Autour de la grande table de la cuisine, au rez-de-chaussée d’un immeuble récent de l’écoquartier Brasserie, à Strasbourg, Alain Antzlinger, Karine Marchiel et Cédric Isinger, tous âgés d’une quarantaine d’années, occupent chacun un poste différent : l’un pèse la farine, l’autre lance le concassage du chocolat, un troisième verse dans des bocaux chaque ingrédient préparé avec soin par ses colocataires. Dans cette tâche, Bilel Nejjari, AVS (assistant de vie sociale), et son jeune stagiaire Maël Gaillard – encadrés par Pauline Robineau, CESF (conseillère en économie sociale et familiale), membre du Samsah (service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés) de l’Association des familles des traumatisés crâniens et cérébrolésés (AFTC) d’Alsace(1) –, les accompagnent pas à pas.
Chaque adulte handicapé présent ce matin-là a son histoire. Alain Antzlinger, par exemple, a été victime il y a quelques années d’un AVC (accident vasculaire cérébral) et a passé de longs mois dans un « service cloisonné » à l’hôpital, faute de réussir à s’orienter dans le temps et l’espace. « J’étais un danger pour moi. Quand je sortais, je me perdais… » Depuis décembre 2015, il vit là, à K’hutte, cet immeuble d’habitat participatif (conçu par ses futurs habitants) dont l’AFTC occupe l’un des appartements en rez-de-jardin, un grand six-pièces avec jardin. Ses trois colocataires, Cédric Isinger, Karine Marchiel et Kelly – la benjamine, âgée de 38 ans – sont traumatisés crâniens, certains à la suite d’une chute ou d’un accident de voiture. Aucun d’entre eux n’a pu reprendre le cours « normal » de son existence après l’événement qui a causé son handicap.
L’AFTC Alsace est implantée depuis 2006 à Illkirch-Graffenstaden (Bas-Rhin), en banlieue sud de Strasbourg. Cette association dont 90 % des administrateurs sont membres des familles de victimes d’accidents de la vie (traumatismes crâniens, AVC, tumeurs cérébrales, lésions cérébrales acquises) est présidée depuis 2005 par Jean Ruch (dont l’épouse est cérébrolésée) et rassemble près de 350 familles dans le département du Bas-Rhin. Objectif : trouver une alternative à l’institution pour accueillir ces adultes au handicap invisible et aux troubles du comportement divers, pour lesquels les FAM (foyers d’accueil médicalisé), les MAS (maisons d’accueil spécialisées) et les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) sont le plus souvent inadaptés. Car ces adultes handicapés « ne sont pas tout à fait autres ni tout à fait les mêmes », remarque Christine Vanderlieb, directrice de l’AFTC.
« Souvent, indique Jean Ruch, les personnes cérébrolésées sont anosognosiques, c’est-à-dire qu’elles ne se rendent pas compte qu’elles sont en train de se dégrader. Par exemple, elles veulent redevenir ingénieurs, alors qu’elles ne sont pas capables de choisir leurs vêtements en fonction du temps qu’il fait dehors… » Parfois très jeunes, ces personnes ont subi un AVC ou un traumatisme crânien sur la voie publique, en bricolant ou encore lors d’une tentative de suicide. Puis c’est le séjour à l’hôpital, parfois dans le coma pendant plusieurs semaines. La question du retour à domicile se pose dans un contexte de « grand espoir des proches », témoigne le président, qui enchaîne : « Or il arrive très rarement que la vie reprenne comme avant. Il faut alors adapter son logement, employer un auxiliaire de vie, arrêter son activité professionnelle. Pour informer les proches, nous assurons une permanence à l’unité d’éveil de l’hôpital strasbourgeois de Hautepierre, mais les familles mettent un peu de temps avant de nous recontacter, après avoir compris qu’elles auraient besoin de répit ou d’une alternative acceptable à l’hôpital psychiatrique, aux MAS ou même… à la prison ! C’est dans ce contexte qu’est née l’idée d’habitat partagé. » Christine Vanderlieb embraie : « Grâce à un partenaire visionnaire – l’ancien directeur de l’Ugecam [Union pour la gestion des établissements des caisses de l’assurance maladie] –, nous avons pu installer plusieurs malades dans une première maison en 2011. » Pour l’Ugecam, qui gère notamment un centre de rééducation, l’intérêt est d’assurer une continuité sanitaire et médico-sociale pour les personnes cérébrolésées et de permettre plus de fluidité en sortie de rééducation, véritable goulet d’étranglement qui empêche de nouveaux malades d’intégrer le service.
A la suite de l’ouverture de cette première maison dans d’anciens locaux de l’Ugecam, l’association en a ouvert quatre autres, acquises et gérées par une association « sœur », SLCL (Solidarité logement cérébrolésés), qui assure l’« intermédiation locative ». Autre partenaire au côté de l’Ugecam : l’assureur Covea, groupe mutualiste qui réunit la GMF, la MAAF et la MMA. L’habitat partagé se révèle en effet moins coûteux qu’une aide à domicile à temps plein. Un partenariat a aussi été noué avec le bailleur social Habitat de l’Ill, présent au sud de l’agglomération de Strasbourg. Enfin, l’association s’associe à des autopromoteurs lancés dans K’hutte, un projet d’immeuble collectif participatif. A la fin 2015, l’AFTC y installe Alain Antzlinger et ses colocataires en même temps que les propriétaires des autres appartements, avec l’ambition de faire participer les cérébrolésés à la vie de l’immeuble. Et cela fonctionne : deux fois par mois, les quatre adultes handicapés préparent des petits plats commandés en amont par les habitants. Cette semaine-là, ce sont des bocaux d’ingrédients à cookies, dans le cadre de l’opération « Les saveurs de K’hutte ». Les colocataires cérébrolésés assurent également quelques missions de conciergerie, telles que l’arrosage des plantes pendant l’été ou la collecte des jetons pour les machines à laver de la buanderie commune.
En parallèle de ces projets d’habitat partagé et accompagné, pour lesquels les financements mettent près de cinq ans à être débloqués, l’AFTC avait déjà mis en place un groupe d’entraide mutuelle et embauché une animatrice spécialisée en sport adapté (profil « STAPS »). Christine Vanderlieb, elle, est recrutée afin de constituer un Samsah capable de prendre en charge l’habitat partagé. « Il y avait un double enjeu, explique-t-elle. S’adapter à une nouvelle forme d’habitat et trouver des personnes capables d’accompagner des cérébrolésés souffrant de non-adaptation comportementale. Ce n’est pas rien. Ces personnes n’ont plus de filtre pour exprimer leurs sentiments, et sont capables de dire “tu me fais chier” à qui les indispose dans le tram, dans la rue ou chez elles. Ce handicap invisible les conduit parfois au poste de police, où certains piquent des crises et se retrouvent en prison… » Pour l’équipe constituée par la directrice, il est impossible d’être présent au quotidien en continu dans chacun des lieux de vie, à moins de devenir un établissement médico-social à part entière – ce contre quoi l’association s’est construite. L’AFTC prend donc le parti de travailler avec des prestataires privés partenaires qui emploient des assistants de vie sociale présents dans les logements quasiment 24 heures sur 24. « Ce n’est pas facile, note encore Christine Vanderlieb, car si on sait bien diagnostiquer les troubles neurologiques, même les plus grands spécialistes ont du mal à proposer une prise en charge adaptée. » Résultat, les partenariats se nouent à tâtons, avec la mise en place de conventions de coopération de plus en plus précises.
A K’hutte, ce partenariat AFTC-AVS s’est conclu avec l’entreprise d’aide à la personne Présence 67. Ses AVS se relaient de 6 heures à 23 heures – pendant la nuit, les locataires sont équipés de bracelets susceptibles de transmettre un signal d’urgence en cas de chute. Ces professionnels de l’aide à la personne rédigent à la fin de chaque service de cinq ou six heures des « transmissions » détaillées sur l’état d’esprit général de la maison, le moral de chacun des locataires, etc. « On vérifie la prise de médicaments, raconte Bilel Nejjari, AVS fraîchement diplômé, dont c’est le premier poste. Si besoin, on aide aussi à la toilette et à l’habillage le matin, à la préparation des repas [NDLR, les courses sont commandées par Internet et livrées sur place]. On ne fait pas tout à la place des personnes, chacun y met un peu du sien… En fonction du planning des uns et des autres, on les prépare pour les activités, ou on accompagne aux rendez-vous chez le kiné ou chez le médecin. » Adjointe de direction de Présence 67, Sylviane Doillon précise : « En plus des six AVS qui travaillent sur K’hutte, nous mettons à disposition de l’AFTC nos chauffeurs et nos véhicules pour transporter les bénéficiaires de l’ensemble des maisons, surtout vers l’accueil de jour de l’association, à Illkirch-Graffenstaden. Il y a un an, quand nous avons démarré, l’AFTC nous a proposé une formation pour mieux connaître la cérébrolésion… » Et de noter : « Cette coopération est un peu particulière, l’habitat accompagné est une première pour nous. A notre connaissance, ce mode de vie n’existait pas avant ! » Dans le cadre de ce partenariat, Présence 67 se retrouve d’ailleurs dans l’obligation de collaborer avec l’autre prestataire de l’association, son principal concurrent local dans le domaine de l’aide à la personne, qui gère les AVS sur les autres maisons.
Elément clé du partenariat entre l’association et son prestataire, les transmissions sont envoyées trois fois par jour par les AVS au référent de chaque maison, salarié du Samsah. Financé à hauteur de un million d’euros par an par le conseil départemental du Bas-Rhin et l’agence régionale de santé du Grand Est, ce service d’accompagnement médico-social assure la coordination des soins et l’accompagnement social des personnes. « Il peut arriver, déplore la directrice, que la famille se détourne du malade, l’accusant d’être à l’origine de son handicap, ce qui entraîne des difficultés sociales. Et puis, quand le cerveau ne fonctionne plus, beaucoup d’autres fonctions se dégradent… »
Au sein du Samsah, on trouve une infirmière diplômée d’Etat qui gère dans toutes les maisons la « bobologie », l’adéquation entre les différents médicaments administrés, évalue les plaies ou informe les AVS de changements dans la prise des médicaments. L’équipe comprend également un aide-soignant qui soutient les AVS dans la pratique des soins et techniques de base (toilette, contrôle du poids, état des ongles, positions de sommeil, etc.). A l’instar de Pauline Robineau, la CESF de K’hutte, l’aide-soignant de l’AFTC est référent d’une maison. De même que la neuropsychologue, qui est plus largement chargée du bilan des capacités cognitives de toutes les personnes à leur entrée dans l’association. L’ergothérapeute, lui aussi référent d’une maison, passe dans chaque logement et conseille les AVS dans la prise en charge des cas particuliers – comme ce malade ayant subi une cranioplastie à la suite de laquelle sa boîte crânienne est ouverte sur un côté, ou cet autre, hémiplégique, qui ne parvient pas à tenir ses couverts à table. Le Samsah emploie enfin un médecin « à qui on demande de ne pas se focaliser sur un organe, mais d’avoir une vision globale des personnes », note Christine Vanderlieb, qui précise : « Il doit aussi coordonner les 132 spécialistes qui gravitent autour de nos 30 locataires. D’abord, parce que les médecins ne parlent qu’aux médecins. Ensuite, parce que sa mission est de comprendre les informations techniques et de faire un énorme travail de pédagogie en direction des salariés et des familles. » Trois CESF (y compris Pauline Robineau) complètent l’équipe, dont une coordinatrice, chargée depuis un an d’optimiser les ressources et de faciliter les relations avec les familles.
Pour les 58 personnes prises en charge qui vivent encore dans leur famille, de même que pour les 30 cérébrolésés en habitat partagé, un accueil de jour est ouvert depuis quelques années, en plus du Samsah. Il emploie 3,5 ETP (équivalents temps plein), financés à 100 % par le conseil départemental, plus une personne rémunérée sur les fonds propres de l’association. Chaque jour, 15 personnes sont accueillies pour retrouver le plus de capacités possible. « Nous ne faisons pas de l’occupationnel, mais des activités qui soutiennent l’évolution des troubles de cognition sociale et améliorent la plasticité neuronale », explique Christine Vanderlieb. Exemple : l’équipe travaille sur l’acceptation du handicap, le sien comme celui des autres. « Souvent, les personnes ne se considèrent pas comme handicapées, donc elles ont du mal à supporter le handicap chez les autres. Elles n’arrivent pas à se maîtriser, donnent une claque à leur colocataire quand elles sont contrariées… Nous développons la solidarité par rapport au handicap de l’autre, l’accès aux activités de la vie quotidienne comme la cuisine, l’estime de soi. » Difficile, pour une personne ayant été active dans sa vie d’« avant » – hôtesse de l’air, directeur d’entreprise, responsable associatif… –, d’accepter sa nouvelle identité. L’accueil de jour organise aussi des excursions, entre autres aux thermes de Bad Bergzabern (Allemagne) où, au contact de l’eau, les cérébrolésés retrouvent une part de leur motricité perdue. Invitées à accompagner les malades aux bains, les familles, souvent « surprotectrices », redécouvrent leurs proches et peuvent en apprécier les réelles capacités. Objectif de l’AFTC : « Permettre aux familles de redevenir des stimulants pour leurs proches handicapés », s’enthousiasme la directrice.
Au bout d’un an, les progrès d’une personne peuvent être spectaculaires. C’est le cas pour Alain Antzlinger, qui peut aujourd’hui faire du bénévolat dans une association de médiation animale, quand d’autres participent à un club d’échecs, vont à la piscine ou chantent dans une chorale. Certains cérébrolésés tentent même l’habitat autonome (cinq appartements individuels sont gérés par l’association SLCL), avec plus ou moins de succès. Dans cette formule ou dans celle de l’habitat partagé, chacun a son bail (environ 450 € de loyer par mois) et peut – à l’inverse d’un établissement classique – accueillir quand il le souhaite sa famille ou son/sa petit(e) ami(e). « Les règles de vie communes sont informelles, comme celles d’une colocation d’étudiants », précise Jean Ruch. Pour s’assurer que tout le monde y trouve son compte, des réunions ont lieu chaque mois dans chaque appartement ou maison, rassemblant les AVS et les personnels du Samsah. Tous les trimestres, un « conseil de maison » se réunit, associant tous les locataires et professionnels AFTC concernés. On y discute projets de sortie, mais aussi améliorations à apporter et points de discorde avec tel ou tel AVS…
Mieux comprise et épaulée par les pouvoirs publics, l’AFTC se félicite des résultats de son initiative. Un succès qui entraîne de nombreuses sollicitations extérieures, de la part de familles ainsi que de professionnels français, belges ou suisses. « On travaille également avec les ministères concernés, dans le cadre des réflexions sur l’habitat participatif. En termes de modèle économique, on a du mal à rentrer dans les cases étroites qui existent aujourd’hui », regrette Jean Ruch. Une des raisons pour lesquelles l’AFTC Alsace propose de partager son expérience avec d’autres, dans le cadre des premières Journées de l’habitat partagé et accompagné (JHAPA), qui se tiendront les 14, 15 et 16 décembre au Conseil de l’Europe, à Strasbourg(2). On dénombre une quarantaine de projets d’habitat inclusif ouverts ou en cours de création, s’adressant à des personnes porteuses de différents types de handicap, mental ou psychique, ou à des personnes âgées dépendantes dont les proches veulent changer les modalités d’accompagnement, se félicite Jean Ruch, qui veut y croire : « L’institution au fond de la forêt, c’est terminé. »
(1) AFTC Alsace : 57, avenue André-Malraux – 67400 Illkirch-Graffenstaden –
(2) Programme détaillé sur