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« Une société sans emploi peut être une société débordante d’activités »

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Alors que nous produisons plus de richesses, la part du travail humain se réduit. Pour le sociologue et philosophe Raphaël Liogier, ce qui ressemble à une catastrophe est, au contraire, une chance. Allant à l’encontre des idées reçues, il plaide, dans un ouvrage, pour une société assise, non sur le travail, mais sur le « désir d’être » des individus. Et il prône pour cela plusieurs réformes systémiques.
« Le vrai progrès social, c’est d’en finir avec le travail tout court », affirmez-vous. N’est-ce pas contradictoire avec le fait que des millions de personnes aspirent justement à un travail ?

En réalité, elles sont prises en otage par un système qui promeut le travail parce qu’il a été conçu à une période où l’on ne pouvait pas faire autrement. Il a fonctionné pendant longtemps avec des hauts et des bas mais, progressivement, le mécanisme s’est enrayé. La capacité à produire des biens à un coût marginal de plus en plus faible, née de la révolution postindustrielle, a permis d’envisager un monde sans travail. Les objets nécessaires à la survie et aussi au confort objectif des gens sont produits tellement facilement et massivement que cela a libéré l’activité humaine. C’est une bonne nouvelle mais nous en avons fait un problème car nous demeurons prisonnier du travail qui est à la fois magnifié et en même temps rejeté. Etre chômeur est en effet considéré comme une forme de dévaluation sociale, identitaire et culturelle. Mais la richesse, ce n’est pas l’emploi, c’est ce que l’on fabrique avec l’emploi. Si aujourd’hui nous sommes capable de produire davantage de biens avec moins d’emploi, il faut repenser notre organisation économique et sociale et il ne faut pas nous accrocher à quelque chose qui n’a plus de sens.

Ce changement de système serait rendu possible, dites-vous, par les progrès technologiques qui réduisent inéluctablement la part du travail humain…

Ce n’est pas tant l’augmentation de la productivité qui est en jeu que le fait que la production est désormais de plus en plus prise en charge par les machines qui ne sont pas forcément plus rapides mais qui effectuent davantage de tâches confiées jusque-là aux humains. Cette évolution est due à l’automatisation des activités physiques et répétitives et à la robotisation d’une partie du travail mental humain, tout ce qui touche aux calculs et aux opérations mathématiques. La dernière étape, qui a démarré au début des années 2000, est l’avènement de ce que j’appelle la « technoscience décisionnelle et empathique ». Il s’agit de la possibilité donnée à des machines d’arbitrer entre deux calculs possibles, donc de prendre des décisions. D’ores et déjà, 70 % des ordres boursiers à Wall Street proviennent d’algorithmes. Même les services à la personne, dont on pensait qu’ils ne pouvaient être pris en charge que par des humains, sont concernés en raison de la subjectivaction croissante des objets qui vont être de plus en plus capables de s’adapter aux interactions avec les humains.

Que reste-t-il comme activité aux êtres humains ?

Avec le « deep learning », la machine peut apprendre et réagir mieux et plus vite que les gens dans tout type de situation. Mais il existe une chose que ne fait pas la machine : elle n’invente pas de nouvelles activités. L’humain, lui, va inventer des activités, des sports, des jeux, des arts… La véritable créativité, ce n’est pas la capacité à réagir, même dans situations complexes, ni de répondre à un problème. C’est créer les problèmes qui ne se posent pas. C’est, par exemple, l’origine des mathématiques. Il en découle qu’une société sans emploi peut être une société débordante d’activités. Certains prétendent que les gens ne veulent rien faire, qu’ils sont naturellement paresseux… c’est complètement faux. Il existe, selon moi, trois niveaux de motivation humaine : le désir de survivre, celui de vivre et enfin le désir d’être qui a toujours été présent. L’humain est avant tout un animal narratif qui cherche à se distinguer. C’est de ce souci de distinction que découle le désir de compétition. Traverser l’Atlantique à la rame n’a aucune utilité en soi. Mais autant le sport que les religions ou l’art permettent de raconter des choses sur soi, de se distinguer.

Nous irions donc vers une société de l’activité, non de l’emploi ?

Nous sommes déjà partiellement libérés du travail obligatoire. Le problème est que nous n’y croyons pas et que nous faisons de cette absence de travail un désastre. On désespère les gens car on a attaché le travail à l’identité. Mais sans travail, nous serions pour la plupart encore plus actifs. Combien de gens n’attendent qu’une chose, être en vacances ou à la retraite pour faire véritablement ce qui leur plaît. Paradoxalement, nous avons réduit le temps où on a le droit légitime d’être actif en mettant des gens à la retraite à un âge où ils sont encore souvent en forme. Notre société est prête au contraire pour être une société de retraités actifs de tous les âges.

Pour accompagner cette évolution, vous proposez d’instaurer un revenu universel inconditionnel de haut niveau. Quelle serait son utilité ?

Ce revenu universel permettrait à chacun d’avoir de quoi vivre décemment tout en menant toutes sortes d’activités, rémunérées ou non. Il ne peut pas être de bas niveau c’est-à-dire inférieur à 750 €, car il finirait par avoir à peu près la même fonction que les minima sociaux actuels. Je propose donc une fourchette allant de 1 000 à 1 800 € mensuels par personne, ce qui représenterait entre 40 et 50 % du PIB, afin de couvrir à la fois les dépenses de survie et celles liées au confort objectif. Sachant que ce revenu d’existence serait une façon de produire de l’activité, donc un gain. Il serait rendu possible aussi par Internet et l’économie du partage, c’est-à-dire la possibilité de bénéficier de l’usage d’un certain nombre de biens sans nécessairement en détenir la propriété. Ce revenu d’existence de haut niveau devrait impérativement être accompagné d’une recomposition du droit du travail. Avec le revenu d’existence, chacun pourrait mener plusieurs activités. Il n’y aurait plus d’exclusivité du contrat de travail et plus de possibilités de chantage à l’emploi. Un système où le contrat de travail reste central pour subvenir à ses besoins n’est plus adapté à la nouvelle donne.

Vous prônez également l’établissement d’un impôt progressif sur le patrimoine global des individus…

La protection sociale est financée pour l’essentiel sur le travail. Ça n’est plus possible dans un contexte où la part du travail humain se réduit. Il y a de plus en plus de demandeurs et de moins en moins de contributeurs. La véritable richesse ne se situe plus dans le revenu du travail mais dans le capital. On voit se créer des concentrations de capitaux qui sont non seulement injustes mais surtout préjudiciables à l’économie et au principe de compétition censé fonder une société réellement libérale. La seule manière de mettre des individus en compétition avec un minimum d’égalité entre eux consiste à taxer le capital des personnes physiques. De même qu’il y a une flexibilité par le bas, il y aurait ainsi une flexibilité par le haut. La progressivité de cet impôt serait fonction de la capacité de son détenteur à en faire quelque chose d’utile pour l’économie et la société. S’il s’avère incapable de piloter son capital, il sera davantage imposé afin de remettre l’argent dans le pot commun pour financer, notamment, le revenu d’existence.

Vous proposez aussi de faire de la TVA un outil de pilotage politique. De quelle façon ?

Je suis favorable à une TVA qui aurait une double fonction : financer une protection sociale qui ne peut plus être financée par le travail, et promouvoir le développement durable et l’écologie. Certaines activités rapportent beaucoup mais ne sont peut-être pas désirables d’un point de vue collectif. Je pense à la production de tabac ou à celle du gas-oil. On pourrait alors taxer plus fortement ces produits. Cela permettrait de créer une TVA négative sur d’autres produits qui, eux, seraient a priori bons pour la société et l’humanité. Avec le revenu d’existence de haut niveau, l’impôt progressif sur le capital et cette TVA à la fois sociale et écologique, l’ensemble de nos sociétés industrielles avancées pourrait repartir sur d’autres bases. Le système actuel, basé sur le travail, le chômage et la retraite, deviendrait obsolète.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Raphaël Liogier, sociologue et philosophe, est professeur à Sciences Po Aix-en-Provence et, à Paris, au Collège international de philosophie. Il publie Sans emploi : condition de l’homme postindustriel (éd. Les Liens qui libèrent, 2016).

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