exploitation de l’édition 2013 de l’enquête nationale Logement de l’INSEE (comme dans son rapport précédent) et de l’actualisation de données administratives. D’après ces éléments, 4 millions de personnes sont mal logées. Cette « catégorie » comprend 896 000 personnes privées de logement personnel, dont 143 000 personnes sans domicile (selon l’enquête 2012 de l’INSEE), 85 000 personnes en habitations de fortune, près de 25 000 vivant à l’hôtel et 643 000 personnes hébergées de manière contrainte chez des tiers. Elle recouvre aussi les 2,8 millions de personnes vivant dans des conditions de logement très difficiles du point de vue du confort et dans des situations de surpeuplement accentué (lorsqu’il manque deux pièces par rapport à la norme) et 39 000 résidents en foyers de travailleurs migrants en attente de rénovation. S’y ajoutent, chiffre issu de la Fnasat (Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les Gens du voyage) pour la première fois intégré dans les statistiques de la fondation, 206 600 personnes en habitat mobile vivant dans de mauvaises conditions. Outre ces 4 millions de mal-logés, la fondation compte 12 millions de personnes « fragilisées par rapport au logement », propriétaires occupant un logement dans une copropriété dégradée, locataires en impayés de loyers ou de charges, personnes modestes en situation de précarité énergétique, faisant face à un effort financier excessif… En supprimant les doubles comptes, plus de 14 millions de personnes au total sont touchées par la crise du logement, calcule la Fondation Abbé-Pierre.