J’ai commencé mes études de sociologie en même temps que celles d’éducateur. J’ai obtenu mon DEES [diplôme d’Etat d’éducateur spécialisé] en 2008 et j’ai tout de suite voulu travailler sur la question de la grande précarité, avec un premier poste en CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale]. Celui-ci accueillait des personnes en insertion et d’autres orientées par le 115 qui ne souhaitaient pas nécessairement un hébergement pérenne ni un accompagnement social. Cela m’interrogeait. Dans mon mémoire de master en sociologie, je voulais comprendre pourquoi des personnes vivant à la rue se détournaient de tout accompagnement social. J’ai continué à creuser cette question dans ma thèse car je voyais bien que les quelques entretiens que j’avais réalisés n’étaient pas suffisants. Ce travail a duré quatre années, au cours desquelles j’ai rencontré sur la durée dix personnes vivant à la rue depuis plus de dix ans sans recourir à l’aide sociale.
Je refusais de croire que toutes les personnes qui vivent dehors et refusent les aides sociales souffrent forcément d’une pathologie psychique. Pour avoir échangé avec un certain nombre d’entre elles lorsque j’étais en CHRS, elles m’avaient semblé avoir généralement un discours très cohérent. Partant de cette hypothèse, je voulais essayer de comprendre quelle stratégie elles mettaient en place pour survivre aussi longtemps à la rue, surtout psychologiquement et moralement.
Je vis à Colmar, mais comme je ne trouvais pas suffisamment de personnes ayant le profil souhaité, j’ai étendu mon champ d’investigation à Mulhouse, Strasbourg et Belfort. Je suis allé à la rencontre de ces personnes directement, sans intermédiaire. Je ne me suis pas présenté en tant qu’ancien travailleur social mais comme sociologue, car j’avais peur que l’étiquette « éducateur » ne perturbe la relation. J’ai expliqué que j’avais envie de comprendre comment ils vivaient dans leur quotidien. Ça n’a évidemment pas toujours marché. J’ai essuyé des refus, ou bien les profils des personnes ne correspondaient pas.
Ce sont essentiellement des hommes. Le plus jeune a 52 ans et le plus vieux 70 ans. Je les appelle les « seniors de la rue ». Un seul d’entre eux est passé par l’aide sociale à l’enfance. Certains sont issus du milieu ouvrier, mais pas la majorité. Avant d’arriver à la rue, ils ont souvent connu une vie tout à fait ordinaire, avec un travail, souvent une famille et des enfants. Enfin, autant que j’ai pu le mesurer, ils ne souffrent d’aucun trouble psychologique manifeste. Cet échantillon de dix personnes n’est évidemment pas représentatif de l’ensemble des sans-abri. Celles que je voulais voir, c’étaient les incasables, qui refusent toute aide.
Avec le temps, je me suis rendu compte que la manche structure fortement leur vie. D’ailleurs, eux-mêmes ne parlent pas de « manche », ils disent qu’ils travaillent. Par exemple, Monsieur Joe, le premier que j’ai rencontré à Colmar, fait la manche dans un parking où le bénéfice économique n’est pas énorme car il n’y a pas beaucoup de passage. Il gagnerait davantage dans des endroits plus fréquentés, mais ce qu’il cherche avant tout, c’est d’être reconnu en tant que personne utile. L’essentiel pour ces personnes est de mettre en place ce que j’appelle une « renégociation identitaire ». Elles ne veulent pas être perçues comme des clochards ou des gens nuisibles, mais comme des travailleurs. Leurs horaires sont d’ailleurs calqués sur ceux d’une journée de travail ordinaire. Ces seniors de la rue rendent des services aux habitants. Il leur est ainsi plus facile d’accepter des dons sans avoir le sentiment d’être redevables ni d’être dépendants de la société. Certains pourraient d’ailleurs bénéficier du RSA [revenu de solidarité active] mais ne le demandent même pas. Il faut noter que le choix du lieu de la manche se fait souvent en cohérence avec leur passé et leurs compétences. A l’instar de Monsieur Joe, qui a choisi un parking et avait été vendeur d’automobiles.
C’est l’un des résultats importants de cette recherche. Le sociologue Robert Castel avait théorisé la rupture totale des liens au terme du processus de désaffiliation. Mais ce que j’ai observé chez ces hommes, c’est au contraire une capacité à maintenir des liens, voire à en recréer de nouveaux. Monsieur Joe, à Colmar, rencontre ainsi ses enfants très régulièrement, souvent à la fin de sa manche. Il lutte vraiment pour maintenir son rôle de père. De son côté, Dany, qui n’a pas d’enfants, a réussi à devenir le grand-père symbolique d’une famille du quartier où il vivait. Ce tissage de liens sociaux et affectifs est une ressource nécessaire pour continuer à survivre à la rue.
Au départ, lorsque je les ai interrogés sur l’endroit où ils dormaient, j’ai obtenu des réponses évasives. Mais avec le temps, une fois qu’une relation s’est établie, ils m’ont expliqué qu’ils avaient un endroit, une maison, un appartement, quelque chose… Pour la plupart, il s’agissait d’un squat, l’essentiel étant que ce soit un lieu fermé qui leur permette de se protéger, de se ressourcer et de prendre de la distance par rapport à leur rôle social. Certains, lorsqu’ils sont arrivés à la rue, ont fréquenté des structures d’hébergement mais n’y sont pas restés. L’un d’entre eux m’a expliqué : « Ce sont des lieux de perdition. On y est moins en sécurité que dans la rue. » Mais l’une des surprises de cette recherche a été que trois de ces personnes bénéficiaient depuis des années d’un logement sans y vivre. Elles ont préféré rester à la rue. D’ailleurs, les travailleurs sociaux qui les suivaient s’arrachaient les cheveux car ils ne comprenaient pas ce comportement.
Dans le domaine de l’emploi, ils ne sont pas dupes car ils savent bien qu’ils sont trop éloignés du marché du travail pour pouvoir y retourner. En revanche, certains ont des projets en matière de logement. Tel Monsieur Joe qui, à 55 ans, dispose d’un logement, mais pas pour lui car il préfère vivre dehors. Il veut faire venir sa première femme du Maroc dans le cadre du regroupement familial et pense que ce logement pourra constituer une monnaie d’échange symbolique avec les travailleurs sociaux pour atteindre cet objectif. A l’inverse, à 70 ans, Jean-Michel n’a, quant à lui, aucun projet. Il a son squat et se dit tranquille. D’autres, à la fin de ma thèse, étaient dans l’attente d’un logement mais ceux qui l’ont eu sont finalement restés à la rue.
Il faudrait peut-être déjà cesser de vouloir faire entrer tout le monde dans une démarche de projet. La plupart des gens en grande précarité ont besoin d’être accompagnés sur un projet, mais une petite minorité n’entre pas dans ce moule. Avec eux, il faut travailler autrement. Ce qui compte, c’est le maintien du lien. Il faut aller à leur rencontre là où ils se trouvent et arrêter de vouloir absolument les sortir de la rue pour les « enfermer » dans une institution et les réinsérer à tout prix. Nous devons nous contenter de les aider à maintenir des conditions de vie supportables à la rue, en fonction de ce qu’ils veulent. Par ailleurs, il serait nécessaire de travailler sur la réduction des risques sanitaires liés à la rue. Les problématiques dans ce domaine sont importantes. Au final, je ne prétends pas que la rue soit un lieu magnifique. Même si mes interlocuteurs ne les ont pas mises en avant, la violence et l’insécurité y sont bien réelles, mais j’ai voulu montrer que leur vie n’est pas faite que de souffrances.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Lionel Saporiti, sociologue et éducateur spécialisé, est responsable de formation à l’Institut supérieur social de Mulhouse. En avril 2015, il a soutenu sa thèse « Comprendre des vies de plus de dix années dans la rue par une approche biographique menée dans la durée » (université de Strasbourg).