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« La lutte contre les discriminations doit être imbriquée dans celle contre les inégalités sociales »

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La France peine à faire face à la double question de l’égalité et de la reconnaissance des identités. Au risque de sombrer dans une confrontation délétère… Partant de la question des discriminations, le sociologue François Dubet tente, dans un court ouvrage, d’identifier les données du problème. Et nous propose de réfléchir à ce qui nous unit plutôt qu’à ce qui nous sépare.
Vous continuez, dans ce nouvel ouvrage, à creuser la question des discriminations. Pour quelles raisons ?

Surtout à cause de l’inquiétude que je ressens face à la montée des thèmes identitaires et autoritaires en France. Nous nous sentons tous un peu désarmés. J’ai donc voulu réfléchir à partir d’une recherche que j’avais menée sur l’expérience des discriminations(1), en essayant d’en tirer des conclusions politiques. Je me suis notamment demandé pourquoi la France n’avait pas choisi de mettre en œuvre la discrimination positive. Sans doute parce qu’elle est contradictoire avec nos traditions civiques et sociales. En outre, les personnes concernées par les discriminations n’y sont généralement pas favorables. L’écrasante majorité des gens ne la subissent pas du matin au soir. Ils vivent avec les autres et, de temps en temps, ils se heurtent effectivement à la discrimination, mais leurs expériences sont hétérogènes. En réalité, les gens veulent l’égalité pure et simple, mais il y a une grande distance entre ce qu’ils vivent et la construction politique du problème, et souvent sa dramatisation. D’où l’ambition de ce petit ouvrage, dont l’objectif est d’essayer de voir ce qui se passe concrètement sur le terrain au lieu de s’en tenir aux grands principes, comme trop souvent en France.

La société française reste très attachée au principe d’égalité tout en étant discriminatrice. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

La véritable difficulté que soulève la question des discriminations est celle de la reconnaissance. La France est confrontée à un problème relativement nouveau pour elle. On découvre que l’on discrimine des gens parce qu’ils ont des identités « négatives ». C’est-à-dire qu’on leur attribue des défauts et des stigmates au nom de ce qu’ils sont. Mais ce registre identitaire s’intègre mal dans l’espace politique. Cela crée ce que j’appelle le « retour du refoulé ». Reconnaître la pleine dignité des cultures et des entités des minorités menace en effet l’identité des majorités. Par exemple, concernant le mariage pour tous, l’opinion publique est majoritairement d’accord pour que les homosexuels soient acceptés en tant que tels au nom de l’égalité. Mais une partie de la population considère que cela ne doit pas menacer la norme familiale hétérosexuelle. Même chose pour les identités religieuses. La France était un pays dans lequel les gens se situaient par rapport à la religion chrétienne. Mais des minorités religieuses, notamment musulmanes, sont arrivées qui se disent françaises mais pas chrétiennes. Cela génère un sentiment de menace sur le vieux socle identitaire français. Je ne le justifie pas, mais on ne règle pas cette question en se contentant de dire qu’il s’agit de préjugés, de racisme, d’homophobie… Il faut redéfinir ce qu’est la nation.

Pourquoi cette demande de reconnaissance perturbe-t-elle la hiérarchie traditionnelle des identités ?

Autrefois, il existait un système avec des identités universelles dans l’espace public et des identités singulières dans l’espace privé. Or nous ne sommes plus dans ce monde-là, ni en France ni ailleurs. Les musulmans estiment qu’ils n’ont pas à se cacher. Les homosexuels également. Le problème est que la France se veut une république universelle, indifférente aux différences, selon la formule bien connue. Nous sommes donc particulièrement embarrassés car notre modèle identitaire – en grande partie imaginaire – consiste à dire : « Vous êtes français, vous avez droit à votre identité, mais vous la gardez pour vous. » Du côté des minorités, certains réagissent de façon aussi raide que les identitaires d’en face, mais la plupart des gens se demandent en quoi ce débat les concerne. Ce n’est pas ce qu’ils attendent.

Le travail, les institutions, la nation… Ces trois piliers de la société sont vacillants. Par quoi les remplacer ?

De fait, ils ne fonctionnent plus. En réaction, on voit se développer toute une rhétorique appelant à un retour aux fondamentaux – l’histoire de France, sa langue, sa religion – dans une sorte d’orgie identitaire. Face à cette tentation du retour à un modèle national, on ne sait pas trop quoi dire. Ce que je suggère, c’est d’admettre que le problème de la reconnaissance des identités n’est pas une question de tolérance. Il ne s’agit pas d’accepter ou non la différence mais simplement de dire que l’on ne peut reconnaître la pleine dignité d’une identité, ou d’une altérité, que si l’on a la certitude d’avoir quelque chose en commun. Et c’est justement ce « quelque chose en commun » que nous ne parvenons pas à définir, tant en termes sociaux – en raison de la montée de la précarité et de l’exclusion – que culturels. Qu’est-ce que la France aujourd’hui ? Tout le monde se pose la question.

La lutte contre les discriminations, dites-vous, ne peut avoir de sens que si elle s’inscrit dans une lutte contre les inégalités sociales…

Je suis convaincu depuis longtemps que la lutte contre les discriminations doit être totalement imbriquée dans celle contre les inégalités sociales. D’ailleurs, plus les inégalités sociales sont fortes, plus les discriminations le sont. Il ne me paraît donc pas possible de séparer ces deux dimensions. Autrement, on risque de voir émerger une identité du type « petit blanc », en réaction à la mise en place de politiques de discrimination positive. Sans compter que de tels dispositifs ont le plus souvent un tropisme élitiste. Ainsi, on est choqué du fait que peu d’enfants issus de l’immigration intègrent les grandes écoles françaises. Mais personne ne se scandalise du fait que les lycées professionnels accueillent 95 % d’enfants d’immigrés. Regardons aussi ce qui s’est fait ailleurs. Les Américains ont développé des politiques de discrimination positive assez radicales. Celles-ci ont favorisé l’émergence d’une élite au sein des minorités, mais la situation globale de ces dernières s’est dégradée.

Sur quoi, alors, reconstruire ce que vous appelez le « tiers absent » ?

Un axe essentiel consiste à refabriquer un imaginaire de la solidarité. On ne peut pas éternellement fonctionner avec un système où les prélèvements et la redistribution sont très importants mais où chacun a le sentiment de se faire avoir. C’est là un enjeu essentiel. Je sais qu’un certain nombre de personnes prônent un changement radical avec la création d’un revenu d’existence. Je suis, à ce sujet, dans l’expectative. D’un côté, il faut évidemment assurer un minimum de moyens d’existence à tous. En outre, le système d’accès aux minima sociaux est devenu tellement illisible et compliqué qu’il est en train de s’épuiser. Mais franchir le pas d’une déconnexion du travail et de la protection sociale me paraît compliqué. Bien sûr, des gens vivent déjà uniquement d’allocations et n’en sortiront pas. Mais faut-il formaliser cette déconnexion ? Il me paraît nécessaire d’y réfléchir sérieusement. Il est urgent de reconstruire un contrat social en train de se déliter. Mais faut-il abandonner l’idée centrale de la rétribution du travail ? Je n’en suis pas certain.

Une laïcité ouverte et tolérante exige, selon vous, une hiérarchisation des droits. C’est-à-dire ?

Il faut formaliser l’existence de droits culturels – l’identité, la langue, la religion… – à condition qu’ils ne soient pas en contradiction avec les droits fondamentaux de l’individu. L’idée est de rappeler que les droits culturels sont ceux de l’individu, et pas ceux de la communauté. J’ai le droit de porter un foulard mais aussi de ne pas en porter, et je n’ai pas le droit d’exclure les autres parce qu’ils ne font pas comme moi. Je suis d’ailleurs assez admiratif de la manière dont les Canadiens ont réglé cette question. Leur société est davantage pluriculturelle que la société française, et cela se passe plutôt bien. Dans ce domaine, nous sommes en France dans un registre strictement symbolique qui a fait exploser le clivage droite-gauche, et on voit bien que les voix politiques qui portent la possibilité d’un compromis sur cette question ne sont pas très audibles.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Le sociologue François Dubet est professeur émérite à l’université de Bordeaux et directeur d’études à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales). Il publie Ce qui nous unit. Discriminations, égalité et reconnaissance (éd. du Seuil, 2016). Il est aussi l’auteur de La préférence pour l’inégalité (2014) et de Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations (2013).

Notes

(1) Voir ASH n° 2806 du 19-04-13, p. 22.

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