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« Aborder le travail social en train de se faire »

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Des chercheurs d’universités et de centres de formation ont créé le réseau Hybrida-IS afin de comprendre l’activité concrète des travailleurs sociaux en croisant les disciplines et les savoirs. « Une volonté de faire de la recherche autrement », explique Philippe Lyet, directeur adjoint.
Comment est née l’idée de votre réseau de recherche ?

Il a été fondé le 3 juin dernier dans la foulée du plan d’action en faveur du travail social et du développement social, qui invite à créer des réseaux de recherche associant des universités et des centres de formations sociales. Dix équipes de recherche(1) ont ainsi créé un réseau international mixte universités-écoles de travail social pour faire de la recherche autrement. Celui-ci est en cours de développement : il compte six nouvelles équipes dont des chercheurs de Suisse et du Québec.

Plusieurs associations et réseaux se mobilisent déjà pour promouvoir la recherche dans le champ social. En quoi votre réseau se distingue-t-il ?

A la différence des associations, nous proposons un dispositif opérationnel de recherche à travers la création d’un groupement d’intérêt scientifique, comme il s’en est créé d’autres depuis(2). Notre réseau se distingue également par son hybridité institutionnelle, puisqu’il associe des équipes d’universités et d’écoles françaises et étrangères et son hybridité scientifique puisqu’il croise différentes approches disciplinaires et courants théoriques – d’où son nom Hybrida-IS (intervention sociale). En outre, alors que l’orientation dominante de la recherche porte sur l’analyse critique des politiques sociales, nous nous intéressons à un objet particulier, l’action en train de se faire dans le champ du travail social pensé comme un champ de pratiques.

Votre orientation porte en effet sur les « métiers en actes/actes de métier et dynamiques de professionnalisation ». Que voulez-vous dire par là ?

L’objectif est de comprendre comment les intervenants sociaux, alors qu’ils sont soumis à des injonctions politiques, des règles et des dispositifs, construisent leurs pratiques avec les personnes. Comment, à travers des jeux de négociations et d’interactions extrêmemement complexes, se produit le travail réel, qui est nécessairement à distance du travail prescrit. Et quel est ce travail réel dans un contexte où les politiques sociales ont profondément été réformées depuis dix ans. Il s’agit d’analyser les « métiers » en actes en intégrant la part émotionnelle. Car les professionnels ne peuvent appliquer des valeurs et des principes que s’ils sont capables, parfois en quelques secondes, de puiser dans leurs apprentissages et leurs expériences, pour arbitrer entre des exigences politiques, institutionnelles et économiques. Ils doivent donc « sentir » comment l’action évolue, ce qui les amène parfois à se tromper, mais aussi à faire des trouvailles intéressantes. Nous interrogeons les métiers à partir des dynamiques collectives mais aussi individuelles, en examinant la façon dont les praticiens font l’outil à leur main.

N’y a-t-il pas un risque, en se centrant sur les métiers, d’oublier les usagers ?

Non, car on ne peut pas étudier les métiers des intervenants sociaux sans comprendre les « métiers » des bénéficiaires, au sens où ceux-ci doivent désormais coopérer et faire un « travail sur soi »(3). Il y a des interactions très fortes entre ces deux séries d’acteurs amenés à coconstruire leurs pratiques. Avec des résultats souvent nuancés : chacun tire des avantages des situations, mais aussi des contraintes et des frustrations…

Votre réseau privilégie les recherches « conjointes » ou « collaboratives ». De quoi s’agit-il ?

C’est un courant de recherche qui « hybride » les savoirs en croisant ceux des chercheurs, des praticiens du champ social et des usagers. Je préfère d’ailleurs les termes de « recherches conjointes multiréférentielles ». L’objectif est d’aborder le travail social en train de se faire à travers une approche interdisciplinaire et non plus monodisciplinaire. C’est comme si le travailleur social jonglait avec une série de balles et qu’on ne cherchait plus à regarder séparément chacune d’entre elles mais à appréhender la dynamique d’ensemble.

En quoi la méthodologie diffère-t-elle des recherches classiques ?

Ici, ce ne sont plus les chercheurs qui viennent appliquer leurs méthodes. Tous les participants, qui sont issus d’horizons différents, se mettent d’accord, pendant quelques mois ou quelques années, sur un projet de recherche et sur la manière de le conduire. Et chacun ensuite s’approprie les outils et les fait évoluer. Par exemple, à Dijon, j’ai participé avec deux autres chercheurs et 15 travailleurs sociaux et cadres à une recherche sur ce qui se joue dans la relation avec les parents en protection de l’enfance. Nous avions retenu au départ comme méthode de filmer les rencontres des professionnels et des parents dans différents dispositifs afin qu’ensuite chaque praticien puisse voir comment il se comporte. Ensuite, les acteurs se sont approprié le dispositif et on a décidé que cette confrontation du professionnel à sa pratique ne se ferait plus individuellement mais avec l’ensemble des participants afin de favoriser les échanges. Ces derniers ont permis de faire évoluer les points de vue des chercheurs et des praticiens avec des résultats particulièrement intéressants. Par exemple, un travailleur social a reconnu que, jusqu’ici, il avait le sentiment de toujours mal faire et d’être un mauvais professionnel. Aujourd’hui, il comprenait qu’il ne pouvait pas agir autrement et que ce doute permanent faisait partie de son métier. La contrepartie est qu’il s’agit souvent de recherches longues – celle de Dijon a duré trois ans.

Vous prônez une « hybridité » disciplinaire, mais la plupart des chercheurs des instances de votre réseau relèvent des sciences de l’éducation et de la sociologie…

C’est vrai qu’au départ nous réunissions surtout des sociologues et des chercheurs en sciences de l’éducation. Mais, depuis, nous avons été rejoints par des membres de laboratoires de géographie, de sciences politiques, de psychologie sociale, de linguistique… Le verre se remplit progressivement…

N’allez-vous pas être freinés par la faiblesse des moyens ?

Il y a un risque. L’appel à projets de la direction générale de l’action sociale – auquel nous avons répondu en proposant un programme de recherche qui n’a pas été retenu(4) – semblait ouvrir des perspectives nouvelles, mais la faiblesse des moyens alloués interroge sur l’ambition de l’Etat. Par ailleurs, des conseils départementaux et régionaux participent au financement de recherches collaboratives. A nous de produire des recherches de ce type et d’en montrer l’intérêt pour enclencher une vraie dynamique.

Vous avez en projet la création d’un doctorat international en travail social(5)

Notre idée est de proposer une formation doctorale internationale et interdisciplinaire en cohérence avec l’orientation scientifique de notre réseau. Il s’agit, dans une première étape, d’associer deux doctorats de pays différents dans le cadre d’une cotutelle internationale de thèse. Grâce à l’accord que nous venons de signer avec la COMUE [communauté d’universités et établissements] de Normandie et l’université Lusíada de Lisbonne, les étudiants peuvent ainsi obtenir deux doctorats, l’un en sciences de l’éducation en France, l’autre en travail social au Portugal à partir d’une seule thèse et d’une soutenance unique – quatre étudiants sont déjà inscrits. Mais l’idée est d’aller plus loin et de parvenir, grâce à une convention-cadre signée entre plusieurs instituts de pays différents, à une formation intégrée avec plusieurs entrées disciplinaires débouchant sur un doctorat international, qui s’intitulerait « doctorat en sciences du travail du social et du soin ». C’est une fusée à deux étages, le projet est bien avancé.

Propos recueillis par Isabelle Sarazin

Quatre instances de pilotage

Le groupement d’intérêt scientifique (GIS) Hybrida-IS comprend :

1. une équipe de direction :

– directeur : Richard Wittorski (professeur, CIVIIC Rouen), initiateur du réseau,

– directeur adjoint : Philippe Lyet (responsable du centre de recherche de l’ETSUP),

– chef de projet : Patrick Lechaux (chercheur en sciences de l’éducation, Escol, Paris-VIII) ;

2. un conseil du GIS : composé de chercheurs docteurs, il décide des orientations et actions du GIS ;

3. un conseil scientifique : présidé par Didier Demazière, sociologue et directeur de recherche au CNRS. Composé de chercheurs nationaux et internationaux, il est le garant de la qualité scientifique des activités ;

4. un comité consultatif « recherche et prospective » : présidé par Bertrand Coppin, directeur de l’IRTS Hauts-de-France, assisté d’un vice-président issu des milieux professionnels, il travaille aux liens entre la recherche et les transformations de l’appareil de formation.

Un colloque est prévu au printemps 2018.

Contact : patrick.lechaux@wanadoo.fr – https://hybridais.hypotheses.org.

Notes

(1) Neuf françaises (quatre laboratoires universitaires – Caen, Rouen, Bourgogne, Lille-3 – et cinq établissements de formation en travail social – ETSUP Paris, IREIS Rhône-Alpes, Irtess Bourgogne, IRTS Hauts-de-France, IRTS Normandie-Caen) et une étrangère (Institut supérieur en service social de l’université de Lisbonne).

(2) NDLR : par exemple, le GIS-Critis (Centre de recherche international sur les transformations et l’intervention sociales), composé de l’IRTS-IDS Normandie (LERS), l’IRTS PACA et Corse, l’Itsra, l’université de Lorraine, l’université de Calabre et l’école de travail social de l’université de Barcelone – www.critis.fr.

(3) Selon la thèse défendue par Didier Wrancken et Claude Macquet – Le travail sur soi – Vers une psychologisation de la société – Ed. Belin, 2006.

(4) Deux projets ont été sélectionnés : « Penser l’innovation sociale pour démocratiser les pratiques d’intervention sociale » – Association pour le développement social et culturel international (ADSCI) ; « Des usager-e-s inclu-e-s dans la formation et la recherche collaboratives en travail social » (partie module de formation « précarité ») – Collectif Soif de connaissances.

(5) Qui s’ajouterait donc aux deux montages existant en France pour créer un doctorat en travail social (qui n’est pas reconnu comme une discipline) : le doctorat « travail social » de la chaire du travail social et de l’intervention sociale du CNAM, qui est une mention à un doctorat de sociologie ou de sciences de l’éducation, et le doctorat en travail social coproduit avec une université portugaise par l’IRTS Paris-Ile-de-France.

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