Ils sont arrivés en bus, le 2 novembre, vers minuit : 36 adolescents soudanais, le bonnet tiré jusqu’aux yeux, en tongs et t-shirt, chacun muni d’un sac. Fermés, méfiants, inquiets. Evacués du campement de Calais le matin même, accompagnés de fonctionnaires britanniques et escortés par des gendarmes. « Ils ne savaient pas où ils étaient, ni qui nous étions », lâche Guillaume Mery, le responsable du lieu, encore plein de la gravité de cet instant.
La scène s’est déroulée à Châtillon-d’Azergues (Rhône), une petite commune de 2 200 habitants, au nord de Lyon. A l’écart du village, en pleine campagne, devant le château de Lassalle, haute et massive demeure bourgeoise entourée d’un parc verdoyant, un comité d’accueil attendait les 36 jeunes : Pierre Castoldi, sous-préfet de Villefranche-sur-Saône, Bernard Marconnet, maire de Châtillon-d’Azergues, Philippe Mortel, directeur général adjoint de la Fondation OVE, et Guillaume Mery, responsable du site. Ceux-ci venaient d’ouvrir les portes de ce centre d’accueil et d’orientation de mineurs non accompagnés (CAOMI), créé la veille par une circulaire du ministère de la Justice(1). Sa mission : assurer la mise à l’abri en urgence de ces jeunes exilés âgés de 14 à 17 ans.
Dans la maison, un repas chaud les attendait, ainsi que de vraies chambres avec des lits, ce qu’ils n’avaient pas connu depuis longtemps. « Je leur ai dit : “Prenez du repos, on est là pour vous, à votre écoute.” Je leur ai promis le calme et la sécurité, raconte Guillaume Mery. Ils ne nous croyaient pas, ils avaient peur d’être parqués. » Comment auraient-ils pu avoir confiance, eux qui s’étaient retrouvés seuls en exil, dans des conditions de vie extrêmement précaires et dans l’attente sans fin d’un passage en Angleterre ? Comment rassurer ces adolescents plongés dans une incertitude désespérante quant à leur seul projet – trouver refuge outre-Manche – et dans une insécurité fondamentale – enfants sans famille, sans foyer, sans papiers ?
Face à ce défi difficile à relever, un CAOMI n’offre qu’un cadre transitoire(2) : un hébergement et un suivi pour une durée de trois mois sous la responsabilité directe de l’Etat français, en attendant qu’une solution se dessine. Soit l’asile en Grande-Bretagne, soit une demande d’asile en France et, en ce cas, une prise en charge par la protection de l’enfance ou, pour les jeunes devenus majeurs, par d’autres services ou institutions. De fait, le CAOMI n’a rien à voir avec une structure du secteur social ou médico-social. Ici, pas de projet d’établissement, pas de contrat de séjour ni de rattachement à l’aide sociale à l’enfance. « Nous ne sommes pas tuteur ou administrateur de ces jeunes, précise Philippe Mortel. Nous avons trois missions. La première est humanitaire : les mettre à l’abri, en urgence, dans de bonnes conditions, leur offrir un toit, à manger, des habits, des soins… La deuxième est de leur permettre de se sentir bien, de respecter leur intimité, leur personnalité, de les mettre en confiance. Il faut les remettre à leur place d’adolescents. Notre troisième mission consiste à apporter la réponse la plus structurante possible, notamment en les scolarisant. »
De l’aveu même de son directeur général adjoint, la Fondation OVE n’avait pas de compétences concernant l’accueil des exilés mineurs. Mais plusieurs raisons expliquent que ce groupe associatif spécialisé dans le handicap et qui emploie près de 2 000 personnes se soit lancé dans une telle aventure. En 2015, la fondation avait annoncé sa volonté d’élargir ses missions. L’Etat souhaitant organiser l’accueil des réfugiés, elle avait proposé d’ouvrir un hébergement dans sa propriété de Châtillon-d’Azergues, fermée le 1er janvier dernier à la suite d’un transfert d’activité. Une initiative qui est aussi un retour à la vocation première d’OVE, fondée par des résistants à la Libération pour prendre en charge des enfants victimes de la guerre. Le château de Lassalle est justement l’un des lieux d’accueil ouverts en 1945. Il s’agissait aussi de réaffirmer un principe fondateur : « l’accueil inconditionnel », affirme Philippe Mortel. « La fraternité est une valeur un peu trop oubliée. On se bat dans nos établissements pour qu’il n’y ait pas de critères d’admission, quelle que soit la structure. On identifie les besoins et on essaie d’y répondre. Il faut être très ambitieux pour les personnes accueillies, leur permettre de vivre en milieu ordinaire, œuvrer en faveur de leur inclusion scolaire et de leur insertion. » A Châtillon-d’Azergues, « ce sont tous des enfants, partis dans des conditions dramatiques de régions du Soudan en guerre telles que le Darfour, et qui n’ont pas vécu une vie d’enfant », souligne-t-il. Pas question ici de voir ou de permettre qu’on voie ces jeunes comme une menace. « Si ces adolescents sont bien accompagnés, scolarisés, on aura gagné. Nous souhaitons qu’ils aient une vie la plus normale possible. Nous sommes ambitieux et exigeants pour tout jeune que nous accueillons, comme nous le sommes naturellement pour nos propres enfants. »
La création du CAOMI a été très rapide. Mi-octobre, les services de l’Etat ont sollicité la Fondation OVE sans pouvoir préciser la date exacte du transfert des jeunes. Le château de Lassalle était alors fermé, dépourvu de mobilier, d’électricité et de chauffage. « J’ai aussitôt envoyé un e-mail aux directeurs d’établissements de Rhône-Alpes pour collecter du matériel, des lits, des matelas… relate Philippe Mortel. Il y a eu une importante mobilisation interne. C’est arrivé de tous les côtés. » Il a fallu aussi recruter une équipe en très peu de temps, et seulement pour quelques mois. Un double défi. La Fondation OVE a alerté ses salariés et son réseau. Le plus ardu était de trouver un responsable de site pour ce lieu relevant plus de l’humanitaire que du social. Un cadre du groupe a proposé un ami : Guillaume Mery. « Il fallait qu’il accepte de travailler dans l’urgence avec une part d’inconnu, sans stresser. Il avait une expérience dans l’humanitaire et des compétences dans l’animation », argumente Philippe Mortel. « Nous avons eu un entretien téléphonique un jeudi soir, raconte de son côté Guillaume Mery. Vendredi midi, j’ai dit “oui”. Lundi, je suis arrivé. J’avais plein de questions, mais j’étais très motivé. » Depuis quatre ans, il travaillait comme auto-entrepreneur en rénovation intérieure. Côté logistique et résolution de questions techniques, il était aguerri.
Autre priorité : trouver des interprètes faisant fonction d’animateurs et un professeur de français langue étrangère (FLE). « On ne savait pas qui on allait accueillir, se souvient Philippe Mortel. On nous avait seulement dit que les jeunes venus de Calais seraient syriens, afghans, érythréens ou soudanais. » La fondation s’est appuyée pour cela sur un partenaire, l’association Singa, spécialisée dans l’accueil, l’accompagnement et la défense des droits des réfugiés. Celle-ci a déniché quelques candidats parmi ses bénévoles. Quatre d’entre eux, afghan, érythréen et syriens, parlant l’arabe ou l’anglais, ont été embauchés rapidement. « La plupart des jeunes parlent l’arabe, précise le responsable associatif, sauf quatre dont la langue est le massalit, le dialecte d’une petite minorité notamment au Soudan. On cherche encore un interprète. » Les autres recrutements ont soulevé moins de difficultés. Deux éducateurs, deux psychologues (pour un mi-temps) et un veilleur de nuit ont été recrutés parmi les salariés ou dans le réseau de la fondation. Celle-ci a fait appel aussi à l’Ecole santé social Sud-Est (ESSSE) pour trouver une stagiaire assistante sociale. « Cette équipe est suffisante. Les jeunes venus de Calais sont cabossés par la vie mais n’ont pas de handicap, ils se prennent en charge », justifie le directeur général adjoint.
En moins de dix jours, le responsable du site s’est chargé, avec l’aide d’artisans, de remettre en marche la chaudière, le chauffe-eau, la cuisine professionnelle et sa chambre froide, mais aussi d’équiper les chambres et les salles communes en mobilier, avec le concours bénévole d’administrateurs et de salariés de la Fondation OVE. Tout en constituant pour les jeunes exilés des « kits » de produits d’hygiène et de vêtements en vue de leur arrivée. L’après-midi du 2 novembre, alors que le bus partait de Calais, a surgi un ultime imprévu. « On nous avait dit que les jeunes seraient 30. Dans l’après-midi, on a su qu’ils étaient 36. Nous sommes partis aussitôt acheter des lits supplémentaires », raconte Philippe Mortel. De son côté, la municipalité de Châtillon-d’Azergues, avertie tardivement par le sous-préfet de la création du CAOMI, avait ouvert ses portes aux associations pour qu’elles y déposent leurs dons. Résultat : 300 kilos de vêtements destinés aux jeunes exilés. Une soixantaine de bénévoles se sont en outre réunis à la mairie pour proposer leur aide. « Il y a eu un véritable élan de solidarité », salue le directeur général adjoint.
Les premiers jours, l’équipe de L’AMI (Lieu d’accueil pour mineurs isolés, nom donné au CAOMI) a laissé une grande liberté aux adolescents. Habitués à des nuits sans sommeil, ceux-ci avaient besoin de dormir dans la journée. La priorité : les mettre en confiance et créer des liens. « Ne jamais être intrusif, ne pas poser de questions. Si eux veulent partager, on est à leur écoute. On n’entre pas dans leur chambre, on frappe à la porte et on attend la réponse. Il est important qu’ils retrouvent un espace privé, une intimité », explique Guillaume Mery. « On les a laissés se poser. On leur propose des choses, ils s’en saisissent s’ils le souhaitent », ajoute Emmanuelle Falcoz, monitrice-éducatrice. « Les premiers jours, c’était très lourd. Il n’était pas facile pour eux d’accepter d’être là. On fait la cuisine, le ménage, des jeux de société. Ils me parlent, on échange beaucoup », témoigne pour sa part Roula Yaziji, réfugiée syrienne recrutée comme animatrice-interprète. « Ils ont besoin d’affection, de soutien. Ils cogitent énormément, ils ont besoin de se détendre en se concentrant sur autre chose », confirme Mayada Chamy, également réfugiée syrienne, qui enseigne le français.
L’AMI a organisé une consultation médicale sur place, trois jours après l’arrivée des jeunes. L’agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes a instruit les dossiers de l’aide médicale de l’Etat et a permis la signature d’une convention avec l’hôpital de Villefranche-sur-Saône, le procureur de la République signant les autorisations de soins. « On leur a tous proposé de voir un médecin généraliste, en présence d’un interprète ou sans son aide. Une dizaine ont refusé, précise le responsable du lieu. La majorité est en bonne santé, mais le bilan psychologique est lourd pour plusieurs d’entre eux. Ils ont subi des traumatismes et vécu des situations angoissantes. Il y a huit ordonnances d’antidépresseurs. » Blessé à la jambe, l’un des jeunes Soudanais a pu être pris en charge par le service pédiatrique de l’hôpital.
Apporter à ces jeunes un soutien psychologique s’est révélé nettement plus compliqué. « Nous avons surtout été là pour les accueillir, pour des échanges informels. En plus des obstacles linguistiques, il est difficile de mener des entretiens individuels car ils nous assimilent à des psychiatres pour les fous », indique Blandine Riamon, l’une des deux psychologues dont la présence est cependant indispensable. Au fil des jours, les jeunes Soudanais ont commencé à raconter les violences subies ou vues dans leur pays, au cours de la traversée de la Libye et de la Méditerranée, ou à Calais. « Ils présentent des symptômes anxiodépressifs, des traumatismes, ils confient des choses très difficiles à entendre », détaille la psychologue.
Au quotidien, les adolescents ont été invités à participer aux tâches communes – mettre la table, faire la cuisine et la vaisselle –, mais sans obligation. « Certains jeunes n’appréciaient pas trop les repas livrés par la cuisine centrale de la Fondation OVE, détaille le responsable du site. Nous sommes donc passés sur un mode mixte : ils cuisinent en plus un plat typiquement soudanais. Par ailleurs, on a appris qu’ils aimaient boire souvent du thé très sucré dans la journée. On s’est mis à acheter de grosses quantités de sucre. Ils font le thé, ils s’organisent. » A partir du 19 novembre, les repas n’ont plus été plus livrés. « Ils sont en autonomie : cuisine, ménage, rangement… annonce Guillaume Mery. On veut qu’ils se sentent chez eux, qu’ils aient une vie normale. »
Les adolescents jouent souvent ensemble aux dames et à Puissance 4. Ils aiment aussi faire du foot dans le jardin. « On essaie de les initier à d’autres sports, en commençant par des échauffements, puis des exercices. La première fois, je leur ai proposé de faire du renforcement musculaire. Une vingtaine de jeunes sont venus. Aujourd’hui, lors de la troisième séance, ils ont découvert le hockey », relate Camille Neumann, chargée de mission en activité physique adaptée. Au programme, également, des cours de français. « Ils sont libres de venir, précise Mayada Chamy. Le matin, j’ai dix élèves, tous ont été scolarisés et ont envie d’apprendre. Plusieurs connaissent l’anglais et donc l’écriture latine. L’après-midi, j’ai un groupe de sept, mais ils ne viennent pas tous. Je laisse ma porte ouverte, vient qui veut. L’un d’eux est analphabète. Je lui dis : “Reste, tu écoutes, tu t’habitues.” » Réfugiée syrienne, la jeune femme est souvent sollicitée. « Après le cours, un ou deux viennent me parler. Ils me posent beaucoup de questions sur l’exil, le statut de réfugié. Ils se plaignent beaucoup : “Il faut attendre… et après” »
Fin novembre, un collège a ouvert une classe adaptée pour trois heures de cours de FLE et de maths. Un groupe s’y rend le matin, un autre l’après-midi : 17 adolescents ont accepté cette scolarisation. « D’après le test d’évaluation, la moitié ne savent ni lire ni écrire, six ont un niveau de cycle 2 (CP-CE2) en maths et dans leur langue, seuls deux d’entre eux ont un niveau de fin de collège et possèdent des connaissances en anglais », révèle Philippe Mortel.
Reste que la plupart, sinon tous, n’ont qu’un rêve : trouver refuge en Grande-Bretagne. Or des représentants du Home Office britannique sont venus le 16 novembre entendre chaque jeune Soudanais afin qu’il présente sa demande d’asile. Les questions des adolescents ont été nombreuses avant l’arrivée des fonctionnaires anglais. « La première a été sur la manière de se préparer. Plusieurs avaient déjà eu un entretien à Calais. Ils en parlaient beaucoup entre eux, il y avait des rumeurs », confie Els Hendrikx, stagiaire assistante sociale. « Nous leur avons donné toutes les informations que nous avions pu réunir, poursuit le responsable du site. Certains ne voulaient pas aller à l’entretien. On leur a expliqué : “C’est votre seule chance, c’est aujourd’hui ou jamais, les Anglais ne reviendront pas.” » Finalement, « la journée a été très tendue, mais tous ont passé les entretiens, décrit le responsable. Le soir, nous avons fait des crêpes pour détendre l’atmosphère. Toute l’équipe est restée pour les soutenir. » L’Etat britannique a promis des réponses dans un délai de deux mois(3).
En attendant, au fil des jours, des notes positives éclairent des moments plus sombres : des jeunes qui chantent en faisant la vaisselle, d’autres qui s’amusent en jouant ou en faisant du sport, des soirées passées à regarder la vieille série Prison Break, les prières faites discrètement dans les chambres, les liens qui se nouent, la confiance qui s’installe. Pas de drogue, pas d’alcool, pas de violence… Mais il y a aussi ce jeune qui s’est enfui et n’a pas été rattrapé. Ou cet autre qui proteste parce qu’il n’a pas eu de médicaments quand il avait un rhume, et parce qu’il voudrait des cours d’anglais, comme à Calais. Et il y a l’attente, encore.
(1) Voir ASH n° 2983 du 11-11-16, p. 41. Ces centres d’accueil ayant été créés dans l’urgence quinze jours avant notre reportage, la Fondation OVE n’avait pas encore d’informations à communiquer sur le tarif de journée, le budget, la durée de vie du centre, ni sur les perspectives de prise en charge des adolescents.
(2) Voir l’avis du défenseur des droits sur les CAOMI, ce numéro, p. 6.
(3) Des incertitudes demeurent sur la possibilité pour ces jeunes de rejoindre la Grande-Bretagne. Celle-ci s’était engagée à accueillir tous les mineurs isolés ayant de la famille sur place et à « étudier » les dossiers de ceux « dont l’intérêt supérieur serait de rejoindre ce pays ». Mais les associations s’alarment d’un resserrement à la mi-novembre des critères du gouvernement britannique : avoir 12 ans ou moins, ou être exposé à un risque élevé d’exploitation sexuelle, ou avoir 15 ans ou moins pour les Syriens ou Soudanais. De plus, ces derniers jours, les autorités britanniques ont laissé entendre, dans une certaine confusion, que les portes du Royaume-Uni étaient désormais fermées aux mineurs non accompagnés encore présents sur le territoire français. Certains adolescents pourraient tenter de revenir vers Calais en vue d’un passage clandestin vers l’Angleterre.