L’époque valorise la participation et le pouvoir d’agir des personnes. Rien d’étonnant, donc, à ce que les groupes d’entraide mutuelle (GEM), qui s’appuient sur ces principes depuis leur création en 2005, suscitent l’intérêt. Leur évolution est regardée avec d’autant plus d’attention qu’ils inventent un modèle singulier d’organisation et d’accompagnement impliquant les personnes, qui pourrait inspirer plus largement le secteur social et médico-social. Une évaluation nationale, réalisée par l’Association nationale des centres régionaux d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité (Ancreai)(1), devrait d’ailleurs être présentée à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) et à la direction générale de la cohésion sociale début 2017.
Prévus dans le code de l’action sociale et des familles(2), les GEM ont été créés en 2005 par la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, qui reconnaît pour la première fois le handicap psychique. Puisant leurs racines, d’une part, dans l’expérience des clubs thérapeutiques issus de la psychothérapie institutionnelle et, d’autre part, dans celle des « club houses » inventés aux Etats-Unis(3), ces associations – nées sous l’impulsion de la Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie (Fnapsy)(4), de l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam) et de la Fédération d’aide à la santé mentale Croix-Marine (devenue Santé mentale France) – accueillent des personnes présentant des troubles psychiques – ou, depuis 2011, liés à un traumatisme crânien ou à une autre lésion cérébrale acquise. Objectif : leur permettre de retrouver une vie sociale satisfaisante par le biais d’activités (artistiques, culturelles, de loisirs…) ouvertes sur leur environnement immédiat.
« Les GEM redonnent envie à ces personnes en situation de fragilité de sortir de chez elles et de retrouver une fonction sociale qui les conduise à s’exprimer et à s’impliquer », explique François Walch, président du Collectif national inter-GEM (Cnigem), et adhérent du GEM Phœnix à Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques). Au-delà de la création de lien social et de la lutte contre l’isolement, ces lieux de rencontre, d’échange et d’entraide entre des adhérents souffrant de problèmes de santé similaires s’efforcent de jouer le rôle de « passerelle » vers le retour à l’emploi ou un accompagnement adapté. « Leur finalité n’est pas le soin mais la convivialité et le “vivre ensemble” », précise Marcel Jaeger, titulaire de la chaire de travail social et d’intervention sociale du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)(5). « Le GEM ne doit pas être un centre médico-psychologique bis, mais permettre aux personnes de reprendre en main leur histoire dans la cité », complète Philippe Guérard, président d’Advocacy France(6).
Les groupes d’entraide mutuelle fonctionnent selon le principe de coconstruction par leurs membres des décisions qui les concernent. Les adhérents de l’association – qui n’ont pas besoin d’être reconnus handicapés par la maison départementale des personnes handicapées – sont invités à décider de leur mode de fonctionnement, tant aux niveaux administratif et financier qu’au plan de leur organisation interne (règlement intérieur, activités…). « Ce sont des lieux d’autonomie des personnes dans un cadre collectif : elles peuvent y décider ensemble de ce qu’elles souhaitent mettre en place sans la participation des soignants ni des familles », précise Dominique Launat, vice-président du Cnigem au titre de Santé mentale France. La forme associative favorise l’accompagnement des membres dans l’exercice de leur citoyenneté tout en servant de levier à l’émancipation : « Les responsabilités exercées au niveau de l’association – bureau, conseil d’administration – révèlent des compétences, restaurent l’image des personnes et leur confiance dans leurs potentialités, l’envie d’apprendre, de partager et surtout de se projeter dans l’avenir », avance Lionel Moreaux, personne ressource auprès du GEM Vannes-Horizons (Morbihan). Soutenus par leur GEM, certains adhérents s’impliquent aussi dans la vie du quartier ou s’investissent dans des instances compétentes en matière de handicap (conseil départemental consultatif des personnes handicapées, commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées…).
Néanmoins, même si l’autonomie est au cœur de leur philosophie, les GEM sont adossés à un « parrain ». Obligatoire, ce dernier – une association d’usagers, un organisme susceptible d’apporter un soutien aux adhérents ou une association de familles – est chargé d’aider l’association qu’il parraine en cas de difficultés. Le GEM est, par ailleurs, épaulé par un ou plusieurs animateurs salariés (qui peuvent être secondés par des bénévoles), dont la tâche est d’appuyer les membres dans la gestion quotidienne – une fonction complexe et subtile encore mal définie (voir encadré ci-contre). Certaines structures bénéficient également du soutien d’un organisme gestionnaire qui fait office d’employeur et gère les locaux et les subventions.
En plus d’une réglementation initiale souple – un cahier des charges adossé à la circulaire du 29 août 2005 –, les GEM ont, dès le départ, bénéficié d’une subvention annuelle de 75 000 €, reconduite grosso modo jusqu’à aujourd’hui, qui a favorisé leur déploiement rapide. Non seulement les collectifs informels déjà existants ont pu se structurer (notamment en recrutant des salariés), mais des associations sociales et médico-sociales ont saisi cette opportunité financière pour initier de nouveaux groupes – avec, parfois, un effet d’aubaine amenant à la création de structures assez éloignées de l’esprit initial. A la fin 2006, il existait déjà 250 GEM.
Aujourd’hui, le nombre de groupes d’entraide mutuelle continue de croître : la CNSA en dénombre un peu plus de 400 (parmi lesquels environ 15 % accueillent des personnes cérébrolésées) et la création de nouveaux GEM a été annoncée en mai dernier lors de la conférence nationale du handicap. Toutefois, le cadre réglementaire est désormais plus strict : le transfert en 2011 du pilotage et du financement des GEM à la CNSA et aux agences régionales de santé (ARS) a été accompagné de la révision du cahier des charges. Ce dernier a été retouché en mars dernier après plusieurs mois de concertation, afin de sécuriser le fonctionnement de ces instances, notamment en clarifiant le rôle des différents acteurs. Mais pas de révolution : les modifications par rapport au cahier des charges de 2011 sont finalement peu nombreuses. Il s’agit de « conforter l’esprit des GEM, qui se caractérise par le fait qu’ils doivent décider eux-mêmes de leur organisation », précise Daphné Borel, responsable du pôle « Réforme de la tarification des établissements et services accueillant des personnes handicapées » de la direction des établissements et services médico-sociaux à la CNSA.
Sans surprise, le nouveau cahier des charges – annexé à un arrêté du 18 mars 2016(7) – confirme que le GEM doit se constituer en association des adhérents pour être conventionné, l’objectif restant « prioritairement la gestion directe par le GEM de son activité et de ses moyens humains et matériels ». Un délai maximal de trois ans doit être respecté. « Compte tenu de la fragilité des adhérents, ce laps de temps est en général nécessaire pour qu’ils s’impliquent réellement », relève François Walch. Par ailleurs, le cahier des charges tranche une ambiguïté en abandonnant le terme d’« usager » au profit de « membre » ou d’« adhérent ». Une façon de mettre l’accent sur le fait que les GEM ne sont pas des structures médico-sociales : ils peuvent certes favoriser l’accès aux soins mais ils n’ont pas vocation à délivrer des prestations médico-sociales. Une avancée, pour Dominique Launat : « Cela permet de distinguer les rôles tout en se référant au droit commun : lorsqu’une personne participe à un GEM, elle est d’abord membre/adhérente d’une association – ce qui n’empêche pas qu’elle soit sans doute aussi “usager” ou “ex-usager” du secteur psychiatrique. »
Cependant, la modification principale – qui correspond à la revendication centrale des associations – est ailleurs : dans la séparation des activités de parrain et de gestionnaire, souvent confondues sur le terrain. « Dans un souci de clarté des rôles de chacun, le parrain ne peut pas être l’organisme gestionnaire du GEM : les deux activités – parrainage et gestion – ne peuvent donc pas être assurées par le même organisme »(8), stipule le cahier des charges. Pour François Walch, cette précision était nécessaire : « En cas de dysfonctionnements entre le gestionnaire et les adhérents, le parrain doit pouvoir être sollicité pour aplanir le conflit et donner un avis bienveillant en se référant au cahier des charges. Cette disposition permet de limiter les décisions unilatérales du gestionnaire. » « Désormais, estime Claude Finkelstein, présidente de la Fnapsy, le parrain est explicitement désigné comme un tiers qui peut jouer un rôle de médiation en cas de différends entre l’association du GEM et le gestionnaire. C’est important, car ces deux partenaires n’ont pas la même logique : il peut arriver par exemple qu’une activité destinée à 15 personnes ne concerne au final qu’une seule personne. C’est un échec pour le gestionnaire mais pas forcément pour le GEM, qui doit tenir compte du caractère non linéaire du handicap psychique et du fait que les personnes s’impliquent plus ou moins selon les jours. » Pour Dominique Launat, « cette distinction, qui permet au parrain d’avoir une fonction intermédiaire de soutien et de veille éthique sans pouvoir hiérarchique, est essentielle pour éviter qu’un gestionnaire exerce une tutelle trop importante ». Car, pour l’heure, l’imbrication des responsabilités laisse parfois peu de marge de manœuvre au GEM – par exemple, lorsque le président de l’association gestionnaire, qui fait également office de parrain, est aussi trésorier du GEM.
Dans ces conditions, certains gestionnaires ont pris connaissance du nouveau cahier des charges avec perplexité, voire un certain malaise. Pierrick Le Lœuff, administrateur référent des salariés des GEM au sein du Cnigem, rapporte le cas d’un animateur de GEM à qui la structure médico-sociale dont il est salarié a interdit de communiquer aux adhérents le nouveau cahier des charges. « Il y aura forcément des gestionnaires qui ne vont pas jouer le jeu », pointe-t-il, inquiet de voir apparaître des parrainages fictifs.
Depuis 2005, en effet, on a pu observer un mouvement d’adossement des GEM au secteur médico-social. Une partie importante d’entre eux est aujourd’hui gérée par des associations médico-sociales, ce qui a pour effet de transformer le dispositif en « faux nez » du secteur, dénoncent certains. « Une dérive par rapport aux principes initiaux », estimeClaude Deutsch, cofondateur d’Advocacy France. « On a mis la charrue avant les bœufs : plutôt que de donner des moyens à des associations médico-sociales, pourquoi ne pas avoir financé directement la création d’associations d’usagers à même de constituer des GEM ? » Il déplore également que ce soit les ARS qui en assurent le pilotage régional : « Elles sont chargées de gérer des institutions médico-sociales. Or les GEM sont des lieux d’animation sociale. Ils devraient donc être placés sous l’égide des affaires sociales afin de défendre une logique d’émancipation et de développement du pouvoir des usagers. »
Au-delà de la « mainmise » du médico-social, c’est plus globalement le rôle des organismes gestionnaires qui interroge. Pour Dominique Launat, si la plupart des GEM ont besoin d’une aide initiale, parfois dans la durée, « toute la difficulté réside dans le fait que les gestionnaires ont du mal à les laisser ensuite vivre leur propre vie. Accepter qu’ils prennent leur indépendance implique au préalable qu’ils reconnaissent aux personnes souffrant de handicap psychique la capacité à s’organiser – on en est parfois loin ! » Un modèle de convention entre un GEM et son association gestionnaire figure en annexe d’une instruction à destination des ARS en date du 9 septembre 2016(9) – laquelle précise également que l’opération de séparation du parrain et du gestionnaire doit avoir lieu dans des délais qui « n’excèdent pas un, voire deux ans ». Par ailleurs, la CNSA prévoit de financer plusieurs actions (journées de formation, supports d’information…) pour accompagner la diffusion du nouveau cahier des charges. « Plus que d’autres dispositifs, les GEM s’inscrivent dans une temporalité longue liée aux troubles psychiques de leurs membres, on peut donc parier sur une certaine souplesse des ARS », considère Jean-Claude Davidson, vice-président du Cnigem au titre de l’Unafam.
Tout le monde en convient : la fonction d’animateur de groupe d’entraide mutuelle (GEM) n’est pas simple. « Il doit laisser la place aux adhérents, qui sont réellement aux manettes du GEM, ce qui suppose de “lâcher” une part de son pouvoir de professionnel, tout en étant capable de pallier leur absence s’ils sont dans une phase difficile », observe Pierrick Le Lœuff, administrateur référent des salariés au sein du Collectif national inter-GEM. Même analyse pour Claude Finkelstein, présidente de la Fnapsy : « C’est une fonction complexe qui suppose d’être en capacité de se mettre en retrait tout en étant là en cas de besoin. Il s’agit de proposer sans imposer en réévaluant les notions d’“échec” et de “réussite” : que les adhérents préfèrent boire un café plutôt que de participer à un atelier, pourquoi pas ? » Pour Marcel Jaeger, titulaire de la chaire de travail social et d’intervention sociale du CNAM, cette posture qui oblige les professionnels à infléchir leur positionnement est particulièrement riche : « Ceux qui se comportent comme des professionnels à l’ancienne sont rappelés à l’ordre par les adhérents du GEM car ce sont ces derniers qui ont le pouvoir alors que les animateurs n’ont qu’un rôle d’appui. » Le nouveau cahier des charges des GEM, s’il rend obligatoire une fiche de poste décrivant les missions de ces salariés aux profils variés (travailleurs sociaux, animateurs, artistes…), n’en précise toutefois pas les contours(1). « Il y a là un chantier à mettre en œuvre. Mais, pour l’heure, ce n’est pas une priorité des pouvoirs publics », regrette Dominique Launat, de Santé mentale France. En attendant, la Fnapsy a pris les devants : depuis trois ans, elle a mis en place une formation (bac + 3) d’« animateur de groupe d’entraide mutuelle » délivrée à l’université Paris-8. Au programme : constitution et fonctionnement du groupe d’entraide mutuelle, initiation à la psychopathologie, connaissance des partenaires-organisation du tissu médico-social et animation d’un groupe.
Si l’autonomie des groupes d’entraide mutuelle (GEM) reste l’enjeu central des années à venir, leur financement est aussi une source de préoccupation croissante. « 75 000 €, c’est peu lorsqu’il faut payer le loyer, les salaires, les charges », estime Philippe Guérard, président d’Advocacy France. Allouée par les agences régionales de santé (ARS) sur des fonds de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, cette somme est complétée à hauteur de 10 % en moyenne par des cofinancements – en provenance des collectivités locales, principalement, qui mettent notamment à disposition des GEM des locaux, du matériel ou du personnel. « Globalement les GEM se débrouillent encore, mais certains commencent à être en difficulté », observe Jean-Claude Davidson, pour l’Union nationale des amis et familles de malades psychiques. A la suite de la diminution des subventions du conseil départemental et malgré le maintien des subsides de l’ARS, un GEM (qui souhaite garder l’anonymat) hésite ainsi entre trois options : déménager dans un local plus petit mais inadapté, limiter le nombre de ses adhérents ou diminuer le nombre de salariés, ce qui serait une façon de renoncer à un accompagnement de qualité…
(1) Menée en partenariat avec six CREAI (Bretagne, Ile-de-France, Franche-Comté, Languedoc-Roussillon, Lorraine, Nord-Pas-de-Calais), elle vise à mesurer l’impact des GEM sur leur territoire d’implantation et sur les parcours des personnes handicapées psychiques.
(2) Articles L. 114-1-1 et L. 114-3.
(3) Inspirés de l’expérience du club « Fountain House » né à New York en 1948, ce sont des lieux de vie créés pour et avec des personnes fragilisées par des troubles psychiques.
(4) La Fnapsy a organisé un colloque le 21 octobre dernier à Paris intitulé : « Le GEM : outil de réinsertion ? ».
(5) Auteur de « Une démarche communautaire innovante : les groupes d’entraide mutuelle » – Les Politiques sociales, n° 1-2/2016.
(6) Très militante, cette association d’usagers en santé mentale gère sept GEM sous le nom d’« espaces conviviaux citoyens ».
(8) Ce n’est toutefois pas le cas pour les GEM accueillant un public traumatisé crânien ou cérébrolésé qui se sont organisés sur un modèle où le parrain est aussi l’association gestionnaire. Ils sont néanmoins tenus de séparer ces deux fonctions à l’intérieur du même organisme.
(1) Un modèle est néanmoins proposé en annexe d’une instruction parue le 9 septembre 2016.