Recevoir la newsletter

Dynamique de troupe

Article réservé aux abonnés

A Bully-les-Mines, dans le Pas-de-Calais, le service d’accueil de jour de l’APEI de Lens et environs s’est associé à un autre accueil de jour pour mettre en place un atelier théâtral animé par un comédien professionnel. Une façon de casser l’image convenue du handicap mental.

La salle pouffe quand, sur scène, le guide du musée du Louvre-Lens se trompe pour la énième fois : une statue de César vient de lui signifier son erreur d’un « tss-tss ». Le comédien, Sébastien Dujardin, à la figure lunaire caractéristique de son handicap – la trisomie –, repousse sa casquette en arrière et joue finement la perplexité. La pièce d’une demi-heure remporte un franc succès, en cette journée « cabaret » organisée par Colères du présent, association littéraire et militante d’éducation populaire, à l’Hôtel de Guînes d’Arras. « Ce n’était pas un public conquis d’avance », confie Sadek Deghima, chef de service du SAJ (service d’accueil de jour) Le Domaine des écureuils, à Bully-les-Mines (Pas-de-Calais), d’où vient une partie de la troupe. Une petite victoire de plus contre le cloisonnement entre le milieu ordinaire et celui du handicap mental.

La culture est un axe fort du projet porté par le pôle « habitat et vie sociale » de l’APEI (Association de parents, de personnes handicapées mentales et leurs amis) de Lens et environs, auquel est rattaché le SAJ(1). Dans le jardin de ce dernier, jouxtant une ancienne maison de maître joliment restaurée, une yourte a été installée avec l’ambition d’en faire un espace culturel ouvert à tous. En décembre dernier, elle a accueilli un festival de contes de Noël. Avec, en toile de fond, toujours la même volonté : « Nous parions sur la culture, pour l’inclusion sociale des personnes », affirme Nadine Lancel, ancienne éducatrice de jeunes enfants, directrice du pôle « habitat et vie sociale » de l’APEI. L’établissement reçoit 30 personnes en situation de déficit intellectuel moyen ou profond, âgées d’au moins 20 ans, en accueil permanent, du lundi au vendredi, et cinq personnes en accueil temporaire sur 90 jours maximum par an, le prix de journée étant de 96 €.

C’est dans ce cadre qu’a émergé en 2013 l’idée de mettre en place un atelier théâtre de qualité. « Ce n’est pas parce que nous étions dans le champ du handicap que nous voulions brader la culture, martèle Sadek Deghima, éducateur spécialisé et titulaire d’un Caferuis (certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale). Nous voulions en particulier avoir les moyens de payer un comédien professionnel. » Ce qui n’était possible qu’en s’alliant avec un autre partenaire, le SAJ de Loison-sous-Lens, de l’association La Vie active. Il a fallu aussi aller frapper à la porte de Culture commune, une scène de théâtre nationale atypique, installée à Loos-en-Gohelle, dans l’ancien bassin minier, en pointe sur la question de l’accès aux arts vivants, laquelle leur a proposé un intervenant professionnel. L’activité revient à 3 500 € par an au service d’accueil de jour de Bully (sur un budget « vie sociale » de 22 000 €) pour une séance de deux heures tous les quinze jours. S’y ajoutent une réunion de préparation avec les travailleurs sociaux en début d’année, ainsi que les répétitions sur plateau, à Culture commune.

L’atelier se déroule toutes les semaines, les séances intermédiaires étant assurées par les éducateurs spécialisés et les aides médico-psychologiques (AMP), qui font répéter textes et exercices aux 16 comédiens. L’effectif se répartit entre les deux SAJ à parts égales. Médiatrice à Culture commune, Maëva Paquereau salue ce partenariat : « Je travaille avec énormément de groupes venant d’établissements médico-sociaux, mais il est assez spécifique que deux SAJ mutualisent leurs moyens et qu’un atelier de ce type prenne place dans un projet culturel plus global, comme c’est le cas à Bully-les-Mines. »

À l’origine, une initiative plus modeste

Au départ, l’initiative se voulait modeste : une unique représentation annuelle devant les familles. « Mais les participants ont voulu aller plus loin, raconte Sadek Deghima. Il y avait chez eux une certaine frustration et ils voulaient jouer davantage qu’une seule représentation. » Les partenaires ont alors décidé d’enclencher la vitesse supérieure et de négocier avec la ville de Bully-les-Mines une date dans le cadre de la programmation culturelle. L’annonce du spectacle précisant qu’il s’agissait d’une performance des usagers accueillis par les deux SAJ. « Fallait-il le dire ou non ? Nous avons hésité », se souvient le chef de service. Par la suite, le dilemme sera tranché : ce sont des comédiens certes amateurs, mais des comédiens quand même. Et la troupe qu’ils forment méritait un nom : Act’Citoyens est née.

En ce samedi après-midi de novembre, la concentration est de mise dans la petite salle du premier étage de l’Hôtel de Guînes. Un plateau, des pendillons(2), des éclairages professionnels et un régisseur technique : le cocon théâtral est bien équipé. C’est l’heure du filage avant la représentation. Les répétitions sont essentielles pour que les acteurs se souviennent de ce qu’ils doivent dire et faire. Leur metteur en scène et intervenant, Franckie Defonte, comédien professionnel, formé au conservatoire d’Arras, ne laisse rien passer. « Alain, tu ne bouges pas, sinon tu as un gage. N’oublie pas, tu es une statue. » Alain Degraeve adore montrer sa satisfaction d’être sur scène en brandissant un pouce levé. Il reprend cependant sa position, debout, mains jointes, en prière. Il joue le rôle de « Monsieur qui prie ». La pièce a été créée à partir d’une visite de la troupe au musée du Louvre-Lens, et raconte ce que les acteurs ont alors ressenti : le côté solennel, silencieux, le respect des œuvres… des codes dont ils se moquent sur scène. Ils se sont amusés à imaginer des statues qui prennent vie et un guide qui interpelle son groupe de touristes avec des « mes kikis » ! « Ils ne sont pas en capacité d’apprendre un texte, mais en capacité de s’exprimer », souligne Sadek Deghima. Franckie Defonte a donc dû imaginer une forme théâtrale qui tienne compte de cette limite : impossible de prévoir des dialogues longs, les mots doivent rester rares. Sébastien Dujardin, qui tient le rôle le plus difficile, reste une exception, avec de vrais capacités de comédien : il avait d’ailleurs réussi la sélection pour entrer à l’Oiseau-Mouche, une compagnie de théâtre avec des handicapés mentaux légers, implantée à Roubaix, avant d’abandonner. L’Oiseau-Mouche est une réussite qui a fait école dans la région. Mais pour la troupe amateur du SAJ, les objectifs sont plus humbles : « Je pars des possibilités de jeu du groupe, ce sont eux qui inventent les situations dans le cadre voulu. Je m’appuie beaucoup sur le jeu du corps », explique Franckie Defonte. D’où l’idée de la visite au musée et celle des tableaux vivants, à partir desquels la troupe a travaillé. Il a conscience des limites des acteurs mais les oublie vite. « Je les vois comme des comédiens, certes en situation de handicap. Je me dis d’ailleurs que je devrais leur en demander plus », sourit-il.

Poser les limites, une nécessite

Les travailleurs sociaux laissent carte blanche à Franckie Defonte, même s’il lui arrive de les bousculer. Par exemple, en cet après-midi de représentation, il a explosé le cadre horaire prévu parce qu’il tenait à peaufiner la fin du spectacle. De quoi mettre sous tension Cathy Vega, éducatrice spécialisée, et Jean-François Beltran, moniteur-éducateur au SAJ de Bully. En effet, l’heure du rendez-vous donné aux parents pour le retour de leurs enfants ne pouvait plus être respectée, compliquant les organisations de chacun. L’implication de la famille est pourtant primordiale dans ce type d’activité car celle-ci mord sur les temps libres, les week-ends et les soirées. Trop en demander aux proches, leur imposer une attente trop longue, c’est risquer des abandons, au détriment de l’usager. Franckie Defonte défend son point de vue : « Je préfère prendre le temps nécessaire à la répétition plutôt qu’ils se mettent en danger devant le spectateur. » Même si elle dérange les habitudes institutionnelles, cette exigence quasi professionnelle présente un réel intérêt éducatif. Jamais l’intervenant n’est dans une attitude où il estimerait que « cela suffit bien pour des handicapés ». Sadek Deghima s’en réjouit. Issu de la prévention spécialisée, un autre monde, il a été frappé lorsqu’il est arrivé dans le secteur du handicap par les freins inconscients que posent les professionnels : « Nous avons trop de bienveillance et nous protégeons trop, alors qu’en fait beaucoup d’activités réalisées par des personnes ordinaires sont transférables : il faut juste les adapter aux difficultés des usagers. » Avec une certitude : « Si on veut innover, il faut être dans la prise de risque. » Comme le fait de faire payer le public pour voir jouer des personnes handicapées. « Sinon, vous vous limitez à ce que vous savez faire et vous restez dans l’entre-soi. »

Une forte implication des travailleurs sociaux

Un tel atelier ne peut tenir sans un fort investissement des travailleurs sociaux. Ils doivent être polyvalents et prêts à tout. Ainsi, Jean-François Beltran se retrouve à devoir assurer, au pied levé, la régie du spectacle. De son côté, Chantal Robette, éducatrice spécialisée à la retraite, qui travaillait au SAJ de Loison-sous-Lens, vient toujours aider bénévolement le groupe. Elle a été embauchée à la dernière minute comme doublure d’une comédienne malade. Les professionnels prennent ces imprévus avec le sourire, même s’ils restent attentifs aux limites : tenter des choses nouvelles, oui, mais sans mettre en danger physiquement les personnes qu’ils accompagnent. Ainsi, une bousculade prévue dans le jeu de scène les alerte. Si l’un des usagers est déséquilibré, il risque de se faire mal, car il n’a pas des réflexes suffisamment rapides. « Les travailleurs sociaux sont des facilitateurs », précise Nadine Lancel. Leur rôle : désamorcer les angoisses et le trac avant d’entrer en scène. Dans les loges, la troupe oublie sa peur grâce aux messages rassurants des professionnels et à leur capacité à résoudre rapidement les problèmes qui se posent. Un costume qui tient mal, un chapeau trop petit… « Franckie apporte au groupe sa technique, des connaissances théâtrales que nous n’avons pas, détaillent Jean-François Beltran et Cathy Vega. Nous apportons notre connaissance du public du SAJ. Nous sommes là pour eux, pour les motiver, pour les aider à se dépasser, avec une conduite de réassurance. » Ils gèrent également le suivi habituel des usagers : une prise de médicaments si nécessaire, un contrôle de la glycémie pour un comédien diabétique. Ou, parfois, le fait de penser à ne pas maquiller quelqu’un, à cause d’une affection cutanée…

Quitter le monde de l’établissement, rompre les habitudes changent aussi les relations. « Je ne suis plus l’éducatrice d’une structure qui dit ce qu’il faut faire, note Cathy Vega. On sort du quotidien pour trouver d’autres compétences et les porter. » La capacité de concentration des personnes handicapées se développe, leur sociabilité aussi. Un timide, au comportement fermé, bras croisés, est méconnaissable quelques mois plus tard, à l’aise dans la troupe. Jean-François Beltran confirme : « Ils ne se comportent pas avec nous de la même manière, et viennent nous voir spontanément pour parler des répétitions. C’est un autre lien. » Les travailleurs sociaux se réjouissent aussi de la formation d’un groupe soudé, avec des marques de solidarité. Ils peuvent ainsi manger ensemble spontanément à la cantine, sans exclure les autres. Eprouvant le même sentiment, Nicole Becquart et Sophie Mazure, les deux AMP du SAJ de Loison, remarquent que les membres de la troupe sont moins centrés sur eux pendant les ateliers et sollicitent moins une attention immédiate : « Ils savent que nous ne sommes pas là pour écouter leurs petites misères. Nous pouvons leur dire “on verra plus tard”, alors que, dans un autre contexte, il n’est pas évident de reculer ce moment », expliquent-elles.

Une activité hors les murs

Au mois de juin, les usagers du SAJ de Bully choisissent leurs activités pour l’année : équitation, piscine, activités manuelles… et le théâtre, quand des places se libèrent. Cathy Vega et Jean-François Beltran discutent ensemble du profil de chaque candidat et proposent une séance d’essai pour tester l’adhésion de l’usager. Car c’est un engagement sur une longue durée, où l’on ne peut pas lâcher la troupe juste parce qu’on est moins motivé. « L’atelier se démarque parce qu’il y a l’idée de travailler autour d’un projet culturel qui a une échéance : se produire devant un public », souligne Sadek Deghima. Bien sûr, quand « un usager a pris ce qu’il avait envie de prendre dans l’activité, il peut arrêter », précise Cathy Vega.

La volonté de présenter un spectacle à un public extérieur à la sphère du handicap est une autre exigence. Il faut démarcher les salles municipales, faire jouer le réseau pour faire venir des spectateurs, bref, s’ouvrir à la cité. « Cela vient mettre une visibilité sur notre action sur le territoire et nous fait sortir de nos établissements », insiste le chef de service. Cathy Vega renchérit : « C’est une activité très tournée vers l’extérieur : ils montrent à un public le résultat d’un travail qui a duré dix-huit mois. Cela nous permet de travailler la notion de “valorisation”. » Une démarche différente des structures qui mettent en place un atelier théâtral comme support d’exercices psycho-moteurs. Venue voir jouer son fils pour la première fois, Véronique Catouillard, la mère de Thomas – l’un des nouveaux acteurs –, confirme : « Il se sent très fier, et pour nous aussi, parents, c’est une grande fierté de voir abolie la différence. Nous l’avons toujours poussé depuis qu’il est enfant et son bien-être mérite tous les efforts possibles. Cet après-midi, c’est une forme d’aboutissement. » Pendant qu’il s’habillait en coulisses, Thomas, 23 ans, disait son bonheur de savoir son frère et sa mère dans la salle…

Pousser les portes et les murs, c’est le leitmotiv du projet. Pour cette raison, l’atelier théâtre ne se contente pas des seules répétitions. La troupe assiste régulièrement à des spectacles afin de s’imprégner des codes théâtraux et des différentes formes de jeu. Comme ce jeudi matin au cinéma Arc-en-Ciel, à Liévin, où la compagnie de marionnettes De fil et d’os présente L’os du cœur, sa nouvelle création tirée d’un conte inuit. Culture commune les accompagne dans cette démarche : Maëva Paquereau, la médiatrice culturelle, choisit les œuvres, vient les présenter et organise une petite restitution des impressions du groupe.

Le noir se fait dans la salle, le groupe sait se tenir tranquille, au milieu des scolaires, nombreux, et reste attentif et concentré tout au long de la représentation. « Parce qu’ils ont eux-mêmes une pratique de comédiens, on peut aller plus loin avec eux. Ils savent qu’il y a des temps de répétition, et je peux leur parler des métiers du spectacle », note Maëva Paquereau. Son désir, désormais : que ces usagers du service d’accueil de jour aillent au spectacle en dehors de leur établissement, le soir ou le week-end, pour eux-mêmes, avec leur famille.

Ce jour-là, un débat est prévu avec les comédiens. Alain Degraeve lève tout de suite le doigt, enthousiaste. Mais les artistes ne donnent la parole qu’aux collégiens, sans doute par crainte d’être désarçonnés. Alain s’agace, à raison, jusqu’à ce que Sadek Deghima intervienne. L’inclusion des personnes handicapées est encore un combat à gagner. Alain, ravi, voulait parler d’un des personnages, le corbeau, et surtout dire : « C’était super ! », en levant son pouce bien haut.

Notes

(1) SAJ Le Domaine des écureuils : 18, rue Voltaire – 62160 Bully-les-Mines – Tél. 03 21 72 35 99.

(2) Rideaux de théâtre de faible largeur.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur