« Nous disposons d’une référence fiable et documentée sur “la notion d’autonomie dans le travail social” avec les travaux de Delphine Chauffaut et d’Elodie David(1). Même si elle est publiée depuis plus d’une dizaine d’années par le Crédoc, elle reste pertinente et d’actualité. L’essentiel est résumé dans la conclusion : “Historiquement liée à l’émergence de l’individualisme, la notion d’“autonomie” resitue l’individu au centre de ses choix. On attend désormais de tout un chacun […] qu’il soit autonome […], la responsabilité de ses éventuels échecs lui incombant désormais, au même titre que la responsabilité de ses succès…”
Devenir, être, rester “autonome”, serait maintenant au cœur du “contrat social” : “Est autonome socialement une personne ‘productive’”, qui apporte une valeur ajoutée à l’effort national et ne s’inscrit pas, pour le dire sans ambages, dans un schéma “assistantiel”. Aider chacun à devenir plus responsable, plus conscient de ses ressources et acteur de ses choix, plus libre de se déterminer : autant de “carottes” agitées par l’action sociale, autant de “leurres” sur une “valeur” très largement partagée que nous nous entêtons à prendre à contresens. En effet, l’autonomie d’un être vivant, quel qu’il soit, n’est que relative et ne peut être conçue qu’en relation avec l’idée de dépendance, comme l’affirme depuis toujours Edgar Morin(2). Ne faudrait-il pas, même, accepter d’en finir une fois pour toutes avec les chimères de l’autonomie pour une attitude et des objectifs d’action plus humbles et plus modestes, s’attachant au repérage le plus fin possible des dépendances et à leur gestion optimale ?
D’autant qu’à vouloir nous acharner à rendre chaque individu autonome, nous finissons par lui faire courir le risque d’un isolement aux conséquences dramatiques. “L’action sociale tend à favoriser l’indépendance de l’individu, à lui permettre de devenir autonome et indépendant vis-à-vis des conditionnements culturels et familiaux. Or, plus on joue cette carte, plus on isole les gens”(3). Fruit de la grande victoire de l’individualisation et de l’émergence de l’individu moderne, l’autonomie serait donc une “carotte” toxique !
Avec les politiques, le problème a même tendance à s’embrouiller. Considérons simplement le programme Paerpa (personnes âgées en risque de perte d’autonomie), déployé depuis 2014 et fondé sur l’article 48 de la loi de finances de la sécurité sociale pour 2013. Alors que le texte d’origine était tourné vers les personnes qui ne sont pas encore entrées dans l’“univers de la santé”, il apparaît, par un tour de passe-passe, que les interventions se font, en fait, auprès de personnes déjà très dépendantes, voire malades. L’esprit même de la loi se serait-il évaporé ? Le système a, semble-t-il, été inversé et, au lieu de partir des citoyens, nous partons des professionnels et des difficultés d’orientation. Il y avait pourtant une belle opportunité pour chercher un nouveau système et développer une notion de “parcours” ciblée sur les citoyens, afin d’“améliorer leur qualité de vie” et “prévenir la survenue ou l’aggravation de problèmes de santé et de la dépendance”.
Que fait-on, au bout du compte, de cette notion de “personnes âgées en risque de perte d’autonomie”, qui “recouvre l’ensemble des personnes de 75 ans et plus pouvant être encore autonomes…”, selon le projet de cahier des charges des projets pilotes Paerpa (2013) ? Laisse-t-on aux professionnels le soin de “prévenir” et de “gérer” la “perte d’autonomie” et la “dépendance” ou accepte-t-on l’idée que, parce que nous ne pouvons gérer l’imprévisible et prévoir l’ingérable, nous ne pouvons qu’accompagner l’Autre dans son évolution, préparer avec lui les possibilités d’aides futures, tout en le laissant maître de sa vie et de son destin ? Si l’on continue à s’éloigner de l’esprit initial de la loi, il se pourrait que le programme Paerpa, loin de “créer les conditions favorables à la transversalité et à la coordination des acteurs”, ne fasse qu’isoler un peu plus le travailleur social… et la personne âgée !
Heureusement, sur le terrain, des initiatives, suivies par les agences régionales de santé, permettent de faire du lien, en dehors d’un contexte de maladie, et tentent d’œuvrer le plus en amont possible en gardant l’esprit premier de la loi. Nous ne doutons pas que le comité national de suivi rappelle la génèse du texte et mette en lumière les actions soutenues.
Plutôt que de “produire toujours plus d’interventions sociales, [ne devrait-on pas] faire émerger les conditions permettant la mise en place d’un liant social porteur d’empathie et de confiance dans la relation humaine…”(4) ?
En fait, il nous semble important de rappeler et de souligner la pertinence d’une notion peu utilisée dans le champ du travail social : la “reliance”. Très brièvement, on peut dire que ce terme, inventé par Roger Clausse en 1963(5) et développé par le sociologue Marcel Bolle de Bal en 1996(6), a été souvent repris par Edgar Morin (2004). Il concerne le sociologue dans son regard sur l’évolution des liens sociaux, mais aussi d’autres professionnels du champ social, tels le psychologue, le philosophe… La reliance, c’est “l’action visant à créer ou recréer des liens entre des acteurs sociaux que la société tend à séparer ou à isoler, les structures permettant de réaliser cet objectif, les liens ainsi créés ou recréés”(7). Mais, comme le précise Edgar Morin(8), “il faut relier pour relier : relier nécessite des concepts, des conceptions, et ce que j’appelle des ‘opérateurs de reliance’.” En clair, on ne peut espérer relier sans s’y employer activement. Il y faut des mots, des théories, des institutions, des “volontés”, toutes sortes d’acteurs.
Quelles que soient les professions que l’on range sous l’appellation de “travailleur social” (éducateur spécialisé, assistant de service social, animateur, moniteur-éducateur, conseiller en économie sociale familiale…), toutes se retrouvent face à différentes formes d’exclusion (de “déliance”, donc), au carrefour entre la commande sociale de ceux qui décident et la demande singulière d’une personne ou d’un groupe de personnes. La tâche du travailleur social est d’autant plus complexe qu’elle nécessite des capacités aiguisées d’écoute et d’analyse, d’information et d’accompagnement.
L’écoute et l’analyse d’une demande ? C’est déjà un vrai défi, surtout quand il s’agit de personnes qui n’ont ni les mots, ni les moyens de l’exprimer, sans compter ceux qui la nient, ceux qui l’ont enfouie au plus profond d’eux-mêmes et ont fini par l’oublier, ceux qui l’ont déplacée, voire transformée en son contraire…
En même temps que l’écoute de la demande et l’évaluation de la situation, le travailleur social est souvent témoin d’un énorme besoin d’informations, avec cette difficulté immédiate : comment informer sans orienter, influencer et rendre dépendant ? Dans le cadre hospitalier, par exemple, le manque d’informations est tellement anxiogène qu’il peut compliquer à l’extrême l’approche des travailleurs sociaux. Confrontés aux normes ISO qui ont tendance à les mettre tous sur le même niveau en les mobilisant sur les mêmes objectifs, ils en arrivent à perdre de vue combien ils sont dans un lieu hautement anxiogène, où l’être humain a d’abord besoin d’être entendu dans ses craintes les plus vives.
L’accompagnement, enfin, n’est certainement pas, non plus, l’aspect le plus simple des tâches du travailleur social. Après le repérage et l’écoute de la demande, l’analyse de la situation, la formulation d’un “diagnostic social”, l’apport d’informations, la construction d’un espace de confiance, il reste à accompagner une personne dans un projet qui soit totalement “le sien”.
Relier n’est décidément pas une tâche facile, surtout (comme c’est souvent le cas) quand s’affrontent différentes cultures professionnelles qui doivent s’emboîter et non se télescoper ou se superposer, au risque de la qualité de la prise en charge de la personne malade. Il y a urgence à passer d’un morcellement de tous ces savoirs à leur coordination au service de la personne. Il est plus que temps d’œuvrer à construire des passerelles avec des travailleurs sociaux “opérateurs de reliance”. Ce qui manque cruellement, dans notre société, c’est du lien et du liant. »
(1) « La notion d’autonomie dans le travail social (l’exemple du RMI) » – Cahier de recherche – 2003 – Crédoc –
(2) La méthode.VI. Ethique – Ed. du Seuil, 2004 ; Enseigner à vivre. Manifeste pour changer l’éducation – Ed. Actes Sud, 2014.
(3) Michel et Jean-François Serres – Solitude – Ed. Le Pommier, 2015.
(4) Ibid.
(5) Les Nouvelles – Editions de l’Institut de sociologie de l’université de Bruxelles, 1963.
(6) « Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques » – Sociétés n° 80 – 2003/2 – Ed. De Boeck Supérieur ; Voyages au cœur des sciences humaines. De la reliance – Tome 1 – Ed. L’Harmattan, 1996.
(7) Marcel Bolle de Bal, ibid.
(8) Edgar Morin, Enseigner à vivre, op. cit.