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Le collectif Les Morts de la rue : connaître pour agir

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En quinze années d’existence, le collectif Les Morts de la rue a changé en profondeur le regard porté sur le décès des sans-abri aussi bien par la société, les chercheurs, les pouvoirs publics que par les associations. Au-delà de son envergure militante, il a affiné sa mission en proposant accompagnement et analyse. Jusqu’à se faire une place dans le milieu associatif.

Dans les années 2000, une vague de morts à la rue interpelle les associations. Comment agir ? Des travailleurs sociaux s’emparent de la question, d’abord au sein de l’association Aux captifs, la libération, puis en créant un collectif indépendant en 2002. Celui-ci se constitue autour de quatre axes : garantir à ces personnes des funérailles dignes de la condition humaine, accompagner leurs proches en deuil, réfléchir aux causes de ces morts prématurées et, enfin, interpeller l’opinion publique via une cérémonie d’hommage annuelle et la publication de faire-part.

L’apparition du collectif Les Morts de la rue provoque un électrochoc dans le secteur associatif. « Avant, les plus démunis disparaissaient sans que l’on sache ce qu’ils étaient devenus, aucune association ne s’en occupait. Quand le collectif a été créé, un travail de prise de conscience s’est mis en route », décrypte Cécile Rocca, coordinatrice de l’association depuis le premier jour. Et pour cause, ce sujet tabou était jusqu’alors perçu comme un échec. « L’approche de la mort dans le secteur social est difficile, les travailleurs sociaux préfèrent s’occuper des vivants que des morts. Mais cela fait aussi partie de notre rôle », souligne Christophe Louis, président du collectif de 2006 à 2014, actuellement à la tête de l’association Les Enfants du canal. Encore aujourd’hui, la devise des Morts de la rue le rappelle : « En interpellant, en honorant ces morts, nous agissons aussi pour les vivants ! »

« Travail de détective »

Quinze ans plus tard, le collectif est devenu l’organisme de référence concernant la mort. Composé de deux salariés et d’une quarantaine d’associations partenaires, il a conservé ses principales missions tout en étoffant ses modes d’action. A l’interpellation s’est ajoutée l’analyse. Depuis 2012, l’association mène chaque année une étude épidémiologique, « Dénombrer & décrire », afin de retracer le parcours des personnes décédées à la rue(1). Un travail d’enquête fastidieux à partir des données récupérées auprès des associations, des hôpitaux, des instituts médico-légaux, de la police, ou diffusées par les particuliers et les médias. « C’est un véritable travail de détective pour remonter toutes les pistes après une disparition, mais on s’assure ainsi que ces personnes ne tomberont pas dans l’oubli. Cela a aussi beaucoup de sens pour ceux qui les ont connues vivantes », assure Cécile Rocca.

Les statistiques permettent par ailleurs de lutter contre certains préjugés tenaces et de nourrir leur cérémonie d’hommage annuelle. « Nos enquêtes ont prouvé que vivre à la rue mène à mourir prématurément. Les sans-abri décèdent trente ans plus tôt, avec une moyenne d’âge de 49 ans. Et cela n’arrive pas plus l’hiver que l’été », précise Nicolas Clément, président du collectif. Sur les 585 décès signalés en 2015, 28 % des personnes sont mortes de causes violentes (agressions, accidents) et 27 % de maladie (cancers, maladies cardiovasculaires, maladies de l’appareil respiratoire…), tandis que les hypothermies concernent moins de 1 % d’entre elles. Connaître ces éléments permet aux associations d’agir en conséquence. « Cela nous apporte un outil essentiel pour mettre en place nos programmes sur le terrain et alimenter notre plaidoyer. Sans eux, nous aurions une vision très partielle de la situation », témoigne Mathieu Quinette, responsable des programmes de Médecins du monde en France.

Au-delà de leur engagement militant, Les Morts de la rue ont donc eu un impact important sur la connaissance, en se penchant sur un champ de recherche jusqu’alors délaissé. Cela a permis à leur action de trouver un écho auprès des pouvoirs publics. L’étude est en grande partie financée par la direction générale de la cohésion sociale.

Plus largement, l’association a fait bouger les lignes au niveau des modalités encadrant les funérailles. Alors qu’initialement personne n’avait le droit d’assister aux enterrements pris en charge par la ville, Les Morts de la rue ont signé en 2004 une convention avec la Mairie de Paris afin d’accompagner systématiquement les obsèques des personnes isolées.

Le collectif a également su se faire une place dans le milieu associatif, alors que, lors de sa création, tous ne le percevaient pas d’un bon œil. « Certaines associations se sont senties culpabilisées, jugées dans leur travail au quotidien, car nous leur reprochions de ne pas assez s’occuper de leurs morts. Nous étions agacés qu’elles ne participent pas plus aux hommages rendus, se souvient Cécile Rocca. Mais peu à peu, nous avons réussi à échanger et une alliance s’est mise en place. » Aujourd’hui, les associations n’hésitent plus à accompagner leurs anciens bénéficiaires lors des obsèques. Surtout, elles bénéficient des conseils du collectif pour gérer les deuils. Les Morts de la rue sont ainsi devenus un organisme de formation, il y a trois ans, afin de donner aux travailleurs sociaux des outils face à la mort. Ils proposent des groupes de parole à la demande, des rencontres bimensuelles d’échanges de pratiques, ainsi que des interventions pour expliquer toutes les démarches administratives et juridiques autour d’une disparition. « La plupart des travailleurs sociaux n’ont jamais reçu ce type de formation. Quand ils sont confrontés à la mort, ils se retrouvent dans un tel stress, une telle douleur personnelle, qu’ils sont épuisés. Il est alors essentiel de parler, d’échanger et de tout mettre à plat. Nous aidons chaque association à inventer ses propres outils, en fonction de son histoire et de sa structure », analyse Cécile Rocca.

Accompagner la fin de vie

Plus encore que l’interpellation, l’accompagnement semble être la grande force du collectif. « Il sait s’adapter à toutes les demandes afin d’améliorer les pratiques professionnelles, notamment sur l’accompagnement à la fin de vie des personnes en situation d’exclusion, un sujet sur lequel les équipes ne sont pas du tout préparées », salue Isabelle Medou-Marere, directrice de la Fédération des acteurs de la solidarité (FNARS) en Ile-de-France. Un lien de synergie s’est peu à peu installé entre Les Morts de la rue et ses partenaires. A travers de nombreuses réunions interassociatives, ceux-ci font à leur tour vivre le collectif et lui transmettent régulièrement de précieuses informations sur leurs bénéficiaires décédés. Autant de partenariats instaurés sur le long terme, comme avec ATD quart monde et La Mie de pain, présentes depuis le début, ou Les Compagnons de la nuit, le Secours catholique et Emmaüs France, qui ont rejoint le mouvement plus tard(2).

Pourtant, l’association manque toujours d’une présence continue sur l’ensemble du territoire français. Certains collectifs se sont créés dans plusieurs villes, comme Lille ou Grenoble, et mènent des actions similaires. Mais leur implication est disparate. Cela pose surtout problème pour l’étude « Dénombrer & décrire ». En 2012, lorsque Les Morts de la rue ont croisé leurs données avec celles de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc), peu de décès communs sont apparus dans les listes. Seules 17 % des disparitions étaient connues du collectif. « Les statisticiens estiment que 2 908 personnes sont mortes à la rue en 2014, alors qu’il n’y a que 498 décès qui nous ont été signalés. C’est une vraie difficulté. Il nous faut multiplier les partenariats au niveau national pour avoir accès à davantage de données, notamment dans le sud-ouest et le centre de la France », reconnaît Nicolas Clément. « A chaque fois qu’une entité publique ou qu’une association nous rejoint, 100 nouveaux morts nous parviennent d’un seul coup. Nos chiffres sont sous-évalués », renchérit Xavier du Boisbaudry, trésorier du collectif. Les résultats dépendent aussi de la bonne volonté de chacun. « Cela part souvent d’un engagement individuel. Un médecin d’un hôpital va, par exemple, être passionné par le sujet et va automatiquement nous fournir toutes les informations dont il dispose. Mais s’il part à la retraite et est remplacé par quelqu’un qui n’a pas la même sensibilité, cela nous met en danger », regrette Nicolas Clément.

Autre limite, alors que les personnes à la rue étaient très présentes dans le collectif à ses débuts, cela est nettement moins le cas aujourd’hui. Nicolas Clément essaie de les impliquer à nouveau via un « groupe de réflexion éthique ». Cette initiative, mise en place depuis 2006 en lien avec l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, vise à engager un dialogue sur la mort avec différents publics. Néanmoins, « parler frontalement de la mort n’emballe pas les sans-abri. Pour les faire revenir dans les échanges, on a donc réfléchi sur d’autres sujets qui les concernent directement mais sont moins impliquant, comme l’accès aux soins », explique le président.

Enfin, depuis les attentats, la question de l’interreligieux est réapparue dans les débats. Après avoir vu le jour au sein de l’association catholique Aux captifs, la libération, Les Morts de la rue proposaient, en toute logique, des cérémonies chrétiennes. Ils ont ensuite évolué vers l’interreligieux et enfin vers la laïcité. « Il était devenu insupportable d’écouter des discours désincarnés qui ne représentaient pas la parole des gens de la rue. Les bénévoles trouvaient que les célébrations laïques étaient plus humaines, simples et dépouillées, à l’image du collectif », se rappelle Cécile Rocca. Aujourd’hui, les cérémonies sont donc essentiellement laïques. Faut-il revenir à l’interreligieux afin de tenir compte des croyances de chacun ? « C’est l’une des questions sur lesquelles je compte me pencher durant mon mandat », assure Nicolas Clément. Cela suppose toutefois de trouver des associations confessionnelles suffisamment engagées sur le terrain. « Il faut impliquer le ministère des cultes dans cette démarche. C’est un point essentiel, car le collectif ne doit pas seulement interpeller les pouvoirs publics mais la conscience de chacun, et notamment celle des croyants », souligne François Le Forestier, responsable du pôle « précarité et exclusion » de l’association Aux captifs, la libération.

En dépit de ces limites, le collectif est parvenu à modifier en profondeur la prise en compte de la mort. Et à insuffler aux travailleurs sociaux la force d’accompagner jusqu’au bout, sans fatalisme. « Il a rendu visible la réalité de la mort à la rue », résume François Le Forestier.

Notes

(1) Elle a rendu publique le 14 décembre dernier celle sur la mortalité des personnes sans domicile en 2015 – En ligne sur www.mortsdelarue.org – Voir ASH n° 2988 du 16-12-16, p. 18.

(2) Deux adhérents de poids, Aurore et Romeurope, viennent de rejoindre les rangs de l’association.

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