C’est le fait qu’une partie importante de la population n’accède pas aux droits et aux dispositifs sociaux auxquels elle peut légitimement prétendre. Ce phénomène, que l’on observe en France comme ailleurs, n’est cependant pas nouveau. Les premiers travaux sur le sujet ont été réalisés en Grande-Bretagne juste après la Seconde Guerre mondiale. Des prestations avaient été instituées et il avait été prévu de mesurer leur impact pour savoir si elles atteignaient les publics auxquels elles étaient destinées. En France, le non-recours émerge dès 1973 dans les travaux menés par Antoinette Catrice-Lorey, spécialiste de la sécurité sociale, à la demande de la CNAF [Caisse nationale des allocations familiales]. La notion est ensuite revenue dans le débat public dans les années 1990, notamment sous l’impulsion de l’économiste Antoine Math et de son confrère néerlandais Wim van Oorschot.
A notre petite échelle, au sein de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), nous essayons d’élaborer des chiffres à partir des informations dont nous pouvons disposer mais la puissance publique, elle, n’a pas systématisé la collecte des données sur cette question. C’est d’ailleurs ce que regrettent des acteurs locaux, collectivités territoriales mais aussi organismes sociaux, qui – notamment du fait de l’existence du plan gouvernemental de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale – cherchent actuellement à développer les connaissances dans ce domaine. Les choses bougent aussi au sein des organismes sociaux, en particulier de la branche famille de la sécurité sociale et de l’assurance maladie, très impliquée sur le sujet. Dans le domaine de la santé, on dispose d’ores et déjà de données massives.
Pour répondre à cette question, il faudrait disposer d’informations suffisamment exhaustives, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. On constate néanmoins que même des dispositifs connus peuvent présenter des taux de non-recours assez importants, comme la CMU-C [voir ce numéro, page 21] ou encore l’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé. Et lorsqu’on s’écarte de ces grandes prestations bien identifiées pour aller vers des dispositifs extralégaux conçus à l’échelle d’un territoire, on arrive à des taux de non-recours encore plus importants qui mériteraient d’être analysés.
La méconnaissance des dispositifs par les usagers et la complexité bureaucratique des prestations demeurent des facteurs incontournables. Les manques d’information des usagers et de formation des professionnels peuvent également être pointés du doigt. Par ailleurs, des dispositions propres à certaines prestations peuvent paraître stigmatisantes aux yeux d’usagers et les inciter à ne pas faire valoir leurs droits. L’usure et la lassitude peuvent aussi constituer des freins à la revendication de ces mêmes droits. Mais surtout, on s’aperçoit que certains usagers se sentent de moins en moins concernés par ces prestations qui leur sont pourtant destinées. De ce point de vue, le non-recours est révélateur de l’état de notre société.
Absolument, les besoins mais aussi les attentes, au sens de la représentation que les gens ont d’eux-mêmes en tant que citoyens et de ce qu’ils peuvent attendre en termes de solidarité, ne sont pas toujours pris en compte. Des personnes pourraient avoir besoin de telle ou telle prestation, mais décident de ne pas y recourir en raison d’un désaccord sur le fond. Ainsi, des travaux ont montré qu’une partie des non-recourants au RSA « activité » ont une bonne connaissance du dispositif mais ne souhaitent pas l’intégrer car ils jugent qu’il institutionnalise le soutien public au précariat. Nous sommes là dans des rapports de valeurs et de normes. Certains acteurs locaux, qui pensaient bien faire en créant des prestations extralégales, se sont ainsi heurtés à des taux de non-recours importants. Leurs dispositifs sont parfois complètement passés à côté de leur cible, car on n’oblige pas les gens à s’insérer dans un type de rapport social qui ne leur convient pas.
C’est un point sur lequel j’insiste dans cet ouvrage. C’est ce que j’appelle le « non-recours par non-demande ». A un moment donné, les gens ne se sentent plus légitimement concernés ni intéressés par ce que proposent les politiques sociales. Parfois même, celles-ci viennent heurter leurs représentations. C’est le cas, par exemple, avec l’APA [allocation personnalisée d’autonomie] qui, malgré les efforts et les compétences mis en œuvre, rebute bon nombre de personnes dépendantes et leurs aidants. Elles sont en fin de vie mais encore un peu autonomes, et elles attendent un rapport social respectueux.
Avec l’Odenore, nous participons souvent à des présentations et à des formations sur la question destinées aux professionnels, notamment dans le cadre d’un partenariat avec le CNFPT [Centre national de la fonction publique territoriale]. Autant ils intègrent très facilement l’idée que le non-recours puisse être lié à un manque de connaissances ou d’informations des usagers sur les dispositifs, autant le non-recours motivé par un manque d’intérêt des usagers pour les prestations proposées passe mal. « Ça n’est pas possible ! », s’exclament certains. Et je ne parle pas de leur étonnement lorsqu’il constatent qu’ils sont parfois, eux-mêmes et leurs organisations, la cause de non-recours.
Que ce soit dans le cadre des formations que nous animons ou dans celui d’une recherche que nous menons pour la DGCS [direction générale de la cohésion sociale], pour laquelle un rapport sera bientôt finalisé, nous ne remettons pas en cause leurs pratiques. Nous pointons plutôt les limites de leur action. C’est d’abord la question du sens qu’il faudrait remettre au centre de notre réflexion. Que l’on soit travailleur social de terrain ou directeur d’une caisse d’assurance maladie, il faut se poser la question des objectifs. Agir sur le non-recours demande probablement d’aborder les besoins et les attentes des populations de façon différente. Il faut faire évoluer le rapport au public et sortir de ces échanges de plus en plus formatés en raison de la montée en puissance du numérique. Il est également nécessaire de prendre conscience que l’on ne touche pas toutes les populations qui pourraient être concernées. La construction de nombreux dispositifs à partir de cartographies prioritaires explique peut-être en partie que l’on soit passé à côté de ces populations. Il faut donc repenser nos politiques sociales et nous appuyer sur les acteurs associatifs pour aller vers les usagers les plus éloignés des dispositifs. De ce point de vue, les expérimentations sur les travailleurs pairs qui commencent à se développer en France me paraissent prometteuses.
Les prestations sociales sont fondées depuis longtemps sur un système de ciblage des populations en difficulté en fonction de différents critères : revenus, âge, handicap… L’alternative serait d’aller vers une forme ou une autre de revenu universel. Est-ce possible ? Certains pays comme la Finlande expérimentent ce système. Il va falloir observer de près ce qu’il en résulte, mais le « Grand soir » du modèle social ne semble pas encore pour aujourd’hui. En attendant une éventuelle refonte de notre modèle de protection sociale, il faut rester vigilant. On peut améliorer le ciblage et éviter ainsi les biais stigmatisants qui provoquent du non-recours. Pour la très grande majorité des gens, la condition, l’obligation et même le devoir ne posent pas de problème. C’est lorsque les conditions de la prestation ne pas sont claires, et même contradictoires, que les usagers la refusent. Dans une société qui se veut efficace et socialement juste, il faut éviter à la fois les situations de fraude et de non-recours, sachant que le non-recours est considérablement plus important que la fraude. C’est ce qu’indiquait le Conseil d’Etat il y a quelques années en appelant le gouvernement à être davantage vigilant sur cette question.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Directeur de recherche au CNRS et enseignant à l’Institut d’études politiques de Grenoble (laboratoire PACTE), Philippe Warin anime l’Observatoire des non-recours aux droits et services. Il publie Le non-recours aux politiques sociales (éd. PUG, 2016).